Pensées diverses I – Fragment n° 30 / 37 – Papier original : RO 123-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 100 p. 341 v° / C2 : p. 295 v°
Éditions savantes : Faugère I, 259, XXXVIII / Havet XXV.74 / Brunschvicg 12 / Tourneur p. 81-3 / Le Guern 497 / Lafuma 581 (série XXIII) / Sellier 483
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Bibliographie ✍
BRAY René, Molière homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954. GUICHEMERRE Roger, La comédie avant Molière, 1640-1660, Paris, Colin, 1972. JOMARON Jacqueline de, Le théâtre en France, coll. Pochothèque, Paris, Colin, 1992. MONGRÉDIEN Georges, La vie quotidienne des comédiens au temps de Molière, Paris, Hachette, 1966. |
✧ Éclaircissements
Scaramouche et le docteur bavard et pédant ne sont sans doute pas choisis au hasard. Selon R. Bray, Molière homme de théâtre, p. 152-153, Scaramouche jouait plus sur le geste et le mime que sur la parole. En revanche, son collègue Dominique Biancolelli (Arlequin) « se lançait dans des discours aussi torrentueux que ses mouvements et ne méprisait pas le comique verbal ».
Ces deux types représentent deux caractères de comédie qui incarnent un vice contraire à l’honnêteté : l’obsession d’une seule idée, qui s’oppose à l’aptitude à s’adapter aux intérêts d’autrui, et la manie du bavardage qui est une autre manière de s’imposer indiscrètement à autrui.
Les deux types en question paraissent avoir une parenté avec les animaux, dans ce qu’ils sont d’obsessionnel et de machinal. Voir Grandeur 3 (Laf. 107, Sel. 139) : Le bec du perroquet qu’il essuie, quoiqu’il soit net.
Scaramouche qui ne pense qu’à une chose.
Voir sur les Italiens, Jomaron Jacqueline de (dir.), Le théâtre en France, coll. Pochothèque, Paris, Colin, 1992, p. 172-173.
Voir Mongrédien Georges, La vie quotidienne des comédiens au temps de Molière, Paris, Hachette, 1966. Né à Naples en 1608, Tiberio Fiorelli, connu sous le nom de Scaramouche, dirige une troupe qui comprend Giacomo Torelli, Dominique Locatelli dit Trivelin, et Dominique Biancolelli dit Arlequin. Arrivée à Paris en 1639, puis chassée par la Fronde, sa troupe revint en 1653 : elle partage par la suite avec la troupe de Molière. Français et Italiens jouent en alternance. Fiorelli quitte le théâtre à 83 ans et meurt cinq ans plus tard. Son succès reposait sur les lazzi et les caricatures de personnages. Il était capable de donner un soufflet avec le pied.
Bray René, Molière homme de théâtre, p. 152 sq. Scaramouche pratique l’improvisation, le mime et la danse. « Le grand Scaramouche » est, suivant la formule de Élomire hypocondre de Chalussay (texte in Molière, Œuvres complètes, éd. Couton, II, Pléiade, p. 1238, dont Molière apprend à imiter « contorsion, posture [et] grimace ». Voir le Dictionnaire des personnages, Paris, Laffont-Bompiani, 1960, p. 567-568 : Scaramouche est un acteur vêtu de noir à l’espagnole ; il est doté d’une épée ou d’instruments de musique.
Dandrey Patrick, Molière ou l’esthétique du ridicule, Klincksieck, Paris, 1992, p. 120 sq. Voir p. 121 sur le jeu de Scaramouche, qui atteint la vérité par la stylisation, l’épure et l’expressivité ; et les leçons qu’en tire Molière.
Havet donne le fragment dans l’édition de 1833, t. 2, p. 165, avec le texte suivant, qui réunit des fragments hétéroclites : « Scaramouche, qui ne pense qu’à une chose. Le docteur, qui parle un quart d’heure après avoir tout dit, tant il est plein du désir de dire. Le bec du perroquet, qu’il essuie quoiqu’il soit net ». Commentaire : « Pascal veut peindre la préoccupation, et il en rassemble divers exemples. Scaramouche est un des rôles traditionnels de la comédie italienne, et ce rôle était rempli alors avec le plus grand éclat par l’acteur Tiberio Fiorelli. Il est clair que Pascal l’avait vu jouer, et qu’il l’avait vu en philosophe. Le jeu de théâtre du docteur était consacré dans les farces italiennes. Molière avait reproduit cela dans une des ébauches de sa jeunesse, La jalousie du Barbouillé, et il en a tiré depuis la scène du docteur Pancrace, dans Le mariage forcé. Mais cette dernière comédie est postérieure à la mort de Pascal. Dans qu’il essuie, il est le perroquet lui-même. Pascal appliquait-il toutes ces images à quelqu’un de ses adversaires ? »
Scaramouche et Molière
Pascal a pu assister à une comédie des Italiens et voir jouer Scaramouche durant la période mondaine, mais aucun document ne le confirme.
Pascal a peut-être eu vent de l’épisode rapporté par Hermant, Mémoires, Livre XVI, Chapitre IV, p. 250 sq., de la « thèse ridicule dédiée au comédien Scaramouche et affichée à la porte des Augustins » pendant l’Assemblée du clergé. Le texte déclare que les savants docteurs jouent la comédie : « Regardez donc favorablement, ô très ridicule héros, ce combat scolastique, et par vos effroyables grimaces, défendez-moi de celles de nos trop critiques savants ; et je m’assure que, si vous m’accordez votre protection, les arguments de tous ces vieux porteurs de calotte et de lunettes ne me feront jamais répondre un seul mot à propos ». Un billet plus sérieux se trouvait au bas de l’affiche, « qui était la véritable peinture de la plupart des députés du clergé de France » : « Miramur de praelatis hujus temporis cujus ordinis sunt, qui in temporalium bonorum aggregatione se habent ut laici, in decimarum et oblationum perceptione ut clerici, in stipatu ut milites, in ornatu ut mulieres ; non tamen laborant ut laici, non praedicant ut clerici, non pugnant ut milites, non pariant ut mulieres. Igitur quia nullius ordinis sunt, ibunt ubi nullus ordo, sed sempiternus horror inhabitat ». La formule sur le héros ridicule se trouve dans Vanité 34 (Laf. 48, Sel. 81). Le plaisant dieu, que voilà. Ô ridicolosissime heroe !
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Le docteur qui parle un quart d’heure après avoir tout dit, tant il est plein de désir de dire.
Le docteur, le dottore, est un personnage de la comédie italienne de l’époque qui contraste avec Scaramouche. L’éd. Sellier mentionne le docteur Graziano. Voir Guichemerre Roger, La comédie avant Molière, 1640-1660, p. 156-174. Sur le caractère d’intempérance verbale inhérent à ce type théâtral, voir p. 168 sq.
Selon R. Bray, Molière homme de théâtre, p. 152-153, si Scaramouche jouait plus sur le geste et le mime que sur la parole, son collègue Dominique Biancolelli (Arlequin) « se lançait dans des discours aussi torrentueux que ses mouvements et ne méprisait pas le comique verbal ». L’effet devait être d’autant plus saisissant que les comédiens italiens s’exprimaient dans un langage volubile et macaronique, souvent incompréhensible par les spectateurs, compensé par l’expressivité du mime.
Le travers qui consiste à trop parler et à imposer indiscrètement aux autres est noté dans le fragment Laf. 605, Sel. 502. L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien dira-t-on, mais je n’ai que faire de mathématique ; il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.
Le point commun de ces deux personnages de théâtre est qu’ils relèvent, de plus ou moins loin, de la tradition dans laquelle va s’inscrire Molière.
On pourrait se demander si le nom de docteur ne pourrait pas désigner un docteur en théologie. Les discussions sur la limitation du temps de parole ont agité les débats de l’affaire Arnauld en Sorbonne. Voir Gres-Gayer Jacques M., Le jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, p. 181-182, sur l’intervention du docteur Bourgeois en faveur d’Arnauld, qui a pris toute la séance du 22 janvier 1656. C’est la raison pour laquelle les ennemis d’Arnauld ont fait établir la règle du sable, dont il est question dans les Provinciales.
Voir Saint-Gilles, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. J. Lesaulnier et P. Ernst, Paris, Nolin, 2008, p. 141 : Les ennemis d’Arnauld « impatients d’une censure totale, et qui veulent persécuter, ont fait proposer par le Doyen que chaque docteur ne pouvait parler plus de demi-heure. Ce qui est sans exemple et contre toute liberté. Les amis se sont écriés là-dessus. Mais il a néanmoins passé à la pluralité qui est un moyen sûr pour faire passer toutes choses et dont les ennemis se veulent désormais servir en toutes rencontres ».
Cette interprétation n’est cependant guère recevable. Pascal aurait plutôt été porté à défendre la liberté du temps de parole, surtout en faveur des défenseurs d’Arnauld. D’autre part le contexte théâtral du fragment ne permet guère d’aller en ce sens.