Fragment Soumission et usage de la raison n° 2 / 23  – Papier original : RO 402-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 227 p. 81 / C2 : p. 107

Éditions savantes : Faugère II, 372, XXXVI / Havet XXV.53 / Brunschvicg 224 / Tourneur p. 228-5 / Le Guern 157 / Lafuma 168 / Sellier 199

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

ARNAULD et NICOLE, La logique ou l’art de penser, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011.

ARNAULD Antoine, La Perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’Eucharistie, défendue contre le livre du sieur Claude, ministre de Charenton, Paris, 1669-1674, 3 vol., (en collaboration avec Nicole).

BARTMANN Bernard Mgr., Précis de théologie dogmatique, Salvator, Mulhouse, 1941, 2 vol.

CALVIN Jean, Institution de la religion chrétienne, XII, t. 4.

DELUMEAU Jean, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, Presses Universitaires de France, 1973.

DELUMEAU Jean et COTTRET Monique, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1971.

SELLIER Philippe, Pascal et la liturgie, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, A. Colin, Paris, 1970.

WANEGFFELEN Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, Presses Universitaires de France, Paris, 1999.

 

Éclaircissements

 

Que je hais ces sottises de ne pas croire l’Eucharistie, etc.

 

La doctrine de l’Eucharistie a été l’un des sujets de conflits majeurs lors de la crise de la Réforme. Voir Delumeau Jean et Cottret Monique, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, p. 79 sq. La théologie romaine tridentine définit la messe non comme une simple action de grâces, mais comme un sacrifice, ce que la Réforme refusait. Mais le problème principal portait sur la question de la transsubstantiation et de la présence réelle. Durant le concile de Trente, d’amples discussions ont été consacrées à ce problème, qui consiste à savoir si le pain et le vin consacrés par le Christ ont effectivement été transsubstantiés en sa personne, et si la présence du Christ sous les espèces du pain et du vin (c’est-à-dire leurs apparences sensibles), est réelle, ou seulement symbolique. L’Église se trouve face à plusieurs doctrines protestantes. Luther est proche de Rome, il refuse la transsubstantiation, mais admet la consubstantiation (le Christ est dans le pain et le vin comme le feu est dans le fer rougi). Les sacramentaires comme Karlstadt, Zwingli et Œcolampade, voient dans la Cène une cérémonie du souvenir (ce qui irrite fort Luther), la présence réelle se trouvant alors dans l’assemblée des fidèles. Calvin maintient une présence réelle dans les éléments de la Cène et emploie même l’expression de présence substantielle, mais il répute cette présence ineffable et trop hautement secrète pour être comprise par l’esprit et exprimée par les paroles. Sur la position de Calvin, voir l’Institution de la religion chrétienne, ch. XII, éd. J. Pannier, t. 4, Paris, Belles Lettres, 1961, p. 7 sq. De la Cène.

Delumeau Jean et Cottret Monique, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, p. 80. Le concile de Trente réaffirme la doctrine catholique de la transsubstantiation : voir XIIIe session, canon 2, « si quelqu’un dit que, dans le très saint sacrement de l’eucharistie, il reste la substance du pain et du vin avec le corps et le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ, et nie cette merveilleuse et unique conversion de toute la substance du pain au corps et de toute la substance du vin au sang, qui ne laisse subsister que les apparences du pain et du vin – conversion que l’Église catholique appelle du nom très approprié de transsubstantiation – qu’il soit anathème ».

Sur le dogme de la transsubstantiation, voir Bartmann, Précis de théologie dogmatique, II, p. 335 sq., et Hurter, Theologiae dogmaticae compendium, t. III, tract. IX, ch. I, art. II, p. 323 sq. Dogme de la transsubstantiation : p. 323. Tota substantia panis ac vini in eucharistia consecratione convertitur in substantiam corporis et sanguinis D. N. J. Christi : p. 324. La présence du Christ dans les espèces du pain et du vin est une présence réelle, et non symbolique : p. 336.

Conciliorum œcumenicorum decreta, Concilium Tridentinum, Sessio XIII, Decretum de sanctissimo eucharistiae sacramento, Bologne, Ed. Dehoniane, 1996, p. 693 sq. Voir cap. I, p. 693, De reali praesentia domini nostri Jesu Christi in sanctissimo eucharistiae Sacramento : p. 697 ; cap. IV, p. 695, De transsubstantiatione. Canons : p. 697 sq. Canon 1 : « Si quis negaverit, in sanctissimo eucharistiae sacramento contineri vere, realiter et substantialiter corpus et sanguinem una cum anima et divinitate domini nostri Jesus Christi, ac proinde totum Christum, sed dixerit tantummodo esse in eo ut in signo vel figura aut virtute, anathema sit ». Canon 2 : « Si quis dixerit, in sacrosancto eucharistiae sacramento remanere substantiam panis et vini una cum corpore et sanguine domini nostri Jesu Christi, negaveritque mirabilem illam et singularem conversionem totius substantiae panis in corpus et totius substantiae vini in sanguinem, manentibus dumtaxat speciebus panis et vini, quam quidem conversionem catholica ecclesia aptissime transsubstantiationem appellat, anathema sit ». Canon 3 : « Si quis negavetit, in venerabili sacramento eucharistiae sub unaquaque specie et sub singulis cujusque speciei partibus separatione facta totum Christum contineri, anatham sit ».

Port-Royal s’est trouvé particulièrement engagé dans cette controverse après la mort de Pascal, à l’époque de la paix de l’Église, lorsque l’arrêt temporaire des persécutions a laissé aux théologiens augustiniens la possibilité de tourner leur plume contre les hérétiques. Voir Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011 ; et Arnauld Antoine, La Perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’Eucharistie, défendue contre le livre du sieur Claude, ministre de Charenton, Paris, 1669-1674, 3 vol., (en collaboration avec Nicole).

Pascal lui-même n’a abordé le problème que de manière occasionnelle.

La XVIe Provinciale traite longuement de l’eucharistie, à l’occasion de la défense des religieuses de Port-Royal contre les accusations dont les accablaient les jésuites. La XVIe Provinciale, § 6, contient une liste des thèses que les calvinistes refusent (liste que L. Cognet attribue à Nicole plutôt qu’à Pascal lui-même) :

« Tout le monde sait, mes Pères, que l’hérésie de Genève consiste essentiellement, comme vous le rapportez vous-mêmes, à croire que Jésus-Christ n’est point enfermé dans ce Sacrement ; qu’il est impossible qu’il soit en plusieurs lieux ; qu’il n’est vraiment que dans le Ciel, et que ce n’est que là où on le doit adorer, et non pas sur l’autel ; que la substance du pain demeure ; que le corps de Jésus-Christ n’entre point dans la bouche ni dans la poitrine ; qu’il n’est mangé que par la foi, et qu’ainsi les méchants ne le mangent point ; et que la Messe n’est point un sacrifice, mais une abomination. Écoutez donc, mes Pères, de quelle manière Port-Royal est d’intelligence avec Genève dans leurs livres. On y lit, à votre confusion : que la chair et le sang de Jésus-Christ sont contenus sous les espèces du pain et du vin, 2. lettre de M. Arnauld, p. 259. Que le Saint des Saints est présent dans le Sanctuaire, et qu’on l’y doit adorer, ibid., p. 243. Que Jésus-Christ habite dans les pécheurs qui communient, par la présence réelle et véritable de son corps dans leur poitrine, quoique non par la présence de son esprit dans leur cœur, Fréq. Com., 3. part., chap. 16. Que les cendres mortes des corps des saints tirent leur principale dignité de cette semence de vie qui leur reste de l’attouchement de la chair immortelle et vivifiante de Jésus-Christ, I. part., ch. 40. Que ce n’est par aucune puissance naturelle, mais par la toute-puissance de Dieu, à laquelle rien n’est impossible, que le corps de Jésus-Christ est enfermé sous l’Hostie et sous la moindre partie de chaque Hostie, Théolog. fam., leç. 15. Que la vertu divine est présente pour produire l’effet que les paroles de la consécration signifient, ibid. Que Jésus-Christ, qui est rabaissé et couché sur l’autel, est en même temps élevé dans sa gloire ; qu’il est, par lui-même et par sa puissance ordinaire, en divers lieux en même temps, au milieu de l’Église triomphante, et au milieu de l’Église militante et voyagère, De la suspension, rais. 21. Que les espèces sacramentales demeurent suspendues, et subsistent extraordinairement sans être appuyées d’aucun sujet ; et que le corps de Jésus-Christ est aussi suspendu sous les espèces ; qu’il ne dépend point d’elles, comme les substances dépendent des accidents, ibid., 23. Que la substance du pain se change en laissant les accidents immuables, Heures dans la prose du S. Sacrement. Que Jésus-Christ repose dans l’Eucharistie avec la même gloire qu’il a dans le Ciel, Lettres de M. de Saint-Cyran, tom. I, let. 93. Que son humanité glorieuse réside dans les tabernacles de l’Église, sous les espèces du pain qui le couvrent visiblement ; et que, sachant que nous sommes grossiers, il nous conduit ainsi à l’adoration de sa divinité présente en tous lieux par celle de son humanité présente en un lieu particulier, ibid. : Que nous recevons le corps de Jésus-Christ sur la langue, et qu’il la sanctifie par son divin attouchement, Lettre 32. Qu’il entre dans la bouche du prêtre, Lettre 72. Que, quoique Jésus-Christ se soit rendu accessible dans le Saint-Sacrement par un effet de son amour et de sa clémence, il ne laisse pas d’y conserver son inaccessibilité comme une condition inséparable de sa nature divine ; parce qu’encore que le seul corps et le seul sang y soient par la vertu des paroles, vi verborum, comme parle l’école, cela n’empêche pas que toute sa divinité, aussi bien que toute son humanité, n’y soit par une conjonction nécessaire, Défense du Chapelet du S. Sacrement, p. 2I7. Et enfin, que l’Eucharistie est tout ensemble Sacrement et Sacrifice, Théol. fam., leç. I5, et qu’encore que ce Sacrifice soit une commémoration de celui de la Croix, toutefois il y a cette différence, que celui de la Messe n’est offert que pour l’Église seule et pour les fidèles qui sont dans sa communion, au lieu que celui de la Croix a été offert pour tout le monde, comme l’Écriture parle, ibid., p. I53. »

Sur ce passage de la XVIe Provinciale et son contexte, la doctrine calvinienne de la présence spirituelle du Christ dans l’Eucharistie, et les idées de Port-Royal sur la présence réelle, voir Wanegffelen Thierry, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, p. 192 sq.

En revanche, une lettre à Melle de Roannez datée du 29 octobre 1656 (Lettre de Pascal à Melle de Roannez n° 4, OC III, p. 1005. Texte p. 1035 sq. Voir p. 1006 pour la date.) contient un passage qui révèle l’intérêt que Pascal attachait à l’Eucharistie, et le lien direct qu’il voyait en elle avec un thème qui va prendre une ampleur croissante dans les liasses suivantes des Pensées, celui du Dieu caché. Il n’est pas surprenant, à ses yeux, que les incrédules et les hérétiques refusent de croire la présence réelle, par un manque de soumission caractéristique : l’Eucharistie est un « étrange secret » dans lequel Dieu se cache, non pas seulement aux yeux des incrédules, mais même à ceux des catholiques. Seuls ces derniers ont pourtant la grâce de comprendre que la présence réelle du Christ se cache sous les espèces du pain et du vin.

« Il me semble que vous prenez assez de part au miracle pour vous mander en particulier que la vérification [sc. du miracle de la sainte épine] en est achevée par l’Église comme vous le verrez par cette sentence de M. le grand vicaire.

Il y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse paraître par ces coups extraordinaires, qu’on doit bien profiter de ces occasions, puisqu’il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi à le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le connaissons avec plus de certitude.

Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusque l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses apôtres de demeurer avec les hommes jusqu’à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une manne cachée ; et je crois qu’Isaïe le voyait en cet état, lorsqu’il dit en esprit de prophétie : « Véritablement tu es un Dieu caché. » C’est là le dernier secret où il peut être. Le voile de la nature qui couvre Dieu a été pénétré par plusieurs infidèles, qui, comme dit saint Paul, ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrétiens hérétiques l’ont connu à travers son humanité, et adorent Jésus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnaître sous des espèces de pain, c’est le propre des seuls catholiques : il n’y a que nous que Dieu éclaire jusque-là. On peut ajouter à ces considérations le secret de l’esprit de Dieu caché encore dans l’Écriture. Car il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique ; et les Juifs s’arrêtant à l’un ne pensent pas seulement qu’il y en ait un autre et ne songent pas à le chercher ; de même que les impies, voyant les effets naturels, les attribuent à la nature, sans penser qu’il y en ait un autre auteur ; et comme les Juifs, voyant un homme parfait en Jésus-Christ, n’ont pas pensé à y chercher une autre nature : « Nous n’avons pas pensé que ce fût lui », dit encore Isaïe ; et de même enfin que les hérétiques, voyant les apparences parfaites du pain dans l’Eucharistie, ne pensent pas à y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrétiens doivent le reconnaître en tout. Les afflictions temporelles couvrent les maux éternels qu’elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnaître et servir en tout ; et rendons-lui des grâces infinies de ce que, s’étant caché en toutes choses pour les autres, il s’est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous. »

Toutefois, les objections contre l’Eucharistie ne viennent pas seulement du côté des protestants ; elles sont aussi le fait des incrédules, et des libertins qui tournent en ridicule ce qu’ils considèrent comme une invention dépourvue de toute raison.

Pascal s’exprime en termes analogues à l’égard des esprits forts qui récusent les miracles : voir Miracles III (Laf. 872, Sel. 440). Miracles. Que je hais ceux qui font les douteux de miracles..

 

Si l’Évangile est vrai, si Jésus-Christ est Dieu, quelle difficulté y a‑t‑il là ?

 

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 534. Soumission et usage de la raison.

Sellier Philippe, Pascal et la liturgie, Paris, P. U. F., 1966, p. 36. Rapprochement avec l’hymne Adoro te, dont un verset dit Credo quidquid dixit Dei filius.

Pascal considère comme équivalentes les deux propositions l’Évangile est vrai et Jésus-Christ est Dieu.

On trouve un argument analogue dans le fragment Miracles III (Laf. 882, Sel. 444), touchant le peu de raisons qu’ont les athées de ne pas croire aux miracles de la religion (résurrection, virginité de Marie) : Athées.

Quelle raison ont-ils de dire qu’on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile de naître ou de ressusciter, que ce qui n’a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d’y revenir. La coutume nous rend l’un facile, le manque de coutume rend l’autre impossible. Populaire façon de juger.

Pourquoi une vierge ne peut-elle enfanter ? une poule ne fait-elle pas des œufs sans coq ? Quoi les distingue par dehors d’avec les autres ? Et qui nous a dit que la poule n’y peut former ce germe aussi bien que le coq ?

Fondement 4 (Laf. 227, Sel. 259). Qu’ont-ils à dire contre la résurrection, et contre l’enfantement d’une Vierge ? Qu’est-il plus difficile de produire un homme ou un animal, que de le reproduire. Et s’ils n’avaient jamais vu une espèce d’animaux pourraient-ils deviner s’ils se produisent sans la compagnie les uns des autres ?

Ces fragments, notamment par la référence à Montaigne (que Pascal ne prend pas pour un « douteur de miracles ») permettent de lier l’idée de soumission et usage de la raison avec la cure de scepticisme que Pascal comptait administrer aux esprits forts : voir Miracles III (Laf. 896, Sel. 448) : Mon Dieu que ce sont de sots discours. Dieu aurait-il fait le monde pour le damner, demanderait‑il tant de gens si faibles, etc. Pyrrhonisme est le remède à ce mal et rabattra cette vanité. Dans l’esprit de Pascal, la cure de pyrrhonisme ne doit pas seulement servir contre les philosophes dogmatistes, mais aussi contre tous ceux qui n’admettent pas que tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être (A P. R. 2 - Laf. 149, Sel. 182).