Fragment Soumission et usage de la raison n° 9 / 23  – Papier original : RO 277-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 231 p. 81 v° / C2 : p. 108

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées Chrétiennes : 1669 et janv. 1670 p. 242 / 1678 n° 8 p. 234

Éditions savantes : Faugère II, 351, VII / Havet XXIV.13 / Brunschvicg 563 / Tourneur p. 229-5 / Le Guern 164 / Lafuma 175 / Sellier 206

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Bibliographie

 

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 417 sq.

Matthieu, XXV, 31-45.

PERELMAN Chaïm et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Paris, Presses Universitaires de France,1958, p. 274.

REBOUL Olivier, Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991, p. 171.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 496 sq.

 

Éclaircissements

 

Ce sera une des confusions des damnés de voir qu’ils seront condamnés par leur propre raison par laquelle ils se sont crus innocents ont prétendu condamner la religion chrétienne.

 

Pascal remplace ils se sont crus innocents (1er jet) par ils ont prétendu condamner la religion chrétienne.

On trouve dans les Évangiles des passages qui évoquent la surprise des réprouvés au moment de leur jugement par Dieu. Voir notamment Matthieu, XXV, 31-45 :

« Or quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous ses saints anges ; alors il siègera sur le trône de sa gloire. 32. Et toutes les nations étant assemblées devant lui, il séparera les uns d’avec les autres, comme un berger sépare les brebis d’avec les boucs ; 33. Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. 34. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez vous qui avez été bénis par mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. 35. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’ai eu besoin de logement, et vous m’avez logé ; 36. J’ai été nu, et vous m’avez revêtu ; j’ai été malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous m’êtes venu voir. 37. Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim, et que nous vous avons donné à manger ; ou avoir soif, et que nous vous avons donné à boire ; 38. Quand est-ce que nous vous avons vu sans logement, et que nous vous avons logé ; ou nu, et quand nous vous avons revêtu ? 39. Et quand est-ce que nous vous avons vu malade, ou en prison, et que nous vous sommes venus visiter ? 40. Et le roi leur répondra : Je vous dis en vérité qu’autant de fois que vous l’avez fait à l’égard de l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi-même que vous l’avez fait. 41. Il dira ensuite à ceux qui seront à la gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel, qui avait été préparé pour le diable et pour ses anges ; 42. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; 43. J’ai eu besoin de logement, et vous ne m’avez pas logé ; j’ai été sans habit, et vous ne m’avez pas revêtu ; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. 44. Alors ils lui répondront aussi : Seigneur quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim, ou avoir soif, ou sans logement ou sans habits, ou malade, ou dans la prison, et que nous avons manqué à vous assister ? 45. Mais il leur répondra ; Je vous dis en vérité qu’autant de fois que vous avez manqué à rendre ces assistances à l’un de ces plus petits, vous avez manqué à me les rendre à moi-même » (tr. Sacy).

C’est peut-être le souvenir de ce passage, qui explique le premier jet du fragment.

Le texte de Matthieu met en regard la réaction des damnés et celle des élus. Dans le fragment Soumission 9, seule la confusion des damnés est évoquée, mais c’est l’ensemble de la liasse Soumission et usage de la raison qui lui tient lieu de pendant, par la description de l’esprit de docilité active qui caractérise le « vrai christianisme ».

Comme l’écrit J. Mesnard, c’est sur un mauvais usage de la raison que les incrédules pensent fonder leur refus de la foi (Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 168). La seconde rédaction du fragment, ils ont prétendu condamner la religion chrétienne, enferme cependant une idée supplémentaire, savoir que les damnés s’apercevront avec confusion que leur condamnation se fonde sur une rétorsion. Ce procédé rhétorique consiste à à reprendre un argument de l’adversaire en montrant qu’il s’applique en réalité contre lui ; voir Reboul Olivier, Introduction à la rhétorique, Paris, P. U. F., 1991, p. 171 ; et Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, p. 274. Sur l’usage que Pascal fait de la rétorsion en général dans les Pensées, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 496 sq.

Dans le cas présent, les damnés se trouvent confus, c’est-à-dire honteux, convaincus (Furetière), parce que la même raison sur laquelle ils s’appuyaient pour attaquer la religion chrétienne s’avère être le fondement de leur condamnation. Leur situation apparaît comme une forme tragique de la mésaventure de l’arroseur arrosé. Plus profondément, Pascal souligne que leur condamnation est le résultat d’un piège qu’ils ont forgé eux-mêmes par un usage abusif de la raison, et dans lequel ils se sont engagés par présomption, en condamnant la religion chrétienne. Sur la manière dont Pascal use dans les Pensées, de l’idée du piège que les méchants se forgent à eux-mêmes, voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P. U. F., 1993, p. 417 sq. C’est aussi un thème important des Provinciales, que les jésuites construisent eux-mêmes le piège qui les condamne ; voir Descotes Dominique, “La calomnie dans les Provinciales”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 151-166, et Thirouin Laurent, “Imprudence et impudence. Le dispositif ironique dans les Provinciales”, Ibid., p. 167-193. Le fragment Soumission 9 souligne indirectement la responsabilité des damnés dans leur propre réprobation.

Pascal donne brièvement un exemple du genre d’argument soi-disant rationnel auquel les incrédules ont recours contre la religion dans le fragment Miracles III (Laf. 896, Sel. 448) : Mon Dieu que ce sont de sots discours. Dieu aurait-il fait le monde pour le damner, demanderait-il tant de gens si faibles, etc. Pyrrhonisme est le remède à ce mal et rabattra cette vanité.