Fragment Raisons des effets n° 21 / 21 – Papier original : RO 397-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 141 p. 37 v° / C2 : p. 56
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 278 / 1678 n° 12 p. 272-273
Éditions savantes : Faugère I, 181, XVI / Havet V.15 (P-R) / Michaut 627 / Brunschvicg 322 / Tourneur p. 194-1 / Le Guern 95 / Lafuma 104 / Sellier 136
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Bibliographie ✍
BLUCHE François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, Paris, Fayard, 1990, art. Noblesse, p. 1093. CONSTANT Jean-Marie, La vie quotidienne de la noblesse française aux XVIe-XVIIe siècles, Paris, Hachette, 1985. HARRINGTON Thomas, Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal, p. 38. MESNARD Jean, Pascal et les Roannez, I, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. MOLINO Jean, “La raison des effets”, Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 477-496. THIROUIN Laurent, Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991. |
✧ Éclaircissements
Le texte doit être pris comme l’énoncé d’une proposition, et non comme une exclamation : le manuscrit ne comporte aucune ponctuation exclamative.
Que la noblesse est un grand avantage,
Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, Paris, Fayard, 1990, art. Noblesse, p. 1093. ✍
Pillorget René et Suzanne, France baroque, France classique, 1589-1715, II, Dictionnaire, Pais, Robert Laffont, 1995, art. Noblesse, p. 849 sq. La noblesse dispose de privilèges administratifs (accès réservé à certaines fonctions, notamment dans la Maison du Roi) ; l’accès à certaines dignités ecclésiastiques (certains chapitres, comme celui de Saint-Jean de Lyon, sont des « chapitres nobles ».
Constant Jean-Marie, La vie quotidienne de la noblesse française aux XVIe-XVIIe siècles, Paris, Hachette, 1985. Voir surtout le chapitre VII, « Conseils à un jeune noble pour faire carrière », qui envisage les différentes voies que peut emprunter un jeune aristocrate en début de carrière.
Molino Jean, “La raison des effets”, Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 484, insiste sur le fait que le mot et l’idée d’avantage reviennent souvent dans ce contexte. : voir Raisons des effets 11 (Laf. 92, Sel. 126), un avantage effectif. Le mot avantage doit être pris au sens de gain, ce qui relie le fragment aux textes de Pascal sur le calcul d’intérêts, sur un bilan de gains et de pertes. Le verbe gagner est donné dans le texte du fragment.
qui dès dix-huit ans met un homme en passe, connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. C’est trente ans gagnés sans peine.
Dire qu’un homme est en passe de quelque chose, c’est dire que son mérite, la faveur ou la fortune l’ont mis en état d’y parvenir. La métaphore être en passe serait empruntée au jeu de mail, ou passe-mail. Elle signifie être en mesure de faire passer sa boule ou sa bille par ce qu’on appelle la passe. Selon le Dictionnaire de l’Académie, le mail est une espèce de petite masse de bois garnie de fer par les deux bouts, qui a un long manche un peu pliant, dont on se sert pour jouer en poussant une boule de buis (on dirait un maillet). Au billard et au jeu de maille, passe désigne l’archet ou la porte par laquelle il doit faire passer sa bille ou sa boule. Au jeu de maille, être en passe, se mettre en passe, signifie être ou se mettre dans l’espace qui est entre la pierre carrée et l’archet, et où l’on a accoutumé de prendre la lève pour passer. Au billard, être en passe, venir en passe, c’est être dans un lieu du billard d’où l’on peut passer sans bricole (Bricole : le chemin qu’au billard la bille fait après avoir frappé la bande). Le jeu de mail correspond plutôt au jeu de croquet qu’au jeu de golf, qui ne comporte pas de passe. On a une règle du jeu datant de 1717. Mettre en passe est une expression classée parmi les néologismes par Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 58.
Voir sur ce jeu Académie universelle des jeux […], t. 2, Amsterdam, Changuion et Harrevelt, 1786, p. 237 sq. ✍
Le fragment repose sur la combinaison de deux vocabulaires : celui du jeu d’une part (être en passe, avantage, gagner), et celui du fonctionnement de la société.
La contamination de ces deux registres dans ce fragment permet de l’envisager dans la perspective du livre de L. Thirouin, Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991. La noblesse est un avantage dans le jeu social que confère le hasard, analogue à celui que donne l’arrivée d’atouts dans un jeu de cartes. L’arbitraire inhérent à la condition sociale n’empêche pas que ce moyen de parvenir ne soit utile au fonctionnement de la société.
Peine : travail, fatigue corporelle ; mais aussi soin, inquiétude d’esprit.
Pour approfondir…
♦ Rapport de ce fragment avec la gradation des opinions
Le sens de ce passage a été brièvement étudié par Harrington Thomas More, Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal, p. 38, interprète curieusement ce fragment comme un discours que pourrait tenir un demi-habile sur les honneurs qu’on doit aux grands : « on imagine facilement cette boutade dans la bouche d’un demi-habile qui ferait semblant de démontrer la valeur des distinctions sociales pour ruiner les opinions du peuple ». Il ajoute « on peut même croire que l’auteur lui-même prendrait ce bon mot à son propre compte ». Mais un peu plus bas, il note que « l’ironie de ce fragment s’accommode bien de la notion de pensée de derrière ». Ce qui au fond revient à dire que le fragment doit être mis dans la bouche d’un habile, plutôt que d’un demi-habile. Cela semble nettement plus recevable.
♦ Rapport de ce fragment avec l’expérience de Pascal
dès dix-huit ans...
En droit privé français du XVIIe siècle, la majorité des garçons et des filles était atteinte avec le 25e anniversaire de la naissance. L’intention de Pascal est donc de marquer l’importance de l’avantage que donne l’établissement.
Mais le texte de Pascal renvoie à une réalité concrète : 18 ans, c’est l’âge auquel Roannez, né en 1627, se lance dans la carrière des armes, en Catalogne, puis en Flandre. Voir le Dictionnaire de Port-Royal, art. Roannez, p. 844. Il s’attache alors à plaire à la cour, où il est soutenu par Mazarin et Anne d’Autriche. La carrière se poursuit fructueusement : passé au service de Mazarin durant la Fronde, déjà possesseur d’un régiment en son nom, il est élevé le 6 juin 1649 au rang de maréchal de camp, premier grade d’officier général. Voir Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, I, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 134 sq. La fortune de la famille permet de préparer le jeune duc à une carrière digne de son rang. La préparation de sa carrière militaire va de pair avec une carrière à la cour, où Roannez participe aux ballets. Jean Mesnard souligne que dans le cas de Roannez, les qualités de réflexion et de compétences sont réelles : dès 1647, les qualités de pénétration, de souplesse, de fermeté, confirment sa valeur personnelle. La référence permet d’éviter un contresens sur le sens du fragment : Pascal ne dit pas que la noblesse remplace des qualités personnelles, ou permet de faire carrière sans les avoir : il dit qu’à qualités égales, la noblesse donne un grand avantage au noble sur le roturier. On n’en est pas encore au Figaro de Beaumarchais, qui compare ses qualités d’intelligence à celles, bien moindres, du comte Almaviva.