Pensées diverses III – Fragment n° 56 / 85 – Papier original : RO 442-6
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 136 p. 379 / C2 : p. 337 v°
Éditions savantes : Faugère I, 213, CXV / Havet XXV.208 / Brunschvicg 954 / Tourneur p. 106-2 / Le Guern 597 / Lafuma 704 (série XXV) / Sellier 582
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Bibliographie ✍
DE FRANCESCHI Sylvio Hermann, Raison d’État et raison d’Église. La France et l’Interdit vénitien (1606-1607) : aspects diplomatiques et doctrinaux, Paris, Champion, 2009. ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Universitas, Voltaire Foundation, Oxford, 1996. FERREYROLLES Gérard, “Pascal et le modèle vénitien”, in Mélanges offerts à M. le professeur F. Deloffre, Langue, littérature du XVIIe et du XVIIe siècle, Paris, SEDES, 1990, p. 143-152. FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France 1984. |
✧ Éclaircissements
Venise.
Sur les jésuites dans l’affaire de l’Interdit, voir Ranke Leopold, Histoire de la papauté pendant les XVIe et XVIIe siècles, éd. J. B. Haiber et alii, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 480 sq., et surtout l’ouvrage de De Franceschi Sylvio Hermann, Raison d’État et raison d’Église. La France et l’Interdit vénitien (1606-1607) : aspects diplomatiques et doctrinaux, Paris, Champion, 2009.
Quel avantage en tirerez‑vous si du besoin qu’en ont les princes et de l’horreur qu’en ont les peuples... ? S’ils vous avaient demandés et que, pour l’obtenir, ils eussent imploré l’assistance des princes chrétiens, vous pourriez faire valoir cette recherche. Mais que durant cinquante ans tous les princes s’y soient employés inutilement et qu’il ait fallu un aussi pressant besoin pour l’obtenir...
Vous : les jésuites.
Si : GEF XIV p. 390-391, note que « Si est écrit sous la dictée de Pascal », et que la Copie, qui le remplace pas sinon, n’est guère satisfaisante. Voir cependant Ferreyrolles Gérard, “Pascal et le modèle vénitien”, p. 144 : la difficulté de lecture n’empêche pas l’interprétation du texte. Si pourrait être un sinon amputé. Le sens est le même que l’on adopte si ou sinon : « elle correspond à une négation non ironique » si l’on lit si (vous ne tirerez aucun avantage de votre retour à Venise puisqu’il montre uniquement que les princes ont besoin de vous), ou à une affirmation ironique dans le second (sinon) : « le seul avantage que vous tirerez sera d’avoir fait la preuve que…).
Sur les origines de cette affaire, voir De Franceschi Sylvio Hermann, Raison d’État et raison d’Église. La France et l’Interdit vénitien (1606-1607) : aspects diplomatiques et doctrinaux, 2009.
Les jésuites avaient été expulsés de Venise en 1606, pour avoir défendu contre la République l’immunité juridique des clercs. L’événement a été noté par Pierre de l’Estoile, Journal du règne de Henri IV, t. 2, 1732, p. 116 : « Les jésuites en ce mois furent bannis de Venise par décret de la Seigneurie, et en sortirent avec tous leurs meubles et équipages le 10 de ce mois : la plupart d’entre eux se retirèrent à Milan. Un grand personnage de notre temps l’ayant entendu dit ces mots : Viriliter coeperunt, muliebriter desinent ». Sur cet événement et son contexte diplomatique, voir De Franceschi Sylvio Hermann, Raison d’État et raison d’Église. La France et l’Interdit vénitien (1606-1607) : aspects diplomatiques et doctrinaux, p. 285, et tout le chapitre I de la seconde partie, p. 263 sq. Les jésuites ont été expulsés après une humiliante perquisition de leur maison, sous « les huées cinglantes de l’assistance ».
Ferreyrolles Gérard, “Pascal et le modèle vénitien”, p. 144. Ce fragment fait allusion au conflit qui a éclaté entre le pape Paul V et les Vénitiens, inflexibles à maintenir leur clergé dans la dépendance de l’État. Le 17 avril 1606, Paul V fulmine une bulle qui met en interdit la ville de Venise et les pays de son obéissance. La République de Venise proclame la nullité de cet acte et passe outre à la défense de célébrer la messe. Le décret du 14 juin 1606, le Sénat de Venise vote par 110 voix sur 140 le bannissement perpétuel de la Compagnie de Jésus et leur impose de déloger le jour même. Philippe Canaye, ambassadeur de France, écrit : « L’ordre des jésuites est exclu de Venise avec une telle animosité de tout le Sénat, de toute la noblesse et de la plupart du peuple, que s’ils entreprenaient de retourner, il serait hors de la puissance des magistrats de les garantir contre une haine si publique et qu’ils se sont acquise par tant de mérites ».
Mais les partisans des jésuites profitaient des difficultés de Venise pour obtenir leur rentrée, qui eut lieu en 1669.
Le pressant besoin, selon GEF XIV, est la lutte de Venise contre les Turcs, qui assiégeaient Candie depuis 1645. Voir aussi Ferreyrolles Gérard, “Pascal et le modèle vénitien”, p. 144. Le péril en question est la menace turque. L’ultime bastion de Venise au Levant, assiégé depuis 1645, Candie, est perdu à moins d’un secours des pays catholiques, à moins du retour des jésuites exigé par le pape pour accorder ce secours.
Sur la demande de la France, le 19 janvier 1656, la République de Venise accepte, sans aucune bonne volonté, le retour de la Compagnie de Jésus sur son territoire. En effet, la cité se trouvait embarrassée par le conflit qui l’opposait aux Turcs, et se voyait contrainte de céder sur ce point aux sollicitations du pape, de la cour de France et des puissances catholiques.
L’éd. Le Guern, Œuvres complètes, II, Pléiade, p. 1518, indique que Pascal répond à un passage de l’Apologie pour les casuistes (éd. de 1657, p. 175) où les jésuites tirent avantage de leur rappel à Venise : « dans les éloignements ces pères étaient accueillis avec honneur dans les provinces qui les recevaient. On y respectait leur patience et leur mérite, et on les a rappelés avec témoignage d’estime, et avec démonstration de regret de ce qui s’y était passé. Nous avons vu cela dès cette année dans tout l’État de la Sérénissime République de Venise, où ces pères ont été reçus de tous les habitants des villes avec autant de tendresse que des enfants témoigneraient à leurs propres pères, qui retourneraient de quelque long voyage ».
Une autre interprétation a été proposée par Ernst Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, p. 162 sq. Renvoi aux renseignements donnés par six livraisons de la Gazette du 10 février au 26 mai 1657. Le rappel en question était restreint à trois ans.
Le 10 février 1657, la Gazette annonce que le nonce apostolique présente au Collège de la Sérénissime un Bref du Pape Alexandre VII pour exhorter la République à rétablir les Jésuites sur son domaine. Le 17 février, la Gazette annonce qu’en date du 20 janvier 1657, la République de Venise accorde le rétablissement des Jésuites, « à quoi presque tous les Princes de la Chrétienté avaient inutilement travaillé depuis 50 ans », moyennant une aide du Vatican pour la défense de la Dalmatie. Le 24 mars, la Gazette annonce que le Nonce a présenté quatre Jésuites au Collège. Le 1er mars, les quatre Jésuites achètent l’Église et le Couvent des Religieux Porte-Croix ; le Pape permet à Venise de lever un impôt sur les ecclésiastiques du Domaine. Le collège des Jésuites est ouvert le 23 avril ; la gazette l’annonce le 26 mai. La Gazette du 17 février indique que le retour des Jésuites est le résultat d’un marchandage. Pascal veut dire que les Jésuites, dans ces conditions, ne peuvent guère se prévaloir d’avoir été demandés par la République de Venise. Renvoi aux Mémoires de Bernard du Plessis-Besançon, ambassadeur de France à Venise de 1655 à 1658, édités en 1892 par le comte Horric de Beaucaire. Voir dans Ernst les Gazettes du 10 février 1657 et 26 mai 1657.
Sur les conséquences sur la datation du fragment, voir ce qu’écrit P. Ernst, op. cit., p. 165.
Si le peuple de Venise avait réclamé spontanément le retour des jésuites, ceux-ci pourraient prétendre qu’ils étaient réclamés en raison de leur mérite. Mais comme ce sont les princes qui les ont imposés malgré la haine des peuples, ils ne peuvent rien en conclure de tel.
Sur les idées de Pascal à l’égard de la République de Venise, voir la Vie de M. Pascal de Gilberte, 1e version, § 65, OC I, p. 594. « Il disait que, dans un État établi en république comme Venise, c’était un très grand mal de contribuer à y mettre un roi, et à opprimer la liberté des peuples à qui Dieu l’a donnée ; mais que, dans un État où la puissance royale est établie, on ne pouvait violer le respect qu’on lui doit que par une espèce de sacrilège ; puisque c’est non seulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvait s’opposer sans résister visiblement à l’ordre de Dieu ; et qu’ainsi on ne pouvait assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu’elle est toujours accompagnée de la guerre civile, qui est le plus grand péché que l’on puisse commettre contre la charité du prochain. »
Voir Ferreyrolles Gérard, “Pascal et le modèle vénitien”, p. 148 sq. La liberté vénitienne apparaît à Pascal comme un modèle dont devrait s’inspirer la défense des libertés de l’Église gallicane, et sans doute la souveraineté royale en France : p. 149. Il faut rappeler qu’en France à la même époque, la Lettre d’un avocat au Parlement, due à Pascal et Le Maître, dénonce une entreprise des « agents de la cour de Rome » en vue d’introduire en France « ce vilain tribunal de l’Inquisition sous lequel presque toute la chrétienté gémit » (voir Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 395).
Voir les analyses de G. Ferreyrolles dans Pascal et la raison du politique qui replacent ces idées dans la pensée politique de Pascal dans son ensemble.
La Société de Jésus est ici présentée moins comme ordre religieux que comme faction politique. Si le peuple avait demandé le retour des jésuites, cette demande aurait eu un sens religieux. Mais que les princes imposent ce retour est un acte politique : p. 145. Pascal reprend le reproche qu’il adresse aux jésuites dans les Provinciales, d’être animés par des intentions politiques plutôt que religieuses.