Pensées diverses II – Fragment n° 28 / 37 – Papier original : RO 49-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 113 p. 359 / C2 : p. 315 v°
Éditions savantes : Faugère II, 80, IV / Brunschvicg 214 / Tourneur p. 93-1 / Le Guern 532 / Lafuma 625 (série XXIV) / Sellier 518
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Bibliographie ✍
GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986. LAZZERI Christian, Force et justice dans la politique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993. MESNARD Jean, “Pascal et la justice à Port-Royal”, Commentaire, 121, Printemps 2008, p. 163-173. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. SELLIER Philippe, “Les leçons de la Lettre pour porter à rechercher Dieu”, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 125-140. STIKER-MÉTRAL Charles Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. |
✧ Éclaircissements
L’injustice.
Que la présomption soit jointe à l’injustice la nécessité [...], c’est une extrême injustice.
L’interprétation de ce fragment est rendue difficile par la détérioration du papier (voir la transcription diplomatique). On peut proposer la reconstitution suivante : Pascal a d’abord écrit Que la présomption soit jointe à l’injustice. Puis, ayant barré l’injustice, il a écrit au-dessus la nécess. Le mot misère, proposé dans la transcription d’une main étrangère sur le manuscrit, ne s’impose pas du tout. Quelques mots ont-ils été tracés ensuite, qui ont disparu en raison du mauvais état du papier ? C’est possible, mais non certain : nous marquons cette incertitude par des crochets. La suite, c’est une extrême injustice, est en revanche bien lisible.
Présomption : orgueil, trop bonne opinion qu’on a de soi-même, qui fait traiter les autres avec mépris (Furetière). Voir sur ce terme Stiker-Métral Charles Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 148 sq.
Nécessité : signifie, selon Furetière, « besoin, disette, pauvreté, misère » ; on dit être dans la nécessité ou tomber dans la nécessité pour tomber dans la misère, autrement dit dans la privation de ce dont on a besoin.
Ce sens explique peut-être le choix de la lecture misère faite en addition par une main étrangère sur le manuscrit. Elle est inexacte littéralement, mais elle n’enferme pas un contresens sur le fond.
Le fragment signifie : qu’un homme qui se trouve dans le besoin au point de manquer de ce qui lui est nécessaire soit cependant présomptueux, c’est-à-dire orgueilleux de ses capacités, constitue une injustice, au sens d’une disproportion visible entre ce qu’il est et ce qu’il croit être.
Le mot nécessités a ici un sens proche de celui du fragment Laf. 638, Sel. 529. Quand on se porte bien on admire comment on pourrait faire si on était malade. Quand on l’est on prend médecine gaiement, le mal y résout ; on n’a plus les passions et les désirs de divertissements et de promenades que la santé donnait et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas. » La maladie prive le malade des activités ordinaires dans la santé, et le contraint à des « désirs conformes à son état.
L’idée de conformité à un état de privation explique sans doute l’emploi du mot injustice. Justice et injustice ne doivent pas être pris ici en un sens étroitement juridiques. La justice est définie par la conformité des sentiments avec ce que l’on est véritablement, et l’injustice par une disproportion entre ce que l’on est et ce que l’on prétend être.
On est injuste par une conduite qui n’est pas proportionnée à son état. On peut rapprocher ce texte de la manière dont Lazzeri Christian, Force et justice dans la politique de Pascal, explique la conception que Pascal se fait de la justice, en proposant la notion d’ordres de justice, et à la définition de la justice comme ce qui revient à celui qui l’exige conformément à ses propriétés, et l’injustice comme une forme de disproportion : p. 284.
Le même sens du mot justice apparaît par exemple dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Mais Pascal s’inspire probablement de Saint Augustin, De libero arbitrio, lib. III, 10, n. 29, in Œuvres de saint Augustin, VI, Bibliothèque augustinienne, Desclée de Brouwer, 1976, p. 440-441 : « Quid enim tam opus habens misericordia quam miser ? Et quid tam indignum misericordia quam superbus miser ? ». Tr. : « Qu’y a-t-il en effet qui ait tant besoin de ma miséricorde que le misérable ? Et qu’y a-t-il d’aussi indigne de la miséricorde que le misérable orgueilleux ? » Le contexte indique que l’orgueil « fait, à lui seul, rejeter le remède de la miséricorde », qui serait le sentiment que devrait, en toute justice, susciter la nécessité ou la misère.
Cette référence présente l’intérêt de montrer que le présent fragment n’est pas simplement une observation de moraliste, mais qu’il se rattache à certaines réflexions d’ordre religieux.
Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d’années, dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux. Il n’y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. Qu’on fasse réflexion là-dessus, et qu’on dise ensuite s’il n’est pas indubitable qu’il n’y a de bien en cette vie qu’en l’espérance d’une autre vie, qu’on n’est heureux qu’à mesure qu’on s’en approche, et que, comme il n’y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l’éternité, il n’y a point aussi de bonheur pour ceux qui n’en ont aucune lumière. C’est donc assurément un grand mal que d’être dans ce doute ; mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute ; et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste. On rejoint ici les réflexions rhétoriques de Pascal, qui estime que s’il faut accorder de la compassion aux incrédules qui cherchent, il faut parler avec plus de vigueur à ceux que leurs incertitudes n’empêchent pas de faire « les braves ».
Voir sur le caractère disproportionné et aberrant de l’incrédulité, Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 106.
Sur la notion générale de justice, voir l’étude de Mesnard Jean, “Pascal et la justice à Port-Royal”, Commentaire, 121, Printemps 2008, p. 163-173.
Sur la manière dont Pascal s’en prend au libertin tranquille, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 320 sq.
Commencement 6 (Laf. 156, Sel. 188). Plaindre les athées qui cherchent, car ne sont-ils pas assez malheureux. Invectiver contre ceux qui en font vanité.