Fragment Raisons des effets n° 1 / 21 – Papier original : RO 406-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 107 p. 31 / C2 : p. 47
Éditions savantes : Faugère I, 184, XVII / Havet V.11 / Brunschvicg 317 / Tourneur p. 188-1 / Le Guern 75 / Lafuma 80 / Sellier 115
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Bibliographie ✍
HARRINGTON Thomas, Vérité et méthode p. 48. MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, p. 133 sq. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 204. NICOLE Pierre, Essais de morale, De la grandeur, ch. IV, éd. Thirouin, Paris, P. U. F., 1999, p. 208. |
✧ Éclaircissements
Le respect est : Incommodez-vous.
Incommodé : mal à l’aise, indisposé à l’égard de la santé. Le mot a aussi un sens financier, pour dire qu’on n’a pas d’argent. Mais l’impératif incommodez-vous exclut ce dernier sens.
Le respect est incommodez-vous : voir Vanité 20 (Laf. 32, Sel. 66) qui contient la même formule, mais sans aucun développement, et avec la différence que le verbe est signifier (les respects signifient), et non être. Y a-t-il une différence ? Le verbe être insiste plus que signifier sur le fait que comme l’action de se tenir debout mal à l’aise n’a pas de fin effective, tout le respect s’épuise dans cette station pénible. Signifier marque cependant mieux que cette station pénible qui sert malgré tout à communiquer au supérieur la soumission qu’on lui doit et qu’on lui témoigne.
Sur le respect comme phénomène constitutif de l’ordre social, voir Laf. 828, Sel. 668 : Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Voir ce que dit Nicole dans De la grandeur, ch. IV, éd. Thirouin, p. 208 : « Il a été bon que ces respects extérieurs fussent incommodes, parce qu’autrement elle ne se serait pas aperçue qu’ils sont destinés à honorer les Grands… »
Marin Louis, Pascal et Port-Royal, p. 133 sq. Commentaire de cette formule. ✍
Cela est vain en apparence, mais très juste, car c’est dire : Je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve. Outre que le respect est pour distinguer les Grands. Or si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait tout le monde et ainsi on ne distinguerait pas. Mais étant incommodé, on distingue fort bien.
Ce fragment développe l’idée et donne la raison d’une chose absurde en apparence. Deux hypothèses : l’irréelle, qui correspond à l’objection que si le respect consistait à être assis, tout le monde serait assis, et on ne discernerait rien ; la réelle, que le respect est d’être debout et incommodé. Raisonnement a fortiori : debout, on est incommodé pour peu de chose ; cela suggère que s’il y avait matière grave on le serait a fortiori ; donc celui qui est debout est dévoué ; donc l’autre est puissant. Conclusion : la différence de position signifie la différence de puissance. C’est au fond une garantie de service et de dévouement.
Le texte initial comporte un raisonnement hypothétique : si le respect était d’être en fauteuil on respecterait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas…
Le texte définitif comporte deux raisonnements de structure différente :
1. si le respect était d’être en fauteuil on respecterait tout le monde ;
2. si vous en aviez besoin, je m’incommoderais bien, puisque je le fais bien sans que cela vous serve…
Ces deux raisonnements ne prouvent pas la même chose.
Le premier exclut la commodité et montre que l’incommodité est nécessaire pour discerner : si tout le monde était confortablement assis, on ne discernerait pas ; or il faut discerner, donc il faut que quelqu’un ne soit pas assis, et par suite il faut qu’il y en ait qui soient debout (il y a de l’enthymème là-dedans)…
Il s’agit d’un raisonnement apagogique :
Si A : si le respect était d’être en fauteuil…
alors non-B : on ne distinguerait pas…
or B : or il faut discerner…
donc non-A : donc pour distinguer, il faut incommoder.
Le second montre qu’il faut que ce soit celui qui est au degré inférieur qui ressente l’incommodité et se trouve par conséquent debout : l’incommodité ressentie est un symbole du service qu’on pourrait rendre à un supérieur.
Les deux arguments sont nécessaires. Le deuxième justifie le fait que le fauteuil est nécessaire. Le premier montre que la gêne est bien venue. La distinction fonctionnerait en sens inverse.
Dans le second cas, il s’agit d’une explicitation par un raisonnement a fortiori :
Puisque je m’incommode sans que cela vous serve…
Donc si cela vous servait, je m’incommoderais a fortiori…
Il y a un côté humiliant des rituels sociaux. Être assis dans un fauteuil marque le maximum du respect. Il n’en va pas de même lorsqu’on est assis sur un tabouret, qui est moins honorable. La Rochefoucauld est devenu pourtant frondeur parce qu’on refusait à sa femme de s’asseoir sur un tabouret en présence de la reine. Dom Juan fait asseoir M. Dimanche, par une sorte de parodie de respect, que M. Dimanche refuse du reste. Être debout est paradoxalement le plus bas degré de la gradation.
Outre que le respect est pour distinguer les Grands.
C’est une définition purement extrinsèque du respect. Sur la différence entre ce respect extérieur et les sentiments que l’on peut avoir intérieurement à l’égard de ses supérieurs, voir Misère 15 (Laf. 66, Sel. 100), qui donne des passages de Pierre Nicole, Des devoirs mutuels des inférieurs et des supérieurs, § II, Essais de morale, éd. de 1733, t. VI.
Pascal traite du respect que l’on doit aux supérieurs dans les Trois discours sur la condition des grands, Troisième discours. « Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects.
Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l’estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde. »