Pensées diverses III – Fragment n° 27 / 85 – Papier original : RO 427-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 123 p. 371 / C2 : p. 327 v°

Éditions savantes : Faugère I, 209, XCVIII / Havet XXV.12 / Brunschvicg 359 / Tourneur p. 100-5 / Le Guern 568 / Lafuma 674 (série XXV) / Sellier 553

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Bibliographie

 

 

MICHON Hélène, “Aristote et Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 24, Clermont-Ferrand, 2002, p. 8-25.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, t. 2, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

 

 

Éclaircissements

 

Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre propre force,

 

Énoncé anti-stoïcien. Pascal récuse la position selon laquelle l’homme a le pouvoir prochain de demeurer dans la vertu, qui est résumée dans l’Entretien avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 96-98, à propos d’Épictète :

« Voilà, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Sacy, les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu le devoir de l’homme. J’ose dire qu’il mériterait d’être adoré, s’il avait aussi bien connu son impuissance puisqu’il fallait être Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux hommes. Aussi comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce qu’on peut. Il dit :

Que Dieu a donné à l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ces obligations ; que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mènent donc pas à Dieu ; mais que l’esprit ne peut être forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle sent qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus, se rendre saint, ami et compagnon de Dieu. »

Sur le stoïcisme et l’usage qu’en fait Pascal, voir la liasse Philosophes.

 

mais par le contrepoids de deux vices opposés,

 

Pascal parle ici le langage de la physique. Il utilise le modèle de la balance pour l’appliquer à la nature de l’homme. Voir sur ce point Serres Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, t. 2, Paris, P. U. F., 1968, p. 685-686, qui analyse comme suit le schème du raisonnement, qui est d’ordre statique : équipartition de poids et de forces, déplacements virtuels, instabilité : « nous sommes au point d’équilibre, mais ce point n’a pas d’efficace propre, il est déterminé par la répartition des poids à gauche et à droite et par elle seulement. Que cette répartition varie aussi peu qu’on le veuille et le point se déplace. C’est donc l’ensemble des poids qui fait le point : celui-ci est déterminé, loin de déterminer l’équilibre. D’où notre instabilité de lieu en lieu, selon nos vices et nos circonstances ».

La balance tient une place importante dans la pensée de Pascal. Elle se trouve au fondement du Traité de l’équilibre des liqueurs, mais aussi de l’invention des sommes triangulaires des Lettres de A. Dettonville pour traiter les problèmes de centre de gravité des lignes, des surfaces et des solides géométriques. Le modèle de balance que Pascal a en tête est proche de celui de la balance romaine, tel que Stevin l'explique dans son IIIe livre de la statique, De la statique pratique, Proposition II, Construire une balance très parfaite, p. 473.

 

 

Contrepoids : voir Stevin Simon, Les Œuvres mathématiques de Simon Stevin de Bruges, où sont insérées les Mémoires mathématiques. Revu, corrigé et augmenté par Albert Girard Samielois, mathématicien, L’art pondéraire ou de la statique, Premier livre de la statique, Des éléments de statique, Définition XI, éd. Albert Girard, Leyde, Elzevier, p. 435, définit le mot contrepoids comme suit : étant donnée une « verge ou barre divisée » sur laquelle « les corps peuvent se tenir en équilibre »,  les deux pesanteurs que l’on y suspend « sont nommées équilibres ou contrepoids. » Il précise que « cette équilibration doit être nécessairement entendue et distinguée d’avec la propre équipondérance des pesanteurs, car il y a de la différence : comme le poids qui est attaché au moindre et plus court côté de la statère romaine, est aucune fois 10 fois plus pesant que l’autre, et toutefois ils semblent être de pesanteur égale, mais ce n’est pas leur propre pesanteur seulement, mais aussi leur disposition » ; en d’autres termes, l’équilibre n’est pas seulement l’effet de l’égalité des poids, mais aussi la distance où ils sont à l’égard du point de suspension de la balance, qui fait l’équilibre. On voit apparaître la notion de moment statique.

 

comme nous demeurons debout entre deux vents contraires.

 

Idée étrange : est-on souvent pris entre deux vents qui soufflent en sens contraire ? C’est une sorte d’expérience imaginaire, dont l’idée est venue après coup à Pascal, comme le montre la formule nous demeurons debout placée en addition dans l’interligne. Il ne faut sans doute pas la prendre à la lettre.

Le vent est le grand absent du Traité de la pesanteur de la masse de l’air, qui considère l’atmosphère comme une liqueur au repos. Ce n’est que dans l’ébauche du Traité du vide que Pascal, entrant dans la météorologie, note fugitivement qu’un « air survenant » peut frustrer les prévisions météorologiques (OC II, éd. J. Mesnard, p. 793).

Sur le vent en matière de navigation, voir Ozanam Jacques, Dictionnaire des mathématiques, p. 250 sq. « Tenir au vent est naviguer malgré le vent contraire. Le vent contraire, qu’on appelle aussi vent devant, et vent de bout, est celui qu’on prend par la proue, c’est-à-dire qui vient directement du lieu où l’on veut aller ». Aller de bout au vent, et avoir le vent par proue, est aller contre le vent, ou à vent contraire, comme il arrive souvent aux petits bâtiments par le secours des rames. Cela s’appelle aussi orser. » On parle de vent contraire pour dire que l’on prend le vent devant, par la proue du navire ; on dit aussi être debout au vent (Furetière). Vent contraire s’entend donc de la contrariété d’un vent et de la direction suivie par un navire.

Mais dans le présent fragment, l’expression s’entend de deux vents contraires l’un à l’autre. Les vents sont classés par leur direction sur la rose des vents : le vent d’ouest, qui vient de l’ouest, est contraire au vent d’est, qui vient de l’est ; et de même pour les vents du nord et du sud, ainsi que pour les vents dont la direction est composée (nord-ouest, sud-ouest, etc.). Ces vents sont donc contraires deux à deux. Le cas qui se rapproche le plus de la formule de Pascal est celui qui « fait le tour du compas, c’est-à-dire qui se fait sentir de tous les points de l’horizon », savoir l’houragan, qui n’est pas particulièrement source de stabilité (Ozanam). Il est difficile de croire qu’il peut engendrer un équilibre propre à permettre de se tenir debout.

L’image est pourtant parfaitement compréhensible, chaque vent représentant une force qui s’applique à un homme et le maintient debout parce que le vent contraire exerce une force égale.

 

 

Ôtez un de ces vices, nous tombons dans l’autre.

 

Noter le passage au voussoiement dans les Copies.

Pascal revient ici au modèle de la balance, qu’il compare à un homme debout. Le centre de gravité de cet homme est situé dans son corps, c’est-à-dire au-dessus du sol qui le soutient. Une balance dont le point d’appui est au-dessous du centre de gravité du fléau est en équilibre instable, car le moindre dérangement fait descendre le centre de gravité. L’homme qu’imagine Pascal est supposé en équilibre précaire, parce que les deux parties de son corps sont à peu près également distribuées. Mais si l’on ôte le poids d’un des côtés, il ne peut que tomber de l’autre côté.

Le cas de la balance est évidemment différent de celui de l’homme pris entre deux vents, mais il est moins parlant à l’imagination. Pascal ne semble pas faire de différence entre le problème statique de la balance et le problème dynamique des vents contraires. Il est aussi probable qu’il considère que les poids placés sur une balance et la poussée exercée par les vents sont en dernière instance de même nature.

Roberval, par exemple, n’hésite pas à généraliser, dans la mesure où il considère les poids et les poussées comme des forces. Voir Duhem Pierre, Les origines de la statique, II, Paris, Hermann, 1905, p. 202, cite la définition que donne Roberval de la puissance, autrement dit de la force dans sa lettre de Roberval à Fermat du 11 octobre 1636, in Fermat, Œuvres, II, p. 75-83 : « nous appelons en général une puissance cette qualité par le moyen de laquelle quelque chose que ce soit tend ou aspire en un autre lieu que celui où elle est, soit en bas, en haut ou à côté, soit que cette qualité convienne naturellement à la chose ou qu’elle lui soit communiquée d’ailleurs. De laquelle définition il s’ensuit que tout poids est une espèce de puissance, puisque c’est une qualité par le moyen de laquelle les corps aspirent vers les parties inférieures. Souvent nous appelons aussi du nom de puissance la même chose à laquelle la puissance convient (comme un corps pesant est appelé poids), mais avec cette précaution que ce soit à l’égard de la vraie puissance, laquelle, augmentant ou diminuant sera appelée plus grande ou moindre puissance, quoique la chose à quoi elle convient demeure toujours la même ». La définition, souligne Roberval, vaut pour les poids comme pour d’autres forces mouvantes.

Le verbe tomber, qui relève aussi de la mécanique, revient dans plusieurs fragments des Pensées pour désigner le mouvement de perte d’un équilibre. Il l’entend alors au sens moral.

Misère 12 (Laf. 63, Sel. 97). La gloire. L'admiration gâte tout dès l'enfance. Ô que cela est bien dit, ô qu'il a bien fait, qu'il est sage, etc. Les enfants de P. R. auxquels on ne donne point cet aiguillon d'envie et de gloire tombent dans la nonchalance.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Divertissement. [...] Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

La vertu est bien entendue dans ce fragment comme un milieu entre des vices contraires. On retrouve sur ce point une tradition aristotélicienne. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 5, 1106 b.

Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, P. U. F., 1997, p.  413 sq. Aristote définit la vertu comme une moyenne ou une médiété. L’homme versé dans une discipline quelconque évite l’excès et le défaut : p. 413. Le moyen terme est relatif à la personne. Les passions représentent le manque ou l’excès : il existe un continuum entre la qualité et le défaut opposé, comme la témérité et la lâcheté. Le moyen est le plus haut degré de perfection : p. 414.

Sur le rapport entre Aristote et Pascal, voir Michon Hélène, “Aristote et Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 24, Clermont-Ferrand, 2002, p. 8-25, qui montre qu’il existe chez Pascal un « aristotélisme caché », qui « réutilise les notions aristotéliciennes d’ordre, de hiérarchie et de juste milieu ».

On trouve aussi la question du rapport entre les vertus et le milieu dans saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. 64. Thomas pose d’abord la question générale de savoir si les vertus morales consistent dans un milieu (Article 1), à laquelle il répond positivement (« Manifeste apparet quod virtus moralis in medio consistit »), puis, dans l’Article 2, il demande si ce milieu de la vertu est un milieu dans la réalité ou un milieu de raison. Voir dans l’étude de cette Question, le commentaire proposé dans l’édition de R. Bernard, Somme théologique, La vertu, tome second, Paris-Tournai-Rome, Desclée, 1953, p. 327 sq., qui souligne que la définition de la vertu comme milieu ne convient guère qu’à une vertu d’ordre purement humain, et qu’il en va différemment lorsqu’il s’agit de la vertu qui relève de l’ordre surnaturel.

Laf. 518, Sel. 452. Pyrrh[onisme]. L’extrême esprit est accusé de folie comme l’extrême défaut ; rien que la médiocrité n’est bon : c’est la pluralité qui a établi cela et qui mord quiconque s’en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m’y obstinerai pas, je consens bien qu’on m’y mette et me refuse d’être au bas bout, non pas parce qu’il est bas, mais parce qu’il est bout, car je refuserais de même qu’on me mît au haut. C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu. La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir  tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir qu’elle est à n’en point sortir.

La Rochefoucauld pousse un peu plus loin l’idée dans la maxime 11 : « Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L’avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité. » On tombe dans un vice, mais on n’est pas à l’abri de retomber aussi dans le vice contraire, ce qui doit engendrer un cercle vicieux.