Pensées diverses I – Fragment n° 27 / 37 – Papier original : RO 130-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 100 p. 341-341 v°  / C2 : p. 293 v°-295

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 328 / 1678 n° 16 p. 322-323

Éditions savantes : Faugère II, 173, II ; I, 217, CXXVIII / Havet XXIV.88, V.9 bis / Brunschvicg 234 / Tourneur p. 80-3 / Le Guern 494 / Lafuma 577 (série XXIII) / Sellier 480

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janvier 1670 p. 328 / 1678 n° 16 p. 322-323

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Tout le monde voit qu’on travaille pour l’incertain, sur mer, en bataille, etc. Mais tout le monde ne voit pas la règle des partis qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux, et que la coutume fait tout. Mais il n’a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient que les effets et qui ne voient pas les causes, sont à l’égard de ceux qui découvrent les causes, comme ceux qui n’ont que des yeux à l’égard de ceux qui ont de l’esprit. Car les effets sont comme sensibles, et les raisons 2 sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ce soit par l’esprit que ces effets-là se voient, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes, comme les sens corporels sont à l’égard de l’esprit.

 

S’il ne fallait rien faire que pour le certain on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait‑on pour l’incertain : les voyages sur mer, les batailles ! Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est certain et qu’il y a plus de certitude à la religion que non pas que nous voyions le jour de demain. Car il n’est pas certain que nous voyions demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la religion : il n’est pas certain qu’elle soit. Mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas ?

Or quand on travaille pour demain et pour l’incertain on agit avec raison, car on doit travailler pour l’incertain par la règle des partis qui est démontrée.

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Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain : sur mer, en bataille, etc., mais il n’a pas vu la règle des partis qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux et que la coutume peut tout, mais il n’a pas vu la raison de cet effet.

Toutes ces personnes ont vu les effets mais ils n’ont pas vu les causes. Ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n’ont que les yeux à l’égard de ceux qui ont l’esprit. Car les effets sont comme sensibles, et les causes sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ces effets‑là se voient par l’esprit, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit.

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 La différence provient des Copies C1 et C2.

 

Commentaire

 

La première partie du texte a sans doute été supprimée parce qu’elle a paru très compliquée, et sans doute incompréhensible pour un certain public.

Dans la deuxième partie, le nom de saint Augustin a été supprimé, probablement parce que le texte de Pascal a paru manquer de respect à l’égard d’un Père de l’Église. L’expression tout le monde va dans une certaine mesure contre le sens de Pascal, qui ne dit justement pas que la conscience du fait que l’on travaille pour l’incertain est à la portée de tout le monde, et qui accorde ce trait de lucidité à saint Augustin, dont l’esprit est justement au-dessus de celui de tout le monde. Les éditeurs confondent malencontreusement le degré inférieur de la gradation (tout le monde, c’est-à-dire la majorité des gens), qui ne voit même pas qu’il y a quelque chose d’étonnant dans le fait que l’on travaille pour l’incertain, avec Augustin et Montaigne, qui ont compris ce que cet état de fait a de surprenant et de complexe. Voir le commentaire du fragment, et l’explication qu’en propose L. Thirouin.

Montaigne en revanche a subsisté dans l’édition de Port-Royal, les éditeurs n’ayant aucune difficulté à conserver une critique de ses idées. Il n’y a là rien de surprenant de la part d’Arnauld et de Nicole, les auteurs de la Logique ou l’art de penser, qui porte sur Montaigne un jugement plutôt défavorable.