Pensées diverses III – Fragment n° 17 / 85 – Papier original : RO 419-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 120 p. 369 / C2 : p. 325 v°

Éditions savantes : Faugère I, 212, CXI / Brunschvicg 911 / Tourneur p. 98-5 / Le Guern 558 / Lafuma 659 (série XXV) / Sellier 543

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Bibliographie

 

 

ADAM Antoine, Du mysticisme à la révolte, Fayard, Paris, 1968.

GAY Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), Paris, Cerf, 2011.

MOUSNIER Roland, L’assassinat d’Henri IV, 14 mai 1610, Paris, Gallimard, 1965.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Faut‑il tuer pour empêcher qu’il n’y ait des méchants ?

 

On trouvera des informations synthétiques et claires dans le Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), aux articles Homicide, p. 726-727 et Régicide, p. 1314.

Les contemporains de Pascal devaient être sensibles au problème du meurtre considéré comme acte politique, dans la mesure où ils n’avaient pas à remonter bien haut pour trouver des exemples de régicide (Henri III et Henri IV). Le problème s’est d’ailleurs posé dès l’Antiquité. L’idée que le meurtre d’un méchant peut être une bonne action sert de fondement à certaines théories sur le droit au tyrannicide. Voir sur ce point le remarquable ouvrage de Mousnier Roland, L’assassinat d’Henri IV, 14 mai 1610, qui propose une étude d’ensemble de l’histoire des idées sur ce sujet, en commençant à l’Antiquité, au Moyen Âge et à la Renaissance.

Mousnier Roland, L’assassinat d’Henri IV, p. 89 sq. Les humanistes au XVIe siècle, imprégnés d’Antiquité, regardent les tyrannicides avec sympathie : c’est le cas de La Boétie, De la servitude volontaire, 1549 ; parmi les Protestants, Luther est hostile au tyrannicide ; Calvin, Institutions de la religion chrétienne, 1541 et 1560, tient la doctrine reprise de saint Augustin sur le fait que la toute puissance vient de Dieu ; nécessité d’obéir au souverain, même tyran ; il faut aller au martyre en priant pour la conversion du roi tyran ; si le roi ordonne une action contraire à la loi de Dieu, refuser l’obéissance, jusqu’au martyre ; les États généraux ont même devoir de résistance ; mais les personnes privées n’ont droit ni de se révolter, ni de tuer le tyran, sauf si elles reçoivent une mission spéciale de Dieu contre le tyran : voie ouverte au régicide par des illuminés ; voir la Judith de Du Bartas, qui reprend la thèse de Calvin sur le tyrannicide, devoir de celui qui a reçu un mouvement particulier de Dieu. Les calvinistes iront plus loin au moment des guerres de religion, et surtout après la Saint-Barthélemy, 1572 : droit de désobéissance et d’opposition active, selon le principe : « il n’y a d’autre volonté que celle d’un seul Dieu qui soit perpétuelle et immuable règle de toute justice » (1573, Du droit des magistrats sur leurs sujets) ; le chrétien peut désobéir à un ordre contraire à la loi de Dieu si le tyran ne s’amende pas ; contre le tyran d’usurpation, si les magistrats ne protestent pas, tout particulier peut se révolter et le tuer ; contre un tyran d’exercice : pour les personnes privées, pas de droit de résistance, sauf appel spécial de Dieu, « extraordinaire vocation de Dieu » ; pour les personnes publiques : les magistrats ont part à la souveraineté, devant laquelle ils sont responsables ; tenus par serment à la maintenance des lois ; donc “tenus de pourvoir contre une tyrannie toute manifeste à la salvation de ceux qu’ils ont en charge”.

Du côté des catholiques se produit un dépassement des positions thomistes par les théologiens, qui font des exceptions à l’interdiction de tuer : légitime défense, permission de tuer un envahisseur, un malfaiteur, permission au particulier de tuer un tyran d’usurpation, car il est légitime de résister à la force par la force mais pas un tyran d’exercice ; en appeler au supérieur, s’il y en a un ; autrement, souffrir jusqu’au martyre. Les doctrines ligueuses se développent lorsque le futur Henri IV devient héritier présomptif du royaume, la doctrine change : alors que les protestants insistent sur l’inviolabilité du souverain, les catholiques insistent sur la souveraineté du peuple et ses droits contre les rois. Jean Boucher, De justa Henrici tertii abdicatione e Francorum regno libri quatuor et Apologie pour Jean Chastel (1589 et 1594). On admet le respect du roi ; contre le tyran d’exercice, il faut que la République se prononce, mais une fois qu’elle l’a fait, un simple particulier peut occire le tyran comme bête féroce ; si le tyran persécute l’Église, massacre les prêtres, profane les sacrements, il perd le caractère de roi, et devient un simple particulier que chacun peut punir de ses crimes ; si le tyran est hérétique, il ne peut être l’oint du Seigneur ; l’homicide n’est pas péché s’il s’exécute pour venger le peuple de Dieu. Il y a donc un accroissement important du nombre des cas où un particulier peut tuer le tyran.

Les positions des jésuites sont présentées sous un jour polémique très défavorable par Pasquier Étienne, Le catéchisme des jésuites, éd. Sutto, Éditions de l’Université de Sherbrooke, 1982, p. 108 sq. La doctrine nouvelle des jésuites, est enseignée dans les collèges : p. 109, et p. 345. Voir p. 131, sur les actions des jésuites contre les rois qu’ils jugent nuisibles : ils se servent de la confession pour exciter au meurtre : p. 132. Sur les dangers politiques liés à l’obéissance aveugle : p. 322. Les jésuites feignent de condamner leur doctrine sur le meurtre des princes et leur rébellion contre l’État. Pasquier passe à la réfutation : c’est une hérésie d’approuver les assassins des princes, même si ce sont des tyrans ; il faut distinguer le roi et le tyran : p. 346 sq. Nul sujet ne peut s’attaquer à un prince ; il faut obéir au roi, bon ou mauvais : p. 349. Acte d’Ignace de Loyola par lequel les jésuites apprennent à tuer ceux qui n’adhèrent pas à leurs opinions : p. 350.

Plusieurs affaires ont attiré l’attention de l’opinion sur les idées des jésuites sur l’homicide. Les deux principales sont l’affaire Mariana et l’affaire Héreau.

 

L’affaire Mariana

 

Dans le De rege et regis institutione, 1598, Juan de Mariana aboutit, au delà des conclusions antérieures, à l’idée que si l’assemblée ne trouve pas d’autre possibilité, comme un jugement et une exécution réguliers, on peut tuer le tyran par le fer ; ce droit est supposé donné à chaque particulier : « il est toujours salutaire que les princes soient persuadés que s’ils oppriment la République, s’ils se rendent intolérables par leurs vices et leurs délits, ils sont sujets à être assassinés, non seulement avec droit, mais avec applaudissement et gloire des générations à venir » ; il accorde même qu’on peut tuer le tyran par l’empoisonnement. Voir le De rege, lib. Primus, ch. VI, p. 80 sq., An liceat tyrannum veneno occidere. Mais le P. Coton, confesseur jésuite d’Henri IV, désavoue cet auteur.

 

L’affaire du jésuite Héreau

 

En 1644, l’affaire Héreau révèle que les jésuites accordent diverses autorisations sur le meurtre, l’avortement, et surtout le régicide comme opinions probables. Sur cette affaire, voir Adam Antoine, Du mysticisme à la révolte, p. 172, et pour approfondir, Gay Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), Paris, Cerf, 2011, p. 142.

Professeur au collège de Clermont, Nicolas Héreau enseigne des opinions audacieuses, permettant le duel, l’avortement d’une fille séduite, et surtout il considère comme probable l’opinion qui autorise le régicide. Il n’a rien publié, mais ses cours sont connus par des notes qui y ont été prises. Martin Grandin le dénonce à la Sorbonne ; le Parlement, puis la Cour sont saisis, et le 3 mai 1644, le P. Héreau est condamné par décision du Conseil d’État aux arrêts.

Le cas du P. Héreau est évoqué dans la Provinciale XIII, § 14, éd. Cognet, p. 246-247. « Et entre autres le P. Héreau dans ses leçons publiques, ensuite desquelles le Roi le fit mettre en arrêt en votre maison pour avoir enseigné, outre plusieurs erreurs, que quand celui qui nous décrie devant des gens d’honneur continue après l’avoir averti de cesser, il nous est permis de le tuer ; non pas véritablement en public, de peur de scandale, mais en cachette, SED CLAM. » La permission de tuer s’accompagne de la recommandation de ne pas « tuer ouvertement, mais clandestinement et en cachette ». Le texte cité par Pascal provient de l’Acte fait à la diligence de M. le recteur de l’Université de Paris, en date du 21 août 1643 ; voir les Annales des jésuites, t. 3, p. 862 ; il est tiré d’un cours du P. Héreau au collège de Clermont, trouvé dans les papiers d’un augustin du collège du Mans. La traduction de Pascal est exacte ; Wendrock cite le texte un peu plus longuement.

Pascal reviendra là-dessus dans le Premier écrit pour les curés de Paris, éd. Cognet, Garnier, p. 408, § 9. « Le P. Héreau fit, au Collège de Clermont, des leçons si étranges pour permettre l’homicide. [...] Le P. Héreau ayant été, sur cette accusation, condamné par le Conseil à tenir prison dans le Collège des Jésuites, avec défenses d’enseigner dorénavant, cela assoupit un peu l’ardeur des casuistes ; mais ils ne faisaient cependant que préparer de nouvelles matières, pour les produire toutes à la fois en un temps plus favorable ».

Pascal a pu lire la Requête de l’université de Paris à la cour de Parlement contre la doctrine et les écrits dictés du P. Héreau, jésuite, professeur des cas de conscience au collège de Clermont à Paris en 1641. Il a pu recourir aussi à la Troisième requête de l’université de Paris présentée à la cour de Parlement le 7 de décembre 1644 contre les libelles que les jésuites ont publiés sous les titres d’Apologies par le P. Caussin et de Manifeste apologétique par le P. Le Moyne, et autres semblables, Paris, 1644. Ces sources possibles sont mentionnées par l’éd. Le Guern, Œuvres, I, p. 1185, qui donne des extraits de traduction du cours.

 

L’autorisation de l’homicide des méchants en général

 

Les Provinciales citent des opinions des casuistes qui paraissent tout aussi scandaleuses, par exemple l’autorisation faite de tuer un voleur qui s’enfuit.

La VIIe Provinciale mentionne le cas du duel, dans lequel chaque partie est persuadée qu’elle combat un méchant qui attaque son honneur, éd. Cognet, Garnier, p. 123 sq.

« Vous m’avez donc assuré qu’en dirigeant bien son intention, on peut selon vos Pères, pour conserver son honneur, et même son bien, accepter un duel, l’offrir quelquefois, tuer en cachette un faux accusateur, et ses témoins avec lui, et encore le juge corrompu qui les favorise : et vous m’avez dit aussi que celui qui a reçu un soufflet peut sans se venger le réparer à coups d’épée. Mais, mon Père, vous ne m’avez pas dit avec quelle mesure. On ne s’y peut guère tromper, dit le Père, car on peut aller jusqu’à le tuer. C’est ce que prouve fort bien notre savant Henriquez l. 14. c. 10. n. 3. et d’autres de nos Pères rapportés par Escobar au tr. I, ex. 7, n. 48, en ces mots. On peut tuer celui qui a donné un soufflet, quoiqu’il s’enfuie, pourvu qu’on évite de le faire par haine ou par vengeance, et que par là on ne donne pas lieu à des meurtres excessifs et nuisibles à l’État. Et la raison en est qu’on peut ainsi courir après son honneur, comme après du bien dérobé. Car encore que votre honneur ne soit pas entre les mains de votre ennemi, comme seraient des hardes qu’il vous aurait volées, on peut néanmoins le recouvrer en la même manière, en donnant des marques de grandeur et d’autorité, et s’acquérant par là l’estime des hommes. Et, en effet, n’est-il pas véritable que celui qui a reçu un soufflet, est réputé sans honneur, jusqu’à ce qu’il ait tué son ennemi ? Cela me parut si horrible, que j’eus peine à me retenir ; mais, pour savoir le reste, je le laissai continuer ainsi. Et même, dit-il, on peut pour prévenir un soufflet tuer celui qui le veut donner, s’il n’y a que ce moyen de l’éviter. Cela est commun dans nos Pères. Par exemple, Azor, Inst. mor. part. 3. p. 105 (c’est encore l’un des 24 vieillards), Est-il permis à un homme d’honneur de tuer celui qui lui veut donner un soufflet ou un coup de bâton ? Les uns disent que non ; et leur raison est que la vie du prochain, est plus précieuse que notre honneur ; outre qu’il y a de la cruauté à tuer un homme pour éviter seulement un soufflet. Mais les autres disent que cela est permis, et certainement je le trouve probable, quand on ne peut l’éviter autrement. Car, sans cela l’honneur des innocents serait sans cesse exposé à la malice des insolents. Notre grand Filiutius, de même, to. 2. tr. 29. c. 3. n. 50. et le P. Héreau, dans ses écrits de l’homicide, Hurtado de Mendoza, in 2. 2. disp. 170. sect. 16. § 137 ; et Bécan, som., t. I. q. 46, de homicid. Et nos Pères Flahaut, et Le Court, dans leurs écrits que l’Université dans sa 3. requête a rapportés tout au long pour les décrier, mais elle n’y a pas réussi, et Escobar au même lieu, n. 48. disent tous les mêmes choses. Enfin cela est si généralement soutenu, que Lessius l. 2. c. 9. d. 12. n. 77 en parle comme d’une chose autorisée par le consentement universel de tous les Casuistes. Il est permis, dit-il, selon le consentement de tous les Casuistes, ex sententia omnium, de tuer celui qui veut donner un soufflet ou un coup de bâton, quand on ne le peut éviter autrement. »

Voir aussi éd. cit., p. 129. « Tannerus, to. 2. d. 4. q. 8. d. 4. n. 76, dit Qu’il est permis aux ecclésiastiques et aux religieux mêmes, de tuer pour défendre non seulement leur vie, mais aussi leur bien, ou celui de leur Communauté. »

Cette position, qui exclut le meurtre, même des malfaisants, est exprimée amplement dans la Provinciale XIV, éd. cit, p. 261 sq.

« Il ne me sera pas moins facile de réfuter votre 14e imposture touchant la permission de tuer un voleur qui nous veut ôter un écu, selon Molina. Cela est si constant, qu’Escobar vous le témoignera, tr. I, ex. 7, n. 44, où il dit que Molina détermine régulièrement la valeur pour laquelle on peut tuer, à un écu. Aussi vous me reprochez seulement, dans la 14e imposture, que j’ai supprimé les dernières paroles de ce passage : Que l’on doit garder en cela la modération d’une juste défense. Que ne vous plaignez-vous donc aussi de ce qu’Escobar ne les a point exprimées ? Mais que vous êtes peu fins ! Vous croyez qu’on n’entend pas ce que c’est, selon vous, que se défendre. Ne savons-nous pas que c’est user d’une défense meurtrière ? Vous voudriez faire entendre que Molina a voulu dire par là que, quand on se trouve en péril de la vie en gardant son écu, alors on peut tuer, puisque c’est pour défendre sa vie. Si cela était vrai, mes Pères, pourquoi Molina dirait-il, au même lieu, qu’il est contraire en cela à Carrerus et Bald., qui permettent de tuer pour sauver sa vie ? Je vous déclare donc qu’il entend simplement que, si l’on peut sauver son écu sans tuer le voleur, on ne doit pas le tuer ; mais que, si l’on ne peut le sauver qu’en tuant, encore même qu’on ne coure nul risque de la vie, comme si le voleur n’a point d’armes, qu’il est permis d’en prendre et de le tuer pour sauver son écu ; et qu’en cela on ne sort point, selon lui, de la modération d’une juste défense. Et pour vous le montrer, laissez-le s’expliquer lui-même ; tom. 4, tr. 3, d. II, n. 5 : On ne laisse pas de demeurer dans la modération d’une juste défense, quoiqu’on prenne des armes contre ceux qui n’en ont point, ou qu’on en prenne de plus avantageuses qu’eux. Je sais qu’il y en a qui sont d’un sentiment contraire : mais je n’approuve point leur opinion, même dans le tribunal extérieur. »

La suite montre que les décisions des casuistes font deux méchants au lieu d’un :

« Aussi, mes Pères, il est constant que vos auteurs permettent de tuer pour la défense de son bien et de son honneur, sans qu’on soit en aucun péril de sa vie. Et c’est par ce même principe qu’ils autorisent les duels, comme je l’ai fait voir par tant de passages sur lesquels vous n’avez rien répondu. Vous n’attaquez dans vos écrits qu’un seul passage de votre P. Layman, qui le permet, lorsque autrement on serait en péril de perdre sa fortune ou son honneur : et vous dites que j’ai supprimé ce qu’il ajoute, que ce cas-là est fort rare. Je vous admire, mes Pères ; voilà de plaisantes impostures que vous me reprochez ! Il est bien question de savoir si ce cas-là est rare ! il s’agit de savoir si le duel y est permis. Ce sont deux questions séparées. Layman, en qualité de casuiste, doit juger si le duel y est permis, et il déclare que oui. Nous jugerons bien sans lui si ce cas-là est rare, et nous lui déclarerons qu’il est fort ordinaire. Et si vous aimez [mieux] en croire votre bon ami Diana, il vous dira qu’il est fort commun, part. 5, tract. 14, misc. 2, resol. 99. Mais qu’il soit rare ou non, et que Layman suive en cela Navarre, comme vous le faites tant valoir, n’est-ce pas une chose abominable qu’il consente à cette opinion : que, pour conserver un faux honneur, il soit permis en conscience d’accepter un duel, contre les édits de tous les États chrétiens, et contre tous les Canons de l’Église, sans que vous ayez encore ici pour autoriser toutes ces maximes diaboliques, ni lois, ni Canons, ni autorités de l’Écriture ou des Pères, ni exemple d’aucun saint, mais seulement ce raisonnement impie : L’honneur est plus cher que la vie ; or, il est permis de tuer pour défendre sa vie : donc il est permis de tuer pour défendre son honneur ? Quoi ! mes Pères, parce que le dérèglement des hommes leur a fait aimer ce faux honneur plus que la vie que Dieu leur a donnée pour le servir, il leur sera permis de tuer pour le conserver ? C’est cela même qui est un mal horrible, d’aimer cet honneur-là plus que la vie. Et cependant cette attache vicieuse, qui serait capable de souiller les actions les plus saintes, si on les rapportait à cette fin, sera capable de justifier les plus criminelles, parce qu’on les rapporte à cette fin !

Quel renversement, mes Pères ! et qui ne voit à quels excès il peut conduire ? Car enfin il est visible qu’il portera jusqu’à tuer pour les moindres choses, quand on mettra son honneur à les conserver ; je dis même jusqu’à tuer pour une pomme. Vous vous plaindriez de moi, mes Pères, et vous diriez que je tire de votre doctrine des conséquences malicieuses, si je n’étais appuyé sur l’autorité du grave Lessius, qui parle ainsi, n. 68 : Il n’est pas permis de tuer pour conserver une chose de petite valeur, comme pour un écu, ou POUR UNE POMME, AUT PRO POMO, si ce n’est qu’il nous fût honteux de la perdre. Car alors on peut la reprendre et même tuer, s’il est nécessaire, pour la ravoir, et si opus est, occidere ; parce que ce n’est pas tant défendre son bien que son honneur. Cela est net, mes Pères. Et pour finir votre doctrine par une maxime qui comprend toutes les autres, écoutez celle-ci de votre P. Héreau, qui l’avait prise de Lessius : Le droit de se défendre s’étend à tout ce qui est nécessaire pour nous garder de toute injure.

Que d’étranges suites sont enfermées dans ce principe inhumain ! et combien tout le monde est-il obligé de s’y opposer, et surtout les personnes publiques ! »

Pascal expose enfin les règles qui permettent, selon lui, de réserver le cas des magistrats qui ont la charge de faire exécuter des condamnations de justice.

Voir ibid. p. 268 sq. :

« Puisque ce discours m’y porte, je vous prie de suivre cette comparaison entre la manière dont on peut tuer ses ennemis, selon vous, et celle dont les juges font mourir les criminels.

Tout le monde sait, mes Pères, qu’il n’est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne ; et que, quand un homme nous aurait ruinés, estropiés, brûlé nos maisons, tué notre père, et qu’il se disposerait encore à nous assassiner et à nous perdre d’honneur, on n’écouterait point en justice la demande que nous ferions de sa mort ; de sorte qu’il a fallu établir des personnes publiques qui la demandent de la part du Roi, ou plutôt de la part de Dieu. À votre avis, mes Pères, est-ce par grimace et par feinte que les juges chrétiens ont établi ce règlement ? Et ne l’ont-ils pas fait pour proportionner les lois civiles à celles de l’Évangile, de peur que la pratique extérieure de la justice ne fût contraire aux sentiments intérieurs que des Chrétiens doivent avoir ? On voit assez combien ce commencement des voies de la justice vous confond ; mais le reste vous accablera.

Supposez donc, mes Pères, que ces personnes publiques demandent la mort de celui qui a commis tous ces crimes, que fera-t-on là-dessus ? Lui portera-t-on incontinent le poignard dans le sein ? Non, mes Pères ; la vie des hommes est trop importante, on y agit avec plus de respect : les lois ne l’ont pas soumise à toutes sortes de personnes, mais seulement aux juges dont on a examiné la probité et la suffisance. Et croyez-vous qu’un seul suffise pour condamner un homme à mort ? Il en faut sept pour le moins, mes Pères. Il faut que de ces sept il n’y en ait aucun qui ait été offensé par le criminel, de peur que la passion n’altère ou ne corrompe son jugement. Et vous savez, mes Pères, qu’afin que leur esprit soit aussi plus pur, on observe encore de donner les heures du matin à ces fonctions ; tant on apporte de soin pour les préparer à une action si grande, où ils tiennent la place de Dieu, dont ils sont les ministres, pour ne condamner que ceux qu’il condamne lui-même.

C’est pourquoi, afin d’y agir comme fidèles dispensateurs de cette puissance divine, d’ôter la vie aux hommes, ils n’ont la liberté de juger que selon les dépositions des témoins, et selon toutes les autres formes qui leur sont prescrites ; ensuite desquelles ils ne peuvent en conscience prononcer que selon les lois, ni juger dignes de mort que ceux que les lois y condamnent. Et alors, mes Pères, si l’ordre de Dieu les oblige d’abandonner au supplice le corps de ces misérables, le même ordre de Dieu les oblige de prendre soin de leurs âmes criminelles ; et c’est même parce qu’elles sont criminelles qu’ils sont plus obligés à en prendre soin ; de sorte qu’on ne les envoie à la mort qu’après leur avoir donné moyen de pourvoir à leur conscience. Tout cela est bien pur et bien innocent ; et néanmoins l’Église abhorre tellement le sang, qu’elle juge encore incapables du ministère de ses autels ceux qui auraient assisté à un arrêt de mort, quoique accompagné de toutes ces circonstances si religieuses : par où il est aisé de concevoir quelle idée l’Église a de l’homicide.

Voilà, mes Pères, de quelle sorte, dans l’ordre de la justice, on dispose de la vie des hommes. Voyons maintenant comment vous en disposez. Dans vos nouvelles lois, il n’y a qu’un juge, et ce juge est celui-là même qui est offensé. Il est tout ensemble le juge, la partie et le bourreau. Il se demande à lui-même la mort de son ennemi, il l’ordonne, il l’exécute sur-le-champ ; et sans respect ni du corps, ni de l’âme de son frère, il tue et damne celui pour qui Jésus-Christ est mort ; et tout cela pour éviter un soufflet ou une médisance, ou une parole outrageuse, ou d’autres offenses semblables pour lesquelles un juge, qui a l’autorité légitime, serait criminel d’avoir condamné à la mort ceux qui les auraient commises, parce que les lois sont très éloignées de les y condamner. Et enfin, pour comble de ces excès, on ne contracte ni pêché, ni irrégularité, en tuant de cette sorte sans autorité et contre les lois, quoiqu’on soit religieux et même prêtre. Où en sommes-nous, mes Pères ? Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte ? sont-ce des Chrétiens ? sont-ce des Turcs ? sont-ce des hommes ? sont-ce des démons ? et sont-ce là des mystères révélés par l’Agneau à ceux de sa Société, ou des abominations suggérées par le Dragon à ceux qui suivent son parti ? »

 

C’est en faire deux au lieu d’un. Vince in bono malum. St Aug.

 

Vince in bono malum : Rom., XII, 21. « Noli vinci a malo, sed vince in bono malum ». Tr. de Port-Royal : « Ne vous laissez point vaincre au mal ; mais travaillez à vaincre le mal par le bien ». Commentaire : « C’est-à-dire, à changer la mauvaise volonté que votre ennemi a contre vous, par le soin tout particulier que vous prendrez de lui faire du bien ».

Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 96, indique que la réponse de Pascal renvoie au Sermon 302 de saint Augustin. « Pourquoi maltraiter les méchants ? – Parce qu’ils sont méchants, reprends-tu. – Mais en les maltraitant tu te joins à eux. Voici un conseil : Un méchant te déplaît ? fais qu’il n’y en ait pas deux. Tu le réprimandes, et tu te joins à lui ? Tu le condamnes et tu fais comme lui ? Tu veux par le mal triompher du mal ? Triompher de la méchanceté par la méchanceté ? Il y aura alors deux méchancetés à vaincre. Ne connais-tu pas le conseil que ton Seigneur t’a donné par son Apôtre : Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien ? Il est possible que cet homme soit pire que toi ; mais comme tu es mauvais ici, il y a deux méchants, et je voudrais que l’un de vous au moins fût un homme de bien. »