Pensées diverses III – Fragment n° 33 / 85 – Papier original : RO 425-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 124 p. 371 v° / C2 : p. 329-329 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 259-260 /
1678 n° 43 p. 252-253
Éditions savantes : Faugère I, 252, XIX / Havet XXIV.24 / Brunschvicg 63 / Tourneur p. 101-3 / Le Guern 574 / Lafuma 680 (série XXV) / Sellier 559
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Bibliographie ✍
Voir le dossier thématique consacré à Montaigne.
CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne, Étude des réminiscences des Essais dans l’œuvre de Pascal, Genève, Droz, 1974. FERREYROLLES Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, in Pascal. Religion, Philosophie, Psychanalyse, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 1, janv.-mars 2002, p. 21-40. FERREYROLLES Gérard, “Mourir avec Pascal”, in Travaux de littérature, Les écrivains devant la mort, XXV, Genève, Droz, 2012, p. 127-138. LESAULNIER Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, Paris, Klincksieck, 1992. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “Montaigne maître à écrire de Pascal”, in La culture au XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992. PASCAL Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994. SÈVE Bernard, “Le « génie tout libre » de « l’incomparable auteur de l’Art de conférer”, in Pascal a-t-il écrit les Pensées ?, Littératures, Presses universitaires du Mirail, 55, 2007. THIROUIN Laurent, “Montaigne demi-habile ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015. ULHIR A., “Montaigne et Pascal”, Revue d’Histoire littéraire de la France, 1907, p. 442-457. |
✧ Éclaircissements
Montaigne.
Voir le dossier thématique relatif à Montaigne.
Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 41 sq. Pascal, suivant Antoine Uhlir, se fondant sur les références aux pages des Essais contenues dans certains fragments des Pensées, a lu Montaigne dans l’édition de 1652.
Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 114 sq. Problème de la date de la première lecture de Montaigne par Pascal. Le livre contient une comparaison sur deux colonnes des textes de Pascal empruntés aux Essais et de l’original de Montaigne.
Recueil de choses diverses, f° 18 r°, in OC I, éd. J. Mesnard, p. 889 ; Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, p. 208. « Michel de Montaigne est éloquent. Un Espagnol dit de lui : Si vous avez lu Montaigne, vous avez lu Plutarque et Sénèque ; mais si vous avez lu Sénèque et Plutarque, vous n’avez pas lu Montaigne. Les beaux esprits l’admirent aujourd’hui. Ses expressions sont fortes, mais elles sont gauloises ; son langage n’est pas pur, son style coupé et précis. Il représente les choses vivement dans toute leur évidence. C’était le livre de M. Pascal ; il le blâme cependant beaucoup : aussi a-t-il des endroits dangereux et peu justes, et ce n’est pas un auteur à mettre entre les mains de tout le monde ».
Recueil de choses diverses, f° 94 r°-v°, in OC I, éd. J. Mesnard, p. 891 ; Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite. Edition critique du Recueil de choses diverses, p. 310. « M. Pascal estimait Montaigne pour son style et son sens. Il disait qu’il lui avait appris à écrire et le blâmait de ce qu’il parlait toujours de soi et de ses sentiments libertins. Voir L’art de penser.
M. Pascal aimait la vérité et la charité ; il ne cherchait que cela et estimait que c’était l’occupation d’un homme. Il aimait les livres plaisants, comme Scarron, son roman. Mais il les quitta ensuite et se donna tout à Dieu ».
Comme c’est le cas dans le jugement qu’il porte sur Descartes, celui que Pascal porte sur Montaigne est beaucoup plus nuancé qu’on ne le dit ordinairement. La part de l’éloge y est dominante sur certains points.
Il faut lire ce fragment en rapport avec l’Art de persuader, voir OC III, § 20-25, p. 422-425. Note sur cet éloge de Montaigne : OC III, p. 423. 22. « Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte ; et c’est pourquoi l’incomparable auteur de l’Art de conférer s’arrête avec tant de soin à faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacité d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire ; mais, au lieu d’étendre l’admiration d’un bon discours à la personne, qu’on pénètre, dit-il, l’esprit d’où il sort, qu’on tente s’il le tient de sa mémoire ou d’un heureux hasard, qu’on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s’il ressentira qu’on ne donne pas à ce qu’il dit l’estime que son prix mérite : on verra le plus souvent qu’on le lui fera désavouer sur l’heure, et qu’on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu’il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur ; comment, par où, jusques où il la possède : autrement, le jugement précipité sera jugé téméraire ».
Thirouin Laurent, “Montaigne demi-habile ? Fonction du recours à Montaigne dans les Pensées”, in Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015, p. 157 sq.
Fragment à lire en rapport avec l’Entretien avec M. de Sacy, de préférence dans la dernière édition, Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 41 sq. Montaigne est repensé par Pascal, qui lui intègre des pensées de Descartes : p. 49.
Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique, III, XIX, VI (1664), éd. D. Descotes, Champion, 2014, p. 464 sq. Écho de Pascal, critique du libertinage de Montaigne, p. 267-269. Voir plus bas.
Voir Havet, éd. des Pensées, t. II, 1866, p. 132-133.
Les défauts de Montaigne sont grands.
Laf. 649, Sel. 534. Montaigne. Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement. Ce qu’il a de mauvais, j’entends hors les mœurs, pûtêtre corrigé en un moment si on l’eût averti qu’il faisait trop d’histoires et qu’il parlait trop de soi.
Pascal mentionne les défauts de Montaigne, dans l’Entretien avec M. de Sacy, notamment sa paresse et son refus de chercher la vérité ; mais il n’y parle pas de son style, ni de sa rhétorique.
Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, III, XIX, VI (1664), éd. D. Descotes, 2014, p. 464 sq., sur les défauts de Montaigne. Le passage est nettement marqué par l’influence de Pascal. Critique du libertinage de Montaigne, p. 267-269. Ce passage suit immédiatement dans la Logique, celui où il est question de la suppression du moi dans la rhétorique de Pascal. « L’auteur de ce temps » est Guez de Balzac ; voir Entretien 18, De Montaigne et de ses écrits, Œuvres, éd. L. Moreau, Paris, Lecoffre, 1854, t. III, p. 405.
Mots lascifs : cela ne vaut rien malgré Melle de Gournay.
Lascif : qui est adonné ou qui porte à la luxure, à l’incontinence. Paroles lascives : qui excitent aux actions ou aux pensées déshonnêtes.
Mesnard Jean, “Montaigne maître à écrire de Pascal”, in La culture au XVIIe siècle, p. 77. Comment Pascal transforme avec ironie la formule de Montaigne sur le cul des grands hommes en « quelque élevés qu’ils soient, si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit ». Sur la manière dont il préserve la bienséance verbale dans les passages où il s’inspire de Montaigne, voir p. 74-94, surtout p. 77.
Marie Le Jars (Paris 6 octobre 1565, Paris 13 juillet 1645), damoiselle de Gournay, fille de Guillaume de Jars, trésorier de la maison du roi. Elle apprit seule le latin, puis étudia le grec. Ayant découvert les Essais vers 18 ans, elle a rencontré Montaigne en 1588, dont elle devint la « fille d’alliance ». Elle a donné la première édition posthume des Essais, établie d’après un exemplaire annoté par l’auteur. La Préface sur les Essais de Michel seigneur de Montaigne, par sa fille d’alliance, est donnée dans l’édition de Montaigne, Essais, éd. Balsamo et alii, 2007, p. 3-25. Voir p. 1319 sq., la présentation de cet ouvrage.
Voir la notice de Tallemant des Réaux, Historiettes, II, éd. Antoine Adam, Pléiade, Paris, Gallimard, 1967, p. 379, et les notes p. 1046 sq.
Pillorget René et Suzanne, France baroque, France classique, II, Dictionnaire, coll. Bouquins, Paris, R. Laffont, 1995, p. 475. Notice.
Cela ne vaut rien malgré Melle de Gournay : est-ce un reproche particulier, sur un passage précis où Melle de Gournay justifie le vocabulaire de Montaigne, ou une simple remarque générale ?
Melle de Gournay défend Montaigne sur le point de son vocabulaire, éd. cit., p. 7 : « Premièrement ils reprennent au langage quelque usurpation du latin, et la fabrique de nouveaux mots : je réponds que je leur donne gagné, s’ils peuvent dire père, ni mère, frères, sœur, boire, manger, veiller, dormir, aller, voir, sentir, ouïr, et toucher, ni tout le reste en somme des plus communs vocables qui tombent en notre usage, sans parler latin. ». Puis : « je sais bien qu’il faut user de bride, aux innovations et aux emprunts ; mais n’est-ce pas grand’ sottise de dire que si l’on ne défend autre chose que d’y procéder, sans règle, on le prohibe aux Essais, après l’avoir permis au Roman de la rose ? », p. 7. Melle de Gournay défend le droit d’user de mots nouveaux pour exprimer des pensées nouvelles : p. 7-8. Elle fait un éloge sans réserve du langage de Montaigne : « Pour transcrire le langage des Essais, il le faut transcrire : il n’ennuie jamais le lecteur, que quand il cesse ; et tout y est parfait, sauf la fin. Les dieux et les déesses donnèrent leur langue à ce livre ; où désormais ils ont pris la sienne » : p. 9. Melle de Gournay aborde ensuite la question du vocabulaire licencieux : « On le reprend après de la licence de ses paroles, contre la cérémonie [sc. la bienséance] ; dont il s’est si bien revengé lui-même, qu’il a déchargé chacun d’en prendre la peine. Aussi n’oserions-nous dire, si nous pensons, ou non ; qu’un homme soit plus habile pour établir la pratique de l’amour, légitime, honnête et sacramentelle, et sa théorique horrible et damnable ; et nous leur accordons enfin qu’il soit méchant, exécrable, et damnable d’oser prêter la langue, ou l’oreille à l’expression de ce sujet : mais qu’il soit impudique, on leur nie ; car outre que ce livre prouve fort bien, le maquerellage que les lois de la cérémonie prêtent à Vénus, quels auteurs de pudicité sont ceux-ci, je vous prie, qui vont enchérissant si haut la force et la grâce des effets de Cupidon, que de faire accroire à la jeunesse, qu’en n’en peut pas ouïr parler sans transport ? »
Pascal a dû lire la Préface de Melle de Gournay dans l’édition des Essais de 1652, qui diffère considérablement de l’originale (donnée dans l’éd. Balsamo et alii). Voir Ulhir A. “Montaigne et Pascal”, Revue d’Histoire littéraire de la France, 1907, p. 442-457, et Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, Étude des réminiscences des Essais dans l’œuvre de Pascal, Genève, Droz, 1974.
Le passage dans lequel il est question de mots lascifs est le suivant dans cette édition :
« On proscrit après non seulement pour impudique et dangereuse, mais pour je ne sais quoi de nefaste, usons de ce terme, sa liberté d’anatomiser l’amour : sur quoi je n’oserais répondre un seul mot, ni conséquemment sur plusieurs autres articles touchés en cette préface, après les belles réponses que lui même y fait : n’était que nos hommes qui jugent toutes choses par opinion, goûteront à l’aventure mieux sa défense d’une autre main, bien que pire, qu’ils ne feront de la sienne propre. Cela s’appellera prêter ma faiblesse, à servir de lustre à sa force : mais c’est tout un, je lui dois assez pour subir cet inconvénient. Est-il donc raisonnable de condamner la théorique de l’amour pour coupable et diffamable, établissant sa pratique pour honnête, légitime et sacramentale par le mariage ? Consentons néanmoins, s’il plaît à ces gens, qu’elle soit coupable et diffamable ; il reste à nier qu’elle soit impudique, pour celui qui la traite, ni pour son lecteur : spécialement traitée par un personnage, qui démêlant cette fusée, comme correcteur et scrutateur perpétuel des actions et des passions humaines, prêche soigneusement la modestie et la bienséance exemplaire aux dames, et les dissuade de faire l’amour, ainsi que l’auteur dont il est question. Car outre que ce livre prouve fort bien le maquerellage, que l’art de la cérémonie et ses exceptions prêtent à Vénus, quels suffragants de chasteté sont ceux-ci je vous prie, qui vont enchérissant si haut la force et la grâce des effets de Cupidon, que de faire accroire à la jeunesse, qu’on n’en saurait pas simplement ouïr deviser sans péril et sans transport ? s’ils le disent à des femmes, n’ont-elles pas raison de mettre leur abstinence en garde contre un prêcheur qui soutient, que c’est chose impossible, d’ouïr seulement parler de la table sans rompre son jeûne ? »
Puis, plus bas :
« La plus légitime considération que les dames puissent apporter au refus et fuite d’écouter ces choses, c’est de craindre qu’on ne les tente par leur moyen. Mais outre qu’au contraire, ainsi que j’ai dit, la cérémonie est ministre de Vénus, soit par son intention originaire, soit par accident ; ces dames doivent avoir grand’ honte de ne se sentir de bon or que jusques à la coupelle, et continentes, que parce qu’elles ne rencontrent rien qui heurte la continence. L’assaut est le labeur du combattant, mais il est aussi père de sa victoire et de son triomphe : et toute vertu désire l’épreuve, comme tenant son essence même du contraste. Si n’entends-je pas pourtant, que la chasteté dût désirer ou souffrir l’assaut, en plus amples termes, que ceux dont il est question : c’est-à-dire vagues, généraux, et hors tout intérêt et dessein particulier qui pût être aposté pour la surprendre. Ce ne sont pas donc les discours francs et spéculatifs sur l’amour, qui sont dangereux ; ce sont les mols et délicats, les récits artistes et chatouilleux des passions amoureuses, et de leurs effets, qui se voient aux romans, aux poètes, et en telles espèces d’écrivains : dangereux dis-je toujours, mais qui le seraient beaucoup moins, sans l’enchérissement et le haut prix où les lois de la cérémonie et leurs exceptions, ont élevé Cupidon et Vénus. »
Il faut sans doute comprendre la remarque de Pascal comme suit : Melle de Gournay défend l’usage de mots « francs et spéculatifs » pour parler de l’amour, mais réprouve les « artistes et chatouilleux » ; Pascal estime que même les premiers ne valent rien.
Crédule : gens sans yeux.
Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 554-555. « Qui en voudra croire Pline et Hérodote, il y a des espèces d’hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nôtre.
Et il y a des formes métisses et ambiguës, entre l’humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans tête, portant les yeux et la bouche en la poitrine ; où ils sont tous androgynes ; où ils marchent de quatre pattes ; où ils n’ont qu’un œil au front, et la teste plus semblable à celle d’un chien qu’à la nôtre : où ils sont moitié poisson par en bas, et vivent en l’eau : où les femmes accouchent à cinq ans, et n’en vivent que huit : où ils ont la tête si dure et la peau du front, que le fer n’y peut mordre, et rebouche contre ; où les hommes sont sans barbe ; des nations, sans usage de feu : d’autres qui rendent le sperme de couleur noire. »
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, ch. II, Des Scythes et diverses autres nations, Cologne, Stoer, 1625, p. 180. « En la Scythie septentrionale, et qui est en la plage sujette à la bise orientale, ou au Septentrion oriental, les Arimaspes que nous avons dit avoir un œil au front, se tiennent vers cette Baume renommée, dite Geselitron ».
Hérodote, L’enquête, III, 116, éd. A. Barguet, Pléiade, Paris, Gallimard, 1964, p. 268 : L’or du nord de l’Europe « est arraché aux griffons par les Arimaspes, des hommes qui n’ont qu’un œil ; mais là encore je me refuse à croire qu’il existe des hommes qui n’aient qu’un œil, tout en étant pour le reste semblables à tous les autres ». Hérodote parle des « créatures sans tête aux yeux placés dans la poitrine (s’il faut en croire les Lybiens) », dans L’enquête, IV, 191, éd. A. Barguet, p. 352.
Sur les Arimaspes, voir Dowden Ken, “Deux notes sur les Scythes et les Arimaspes”, Revue des Études Grecques, t. 93, fascicule 442-444, juillet-décembre 1980, p. 486-492.
Ignorant :
Ignorance : manque de science, mépris des Lettres. Ignorant : qui n’a aucune connaissance des lettres, qui ne sait pas ce qu’il doit savoir (Furetière).
quadrature du cercle,
Les mathématiciens Grecs ne calculent pas la mesure de l’aire d’une surface : ils déterminent le rapport entre deux aires, dont l’une (en l’occurrence le carré, d’où vient le mot quadrature) est supposée connue. La quadrature d’une figure géométrique consiste donc en l’établissement d’un rapport entre deux surfaces. La quadrature du cercle est la réduction de l’aire du cercle à celle d’un carré ou d’un rectangle. Entreprendre la quadrature du cercle, c’est rechercher, avec les moyens de la géométrie classique (par la règle et le compas), un carré ou un rectangle de surface égale à celle d’un cercle. La recherche est équivalente à celle de la proportion entre le rayon du cercle et de la circonférence. Les anciens ont traité plusieurs problèmes de ce type.
Heath Thomas, A history of greek mathematics, II, Dover, 1981, p. 50 sq. Archimède a donné une démonstration par la méthode d’exhaustion. Il procède en approchant l’aire du cercle par deux directions. D’abord il inscrit des polygones réguliers successifs avec un nombre de côtés continuellement doublés, à commencer par le carré. D’autre part, il circonscrit un ensemble de polygones réguliers semblables, à commencer par le carré, de telle façon qu’ayant prouvé que le nombre de ces polygones étant continuellement doublé, plus de la moitié du polygone circonscrit sera ôté à chaque fois, de telle sorte qu’on arrive enfin à un polygone circonscrit plus grand que le cercle d’un espace moindre que toute grandeur superficielle donnée.
Voir une présentation accessible de ce problème et de son histoire dans Itard et Dedron, Mathématiques et mathématiciens, Paris, Magnard, 1959, p. 403 sq. Il faut distinguer deux problèmes : l’un consiste à trouver un carré de même aire qu’un cercle donné ; l’autre est celui de la rectification de la circonférence du cercle. Mais ils reviennent au même en dernière instance, car dès lors que l’un est résolu, l’autre est donné du même coup. On peut aussi consulter Montucla Jean Étienne, Histoire des mathématiques, IV, Paris, Agasse, 1802, p. 619 sq., qui contient une Histoire de la quadrature du cercle.
Le problème de la quadrature exacte du cercle est impossible par la règle et le compas. Cela n’était pas démontré à l’époque de Pascal, mais les mathématiciens commençaient à en être conscients. C’est d’ailleurs de la même époque que date la première tentative pour montrer que le problème est effectivement impossible (James Gregory, Vera circuli et hyperbolae quadratura, 1667) ; mais ce n’est que plus tard que fut démontrée l’irrationalité du nombre p.
Pascal ne croit certainement pas possible la quadrature du cercle telle qu’on l’entendait à son époque, c’est-à-dire la réduction du cercle à un carré par les méthodes classiques de la géométrie. Dans les circulaires qu’il a diffusées pour le concours sur la roulette, il considère que cette quadrature est donnée, sinon connue, c’est-à-dire que si on connaît la quadrature du cercle, les problèmes qu’il pose sur la cycloïde sont donnés du même coup par ses méthodes. Voir la deuxième circulaire du concours, OC IV, p. 195 : l’Anonyme s’étant fait reprocher de n’avoir « pas assez exposé assez précisément » s’il supposait « donnée la raison de la base de la cycloïde », qui est égale à la circonférence du cercle « à sa hauteur, autrement dit au diamètre du cercle générateur » , il répond : « nous pensions qu’il fallait tenir pour accordé que cette raison était donnée, et, comme il est parfaitement juste, nous la supposons donnée ». Voir aussi la remarque faite par Huygens dans sa lettre à Boulliau du 25 juillet 1658, OC IV, p. 258-259 : l’Anonyme « devrait avoir donné une définition plus exacte de la cycloïde, afin que l’on sût s’il entend parler seulement de celle dont il nous dépeint la figure, ou des autres espèces aussi. Car s’il les comprend toutes, il me semble qu’il ne peut demander la dimension parfaite de l’espace compris sans demander en même temps la quadrature du cercle ». Pascal n’hésite pas à user d’une approximation, notamment dans le Traité de la pesanteur de la masse de l’air, IX, OC II, p. 1093, où il suppose le rapport du diamètre à la circonférence comme de 7 à 2.
La recherche de la quadrature exacte du cercle semble avoir fasciné les mathématiciens de la Compagnie de Jésus, notamment le P. Grégoire de Saint-Vincent et le P. Tacquet, que Pascal cite dans ses Lettres de A. Dettonville. Mais il raille les prétentions du jésuite Antoine de Lalouvère, auteur d’un Quadratura circuli et hyperbolarum segmentorum..., Toulouse, 1651, dédié à Louis XIV, qui prétend qu’il a démontré la quadrature du cercle ; voir Suite de l’histoire de la roulette, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 245 : « Il y a plusieurs années qu’il se vante et qu’il répète souvent qu’il a trouvé la quadrature du cercle, et qu’il la donnera à son premier loisir, résolue en deux manières différentes, et ainsi celle de l’hyperbole. D’où l’on peut juger qu’il y a sujet de croire sur sa parole qu’il ait les choses dont il se vante ».
Montaigne mentionne la quadrature du cercle dans Essais, II, XIV, Comme notre esprit s’empêche soi-même, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 649. « Qui joindrait encore à ceci les propositions géométriques, qui concluent par la certitude de leurs démonstrations, le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonférence : et qui trouvent deux lignes s’approchant sans cesse l’une de l’autre, et ne se pouvant jamais joindre : et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l’effet sont si opposites : en tirerait à l’aventure quelque argument pour secourir ce mot hardi de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius. » C’est Peletier du Mans qui a révélé à Montaigne l’existence des asymptotes.
monde plus grand.
Selon l’édition Sellier, la référence pour monde plus grand n’a pas été identifiée.
Le sens de la formule n’est du reste pas clair. Est-ce que cela signifie que c’est la marque d’un ignorant d’imaginer que le monde, qui est infini, peut être plus grand qu’il n’est ? Ou que c’est marque d’ignorance de ne pas savoir que le monde est plus grand que ne l’a pensé Ptolémée ?
Montaigne, Essais, II, XII, Apologie de Raymond Sebond, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 606. « Or ce sont choses, qui se choquent souvent [sc. la raison et les effets] : et m’a l’on dit qu’en la géométrie (qui pense avoir gagné le haut point de certitude parmi les sciences) il se trouve des démonstrations inévitables, subvertissant la vérité de l’expérience : comme Jacques Peletier me disait chez moi, qu’il avait trouvé deux lignes s’acheminant l’une vers l’autre pour se joindre, qu’il vérifiait toutefois ne pouvoir jamais jusques à l’infinité, arriver à se toucher : et les pyrrhoniens ne se servent de leurs arguments et de leur raison, que pour ruiner l’apparence de l’expérience : et est merveille, jusques où la souplesse de notre raison, les a suivis à ce dessein de combattre l’évidence des effets : car ils vérifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu’il n’y a point de poisant ou de chaud, avec une pareille force d’argumentations, que nous vérifions les choses plus vraisemblables. Ptolomeus, qui a été un grand personnage, avait établi les bornes de notre monde : tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques îles écartées, qui pouvaient échapper à leur connaissance : c’eût été pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la cosmographie, et les opinions qui en étaient reçues d’un chacun : c’était hérésie d’avouer des antipodes : voilà de notre siècle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une île, ou une contrée particulière, mais une partie égale à peu près en grandeur, à celle que nous connaissions, qui vient d’être découverte. Les géographes de ce temps, ne faillent pas d’assurer, que meshuy tout est trouvé et que tout est vu ;
Nam quod adest præsto, placet, et pollere videtur.
Savoir mon si Ptolomée s’y est trompé autrefois, sur les fondements de sa raison, si ce ne serait pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux-ci en disent : et s’il n’est pas plus vraisemblable, que ce grand corps, que nous appelons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons. »
Montaigne procède donc par analogie : de même que la découverte du nouveau monde a prodigieusement agrandi la partie connue de la terre, il peut se faire que Ptolémée n’ait connu qu’une partie de l’univers, qui serait beaucoup plus grand que ne l’ont cru les anciens. Pascal s’en prendrait alors moins à l’idée d’un monde « plus grand » qu’à la validité de l’analogie.
Pascal ne relève pas deux autres paradoxes mentionnés par Montaigne, « le contenu plus grand que le contenant », et « le centre aussi grand que sa circonférence ».
Ses sentiments sur l’homicide volontaire, sur la mort.
Homicide volontaire : voir Montaigne Essais, II, 3, Coutume de l’île de Céa, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 369 : « La plus volontaire mort, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui, la mort de la nôtre. »
Sur les idées de Montaigne sur la mort, voir Friedrich Hugo, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 271 sq. Sur la différence de sa pensée avec la conception chrétienne de la mort, voir p. 302 sq.
Il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir.
Nonchalance : paresse, négligence, peu d’application à quelque chose.
Sans repentir : Brunschvicg renvoie à Essais, III, 2, Du repentir, éd. Balsamo et alii, p. 844 sq.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 135 sq. La paresse de Montaigne résulte d’un mélange de scepticisme et d’épicurisme ; dans les Pensées, quoique l’épicurisme et le scepticisme soient dissociés, la même association demeure dans le fond.
La référence à Essais, II, 4, À demain les affaires, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 382 sq., est intéressante en elle-même : « Le vice contraire à la curiosité, c’est la nonchalance : vers laquelle je penche évidemment de ma complexion ». Mais elle ne répond pas aux indications de pagination de l’édition de 1652 que contient le texte de Pascal (elle se trouve p. 258).
Son livre n’étant pas fait pour porter à la piété, il n’y était pas obligé, mais on est toujours obligé de n’en point détourner.
Pascal dit bien, dans l’Entretien avec M. de Sacy, éd. J. Mesnard et P. Mengotti, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 99, que Montaigne « a voulu chercher quelle morale la raison devrait dicter sans la lumière de la foi », de sorte qu’il « a pris ses principes dans cette supposition ». Comme il considère « l’homme destitué de toute révélation », il ne peut porter à la foi sans incohérence.
En revanche, note Pascal, on est toujours obligé de n’en point détourner. Quoique l’idée ne soit pas étonnante dans la bouche de Pascal, car détourner de la piété constitue un scandale, au sens technique du terme, c’est-à-dire commettre un acte qui peut porter le prochain au péché.
Mais comment cette règle peut-elle se justifier d’un point de vue restreint à la raison « destituée de toute révélation » ? En fait, la volonté de prosélytisme d’incroyance s’accorde mal avec l’esprit empreint de pyrrhonisme de Montaigne, que l’idée de vouloir détourner qui que ce soit de la piété ne doit même pas effleurer. Mais le problème se poserait en d’autres termes dans le cas d’un incroyant militant, qui ressemblerait plutôt au maître déiste inconnu qui empoisonne les âmes par son prosélytisme dans L’impiété des déistes (voir éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005, p. 18-19).
On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort.
Visiblement les premiers éditeurs des Pensées en jugeaient un peu différemment, puisqu’ils ont transcrit « quoi qu’on puisse dire pour excuser… », ce qui modifie considérablement le sens (remarque de Havet).
Sentiments tout païens : Ferreyrolles Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, in Pascal. Religion, Philosophie, Psychanalyse, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 1, janv.-mars 2002, p. 31. Le païen, c’est aujourd’hui le libertin.
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Référence à Essais, III, 8, De la vanité, dans la pagination l’édition de 1652, et éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 1027 : « Il n’y a donc pas beaucoup de mal de mourir loin, et à part. Si estimons nous à devoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins disgraciées que cette-ci, et moins hideuses. Mais encore ceux qui en viennent là, de traîner languissant un long espace de vie, ne devraient à l’aventure souhaiter, d’empêcher de leur misère une grande famille. Pourtant les Indiens en certaine province, estimaient juste de tuer celui, qui serait tombé en telle nécessité : En une autre de leurs provinces, ils l’abandonnaient seul à se sauver, comme il pourrait. À qui ne se rendent-ils enfin ennuyeux et insupportables ? les offices communs n’en vont point jusques là. Vous apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis : durcissant et femme et enfants, par long usage, à ne sentir et plaindre plus vos maux. Les soupirs de ma colique, n’apportent plus d’émoi à personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conversation (ce qui n’advient pas toujours, pour la disparité des conditions, qui produit aisément mépris ou envie, envers qui que ce soit) n’est-ce pas trop, d’en abuser tout un âge ? Plus je les verrais se contraindre de bon cœur pour moi, plus je plaindrais leur peine. »
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Pascal fait probablement référence aux Essais, II, XII, Apologie de Raymond Sebond, dans la pagination l’édition de 1652, et éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 483 : « Les femmes et concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour être tuée au tombeau de son mari. Les tyrans ont-ils jamais failli de trouver assez d’hommes voués à leur dévotion : aucuns d’eux ajoutant d’avantage cette nécessité de les accompagner à la mort, comme en la vie ? Des armées entières se sont ainsi obligées à leurs capitaines. Le formule du serment en cette rude école des escrimeurs à outrance, portait ces promesses : Nous jurons de nous laisser enchaîner, brûler, battre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce que les gladiateurs légitimes souffrent de leur maître ; engageant très religieusement et le corps et l’âme à son service ».
Car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre.
Montaigne et la mort : Ferreyrolles Gérard, “Mourir avec Pascal”, in Travaux de littérature, Les écrivains devant la mort, XXV, p. 127-138.
Lâchement : faiblement, mollement, nonchalamment bassement, honteusement (Furetière).
Mollement : doucement, d’une manière molle, efféminée, voluptueuse (Furetière).
Ces deux adverbes sont de Montaigne lui-même : voir Essais, III, 9, De la vanité, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 993 : « ma principale profession en cette vie, était de la vivre mollement, et plutôt lâchement qu’affaireusement ».
L’idée que se fait Pascal de la mort chrétienne est présentée dans la Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 851 sq. Voir notamment p. 854 : « Considérons donc la mort en Jésus-Christ, et non pas sans Jésus-Christ. Sans Jésus-Christ elle est horrible, elle est détestable, et l’horreur de la nature. En Jésus-Christ elle est tout autre : elle est aimable, sainte et la joie du fidèle ».
♦ Jugements ultérieurs sur Montaigne, conformes ou opposés à celui de Pascal
Malebranche Nicolas, Recherche de la vérité, II, III, ch. 5, éd. Pléiade, p. 275 sq. “Du livre de Montaigne”, sur la vanité que Montaigne met à peindre ses défauts, p. 279. Il est « plus vain quand il se blâme que quand il se loue ».
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § XXX, éd. Ferret et McKenna, Garnier, p. 180. Critique du jugement de Pascal sur Montaigne. « Les défauts de Montaigne sont grands. Il est plein de mots sales et déshonnêtes. Cela ne vaut rien. Ses sentiments sur l’homicide volontaire et sur la mort sont horribles.
Montaigne parle en philosophe, non en chrétien : il dit le pour et le contre de l’homicide volontaire. Philosophiquement parlant, quel mal fait à la société un homme qui la quitte quand il ne peut plus la servir ? Un vieillard a la pierre et souffre des douleurs insupportables ; on lui dit : « Si vous ne vous faites tailler, vous allez mourir ; si l’on vous taille, vous pourrez encore radoter, baver et traîner pendant un an, à charge à vous-même et aux autres. Je suppose que le bonhomme prenne alors le parti de n’être plus à charge à personne : voilà à peu près le cas que Montaigne expose » ».