Fragment Perpétuité n° 6 / 11 – Papier original : RO 265-9
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Perpétuité n° 325 p. 147 / C2 : p. 178
Éditions de Port-Royal : Chap. II - Marques de la véritable Religion : 1669 et janvier 1670 p. 26 /
1678 n° 13 p. 25
Éditions savantes : Faugère II, 172 (note) / Havet XI.9 / Brunschvicg 605 / Tourneur p. 273-2 / Le Guern 267 / Lafuma 284 / Sellier 316
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Bibliographie ✍
ARMOGATHE Jean-Robert, “La révision des Pensées par le comité de Port-Royal”, in Ordre et contestation au temps des classiques, Seattle-Tübingen, PFSCL, 1992, p. 279-290. FERREYROLLES Gérard, “Pascal et la rédemption de la nature”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 285-296. Voir la discussion, p. 290-291. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. THIROUIN Laurent et KRUMENACKER Yves, Les écoles de pensée religieuse à l’époque moderne, Chrétiens et Sociétés, n° 5, Université Lyon II, 2006, p. 25-64. |
✧ Éclaircissements
La seule religion
Le fragment souligne que la religion chrétienne est la seule qui se montre en contravention avec les traits généraux de la nature humaine. Pascal a abordé ce point dans la liasse Fausseté des autres religions, notamment à propos de l’islam.
contre la nature,
Preuves par discours I (Laf. 425, Sel. 680). La seule science qui est contre le sens commun et la nature des hommes est la seule qui ait toujours subsisté parmi les hommes.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 272 sq. La domination de la concupiscence rend extraordinaire et vraiment miraculeux que certains hommes aient été capables d’agir dans un sens qui lui est contraire.
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 181. Port-Royal précise la nature en l’état qu’elle est, et qui paraît d’abord contre le sens commun. La proposition de Pascal ne peut s’entendre que de la nature humaine telle qu’elle est après le péché originel (état postlapsaire), et non de l’état d’innocence.
Armogathe Jean-Robert, “La révision des Pensées par le comité de Port-Royal”, in Ordre et contestation au temps des classiques, Seattle-Tübingen, PFSCL, 1992, p. 279-290 ; voir p. 288-289 surtout. Précision et rectification du sens : le religion chrétienne n’est pas contraire à la nature, mais à la nature en l’état où elle est. Les corrections de Port-Royal rendent le texte moins frappant, mais théologiquement plus exact.
contre le sens commun,
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 181. Port-Royal précise la nature en l’état qu’elle est, et qui paraît d’abord contre le sens commun.
Preuves par discours I (Laf. 425, Sel. 680). La seule science qui est contre le sens commun et la nature des hommes est la seule qui ait toujours subsisté parmi les hommes.
Lalande André, Vocabulaire..., p. 970 sq. Sens commun désigne dans l’ancienne langue philosophique le sens central qui a pour fonction de coordonner les sensations propres de chaque sens spécial en les rapportant à un même objet. Cet usage du mot existe encore dans la philosophie scolastique. Voir Aristote, Traité de l’âme, III, 1-2, éd. Tricot, p. 145 sq. Dans la psychologie aristotélicienne, la koinè aisthèsis est une fonction essentielle de l’âme ; il unifie les sens, permet le jugement sur les objets sensibles et rend consciente la sensation. Il est situé dans le cerveau selon les commentateurs scolastiques d’Aristote ; voir Gilson Étienne, Index scolastico-cartésien, p. 267-268. Il se rapporte autant à l’unité du sujet sensitif qu’à celle de l’objet senti ; il perçoit en outre les sensibles communs, et donne la conscience de la sensation. Descartes, Regulae, XII, AT X, p. 414, reprend l’idée du sens qui apparaît comme une véritable partie du corps. Le Monde le situe dans la glande pinéale. Dans les textes ultérieurs, le sens commun est à nouveau plutôt une fonction qu’une localisation cérébrale.
Sens commun peut aussi désigner le sens des réalités que toute personne raisonnable possède, à moins d’être folle.
On connaît aussi le sens ordinaire d’ensemble des opinions reçues : Lalande, Vocabulaire..., p. 970-971. La liaison avec le premier sens tient au fait que, selon Descartes par exemple, le sens commun fonctionne comme un cachet destiné à imprimer des figures ou des idées venues des sens externes dans l’imagination, comme en une cire. C’est cette empreinte qui engendre les opinions qui ont cours dans la majorité du peuple.
Il existe une différence entre sens commun et bon sens.
Descartes, Discours de la méthode, Commentaire, éd. Gilson, p. 81 sq. Sur le double sens de l’expression bon sens : d’une part c’est le sens de la faculté naturelle de distinguer du vrai et du faux (c’est le sens dans ce passage), et la Sagesse, bon sens traduisant alors bona mens, au sens stoïcien (Sénèque, De vita beata, XII, 1). Les deux sens ne sont pas sans point commun, dans la mesure où le bon sens au premier sens est un moyen d’atteindre le bon sens au second sens.
Dans le texte de Pascal, il ne faut donc pas entendre sens commun comme centre coordonnant les facultés sensorielles, mais il ne faut pas non plus l’identifier avec le bon sens et la sagesse. C’est plutôt ce que l’on pourrait appeler la mentalité commune des hommes, inspirée par l’intérêt propre et les opinions les plus courantes.
Mais le fragment ne semble pas enfermer d’intention critique : alors qu’un La Mothe le Vayer, par exemple, écrit dans son L’Opuscule sceptique sur cette façon de parler « n’avoir pas le sens commun », que manque de sens est la chose du monde la mieux partagée, et que la croyance dans la sûreté du sens commun est l’illusion qui démontre le plus nettement qu’il n’y a pas de sens commun (voir Giocanti Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, p. 27-51), Pascal ne porte ici aucun jugement de vérité : que le sens commun dise vrai ou faux, il n’en demeure pas moins que la religion lui est contraire, dans la mesure où elle s’oppose à toutes les formes de l’amour propre et de la concupiscence.
Il existe toutefois une tradition qui oppose la folie de la croix à la sagesse du monde, ou au moins à ce que le monde estime, à tort ou à raison, être la sagesse.
Saint Paul, Cor. I, I, 21-23 : « Car puisqu’en la sapience de Dieu le monde n’a point connu Dieu par sapience, il a plu à Dieu par la folie de la prédication sauver les croyants. Car aussi les Juifs demandent signes, et les Grecs cherchent sapience. Mais quant à nous nos prêchons Jésus crucifié, qui est scandale aux Juifs, et folie aux Grecs ».
De ce point de vue, contre le sens commun est une allusion à la folie de la Croix. Voir, sur la sagesse et la folie de la religion, Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 91 sq.
Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323). Cette religion si grande en miracles, saints, purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs, rois, David, établis, Isaïe prince du sang, si grande en science après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse, ni signe, mais la croix et la folie.
Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère, vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capable de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la croix, sans sagesse ni signe et point non les signes sans cette vertu.
Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.
contre nos plaisirs
Armogathe Jean-Robert, “La révision des Pensées par le comité de Port-Royal”, in Ordre et contestation au temps des classiques, Seattle-Tübingen, PFSCL, 1992, p. 279-290 ; voir p. 288-289 surtout. Les corrections de Port-Royal rendent le texte moins frappant, mais théologiquement plus exact.
Pascal entend parler ici du plaisir engendré par la concupiscence. Mais la charité aussi engendre une délectation. Voir le dossier thématique sur la délectation.
Thirouin Laurent et Krumenacker Yves, Les écoles de pensée religieuse à l’époque moderne, Chrétiens et Sociétés, n° 5, Université Lyon II, 2006, p. 25-64. 39 sq. Le jansénisme, selon Fénelon, est un travestissement de l’épicurisme. L’anthropologie augustinienne est, malgré les apparences, une pensée du plaisir, centrée sur l’idée de délectation victorieuse, delectatio victrix. La référence fondamentale est la formule de saint Augustin dans son Expositio Epistulae ad Galatos, V, 49 : « Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemus necesse est », « Il est nécessaire que nous agissions conformément à ce qui nous charme le plus » : p. 40. Principe : toute action volontaire de l’homme, quelles que soient les formes qu’elle prenne, est la résultante d’un plaisir. On ne peut se déterminer qu’en fonction d’un bien convoité. Augustin intègre dans sa conception de l’homme la puissance du plaisir, non pas l’équivalence de tous les plaisirs, mais leur indissociable parenté : p. 44. Les griefs de Fénelon contre le jansénisme sont caricaturaux, mais l’augustinisme peut apparaître comme une pensée du plaisir, un eudémonisme : p. 46.
est la seule qui ait toujours été.
C’est le thème général de la liasse Perpétuité.
Perpétuité 4 (Laf. 282, Sel. 314). Perpétuité. Le Messie a toujours été cru.
Ce paradoxe cache en fait un miracle : le fait que le Messie ait toujours été cru et que, conformément aux prophéties, il soit réellement venu en Jésus-Christ, constitue ce que Pascal appelle un miracle subsistant. Voir Prophéties 15 (Laf. 335, Sel. 368). La plus grande des preuves de J.-C. sont les prophéties. C’est aussi à quoi Dieu a le plus pourvu, car l’événement qui les a remplies est un miracle subsistant depuis la naissance de l’Église jusques à la fin. Aussi Dieu a suscité des prophètes durant 1 600 ans et pendant 400 ans après il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les juifs qui les portaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de J.-C. dont l’Évangile devant être cru de tout le monde, il a fallu non seulement qu’il y ait eu des prophéties pour le faire croire mais que ces prophéties fussent par tout le monde pour le faire embrasser par tout le monde.
Ce caractère donne à la religion chrétienne une sorte d’universalité dans le temps. Dieu travaille à ce que la même universalité se trouve aussi dans l’espace : c’est le sens profond de la diaspora du peuple juif, et de l’expansion de la religion chrétienne.
Preuves par les Juifs V (Laf. 456, Sel. 696). Ceci est effectif : Pendant que tous les philosophes se séparent en différentes sectes il se trouve en un coin du monde des gens qui sont les plus anciens du monde, déclarent que tout le monde est dans l’erreur, que Dieu leur a révélé la vérité, qu’elle sera toujours sur la terre. En effet toutes les autres sectes cessent ; celle-là dure toujours et depuis 4 000 ans ils déclarent qu’ils tiennent de leurs ancêtres que l’homme est déchu de la communication avec Dieu dans un entier éloignement de Dieu, mais qu’il a promis de les racheter que cette doctrine serait toujours sur la terre, que leur loi a double sens.
Que durant 1 600 ans ils ont eu des gens qu’ils ont crus prophètes qui ont prédit le temps et la manière.
Que 400 ans après ils ont été épars partout, parce que J.-C. devait être annoncé partout.