Fragment Raisons des effets n° 11 / 21 - Papier original : RO 231-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 122 p. 33 v° / C2 : p. 51
Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 326 / 1678 n° 11 p. 321
Éditions savantes : Faugère I, 219, CXXXI / Havet V.2 ter / Michaut 496 / Brunschvicg 335 / Tourneur p. 190-3 / Le Guern 85 / Lafuma 92 / Sellier 126
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Bibliographie ✍
MARIN Louis, La critique du discours, Paris, Minuit, 1975, p. 381 sq. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES, p. 206-207. MESNARD Jean, “Logique et sémiotique dans le modèle de la Raison des effets”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 20, 1998, p. 16-30. MOLINO Jean, "La raison des effets", Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 477-496. |
✧ Éclaircissements
Raison des effets.
Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion, car encore que les opinions du peuple soient saines,
Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion : le style est celui d’une conclusion, comme l’indique le mot « donc ». Mais cette conclusion, qui doit être mise au compte de l’habile ou du parfait chrétien, ne peut porter que sur les autres : tout le monde est dans l’illusion, c’est-à-dire le peuple au premier chef, mais aussi les demi-habiles et les dévots.
Il est donc vrai : la ligature est une addition qui rend l’expression initiale très lourde. Elle insère le fragment dans un ensemble. Pascal a commencé par écrire une maxime : tout le monde est dans l’illusion ; il a pensé à accrocher cette maxime à un énoncé antérieur qui ne se trouve pas sur le papier, c’est-à-dire à insérer dans le premier jet une ligature, en ajoutant le mot « donc » au-dessus de « dans l’illusion » de la première ligne.
Mais il a ensuite révisé cette rédaction, biffé ce premier « donc », et ajouté une ligature plus complexe, « il est donc vrai de dire que », au début du texte.
Le fragment se trouve ainsi intégré à un raisonnement dont les autres parties ont été composées de manière indépendante. On pourrait lier ce fragment à Raisons des effets 12 (Laf. 93, Sel. 127).
Le changement de la place du mot « donc » montre que Pascal a hésité sur le point sur lequel porte la conclusion.
À l’origine, il introduit une simple maxime, en un sens assez banale, censée conclure un raisonnement sur ce qui est vrai dans l’ordre de la réalité sociale (« tout le monde est dans l’illusion »). Cette réflexion s’apparente à celle d’un moraliste : elle pourrait se trouver dans les Maximes de La Rochefoucauld ou dans les Caractères de La Bruyère.
La conjonction de coordination car entraîne Pascal dans une explication approfondie de l’illusion caractéristique des opinions du peuple (qui diffère de celle des demi-habiles), qui le conduit progressivement à décrire la manière dont le peuple pense. La réflexion effectue dès lors une sorte de passage d’un ordre de préoccupation à un autre, d’une observation de la réalité telle qu’elle est, à la manière dont est pensée cette réalité. Elle porte non plus sur ce qui est vrai, mais sur ce qu’il est « vrai de dire ». Pascal réfléchit donc ici non pas seulement en moraliste observateur du fonctionnement de la société, mais plus encore dans la ligne de L’esprit géométrique, sur les manières de raisonner des hommes, sur la méthode de bien penser et les manières dont on tombe ordinairement dans l’erreur. De ce point de vue, il traite dans ce fragment d’un cas très original et complexe, en ce sens que les opinions du peuple sont à la fois saines et mal raisonnées, vraies dans le discours extérieur et fausses dans le discours intérieur.
Au terme de cette rédaction, Pascal confirme le passage d’un ordre de préoccupation à l’autre en modifiant l’incipit, qui devient « Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion », après suppression du « donc » écrit au-dessus du mot « illusion ».
Encore que les opinions du peuple soient saines : renvoi à ce qui est probablement le premier titre de Raisons des effets.
elles ne le sont pas dans sa tête. Car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent.
Expression originale qui présente la pensée sous une forme spatiale ou topologique. Pascal part de l’idée que si les opinions du peuple coïncident extérieurement avec le vrai, elles sont mal conçues dans sa pensée. C’est un cas de la situation ordinaire d’une conclusion juste qui est tirée de principes faux ou d’un paralogisme. Il renouvelle le problème par la présentation spatiale ou topologique de la pensée : de l’expression « elles ne le sont pas dans sa tête », il tire une formulation locale, « il pense que la vérité est où elle n’est pas », et « la vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. »
Cette formulation topologique ne doit pas être confondue avec la distinction perspective des points de vue proposée dans Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124) ; elle en est une conséquence.
Les différents types que Pascal distingue dans Raisons des effets 9, le peuple, les demi-habiles, les habiles, les dévots et les parfaits chrétiens, sont caractérisés chacun par une perspective propre, qui fait que certains d’entre eux ne voient pas ce que les autres savent distinguer. Les demi-habiles et les habiles, par exemple, distinguent l’extérieur des grands de leur valeur personnelle et leurs qualités naturelles ; ils diffèrent seulement sur l’estime qu’ils accordent à cette dernière. En revanche, le peuple, dans sa naïveté, ne voit pas, ou plutôt ne distingue pas l’extérieur des princes de leur personnalité propre : il voit dans leur habit et leur entourage le signe immédiat de ce qu’ils sont : c’est ainsi qu’on regarde comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe Sérail, de quarante mille janissaires (Vanité 31 - Laf. 44, Sel. 78). Ce manque de discernement, qui caractérise le point de vue du peuple, fait que l’estime qu’il accorde aux grands ne touche pas le point par lequel ils sont estimables : au lieu de toucher leur extérieur, il atteint leur nature intérieure. C’est en ce sens que Pascal écrit que « le peuple pense où elle n’est pas » une vérité qui n’est pas « au point où ils se figurent ».
Le fragment Raisons des effets 12 (Laf. 93, Sel. 127), reprend la même expression : il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines.
Le même fragment Raisons des effets 12, permet de dire que ce vice aboutit à « détruire » une opinion : Raison des effets. Renversement continuel du pour au contre.
Nous avons donc montré que l’homme est vain par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites.
Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines et qu’ainsi toutes ces vanités étant très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple.
Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines.
La même formule serait-elle pertinente dans le cas des demi-habiles, dont Pascal ne traite pas dans ce fragment ? Les demi-habiles aussi se trompent de lieu, puisqu’ils font déborder le mépris dans lequel ils tiennent la personne des grands sur leur être extérieur, qui mérite ce que Pascal appelle un respect d’établissement (Discours sur la condition des grands). Pascal n’effectue pas ici cette généralisation aisée.
Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif, etc.
Thème développé dans les Trois discours sur la condition des grands, mais aussi dans plusieurs fragments de la liasse Raisons des effets, notamment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124). Mais il n’est invoqué ici qu’à titre d’exemple significatif, et le etc. final (qui constitue une ligature, au sens où l’entend Emmanuel Martineau) montre que Pascal n’entend pas le développer pour lui-même dans ce fragment.