Pensées diverses III – Fragment n° 61 / 85 – Papier original : RO 431-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 138 p. 379 v° / C2 : p. 339-339 v°

Éditions savantes : Faugère I, 199, LXII / Havet XXV.8 / Brunschvicg 175 / Tourneur p. 107-2 / Le Guern 602 / Lafuma 709 (série XXV) / Sellier 587

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Bibliographie

 

 

BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.

CAGNAT Constance, La mort classique, Paris, Champion, 1995.

FERREYROLLES Gérard, “Mourir avec Pascal”, in Travaux de littérature, Les écrivains devant la mort, XXV, Genève, Droz, 2012, p. 127-138.

MESNARD Jean, “La maladie, état naturel des chrétiens”, Communio, Revue catholique internationale, t. II, 1977, p. 84-94.

THIROUIN Laurent, “La santé du malheur. Santé et maladie dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies”, in DESCOTES Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 275-298.

 

 

Éclaircissements

 

Les deux textes majeurs de Pascal sur la maladie et la mort sont d’une part la Lettre sur la mort de son père de 1651, OC II, éd. J. Mesnard, p. 845-863, et la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, OC IV, p. 966-1012, avec les notices qui accompagnent ces textes dans l’édition de J. Mesnard.

Sur ces deux textes, on peut renvoyer aux études suivantes :

Ferreyrolles Gérard, “Mourir avec Pascal”, in Travaux de littérature, Les écrivains devant la mort, XXV, Genève, Droz, 2012, p. 127-138.

Mesnard Jean, “La maladie, état naturel des chrétiens”, Communio, Revue catholique internationale, t. II, 1977, p. 84-94.

Thirouin Laurent, “La santé du malheur. Santé et maladie dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 275-298. Sur les rapports complexes de la maladie et de la mort dans la pensée de Pascal.

 

Nous nous connaissons si peu

 

A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Il [sc. l’homme] sait si peu ce que c’est que Dieu qu’il ne sait pas ce qu’il est lui-même.

Bénichou Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 167 sq. L’un des facteurs les plus efficaces de la « démolition du héros » par les augustiniens est l’ignorance de soi-même inhérente à la nature humaine. Sur la critique du témoignage de la conscience chez des auteurs comme La Rochefoucauld, Pascal et Racine, voir p. 168 sq.

La Rochefoucauld, Maximes, 295. « Il s’en faut bien que nous ne connaissions toutes nos volontés ».

Voir aussi les maximes suivantes :

Maxime 460. « Il s’en faut bien que nous connaissions tout ce que nos passions nous font faire ».

Maxime 1. « Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes. »

Maxime 2. « L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs. »

Cette ignorance de soi est presque toujours attribuée à l’amour propre.

 

que plusieurs pensent aller mourir quand ils se portent bien

 

C’est le thème du Malade imaginaire de Molière, que Pascal ne pouvait évidemment pas connaître. Certaines mises en scène insistent sur le fait que qu’Argan, malgré toutes les menaces dont il croit sa santé menacée, se porte en réalité fort bien. Dans la pièce, c’est en tout cas l’avis de Béralde, qui lui adresse ce discours : « J’entends, mon frère, que je ne vois point d’homme qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderais point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien, et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre ». Sans pour autant parvenir à persuader Argan, bien sûr.

Cette crainte de la mort n’est pas dénuée de fondement : voir la Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 860 : la mort est pour l’homme « l’horreur de la nature ». Ce n’est que du point de vue de la foi qu’elle change d’aspect.

Sur le problème général de la mort telle qu’elle est considérée et vécue au XVIIe siècle, voir Cagnat Constance, La mort classique, particulièrement p. 72-93.

 

et plusieurs pensent se porter bien quand ils sont proches de mourir,

 

C’est un cas tragique, alors que le précédent prêterait aisément au comique. L’ignorance de la menace imminente de la mort entraîne souvent la négligence des mesures à prendre pour ne pas mourir sans absolution.

2e Recueil Guerrier et ms Joly de Fleury (Laf. 984, Sel. 781). Mort soudaine seule à craindre, et c’est pourquoi les confesseurs demeurent chez les Grands.

Le point essentiel est dans l’ignorance où l’homme se trouve de la menace de sa mort, qui peut être imminente, et inscrite en lui par une maladie dont il ignore tout.

Corneille en a donné un exemple dans le personnage d’Attila, dans la tragédie éponyme. La menace qui pèse sur la santé du tyran est signalée discrètement dans la pièce. Mais pas plus que le Malade imaginaire, Pascal ne pouvait connaître cette pièce (1667).

La maladie est du reste pour Pascal l’état naturel du chrétien. Celui-ci doit vivre comme s’il savait qu’il peut mourir d’un moment à l’autre.

Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis. Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions. [...] 5. s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. Cette dernière supposition est la nôtre.

En revanche l’incrédule vit comme s’il ne devait jamais mourir, alors que la mort peut le frapper d’un moment à l’autre.

Mesnard Jean, “La maladie, état naturel des chrétiens”, Communio, p. 84-94.

Pascal ne censure pas l’ignorance où les hommes se trouvent de leur condition sujette à la maladie et à la mort : il sait qu’elle peut être une forme de divertissement qui préserve l’homme du spectacle angoissant de sa propre condition.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Quelque condition qu’on se figure où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir. La royauté est le plus beau poste du monde et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est - cette félicité languissante ne le soutiendra point - il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que s’il est, sans ce qu’on appelle divertissement le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

Les deux attitudes dont il est question dans le présent fragment ne sont donc contradictoires qu’en apparence ; l’idée du divertissement permet de les considérer comme connexes l’une de l’autre. Certains, dit Pascal, craignent la mort (alors qu’ils sont éventuellement en bonne santé), et recherchent naturellement le divertissement. Mais lorsque ce divertissement accomplit son office de faire oublier la mort, la maladie survient au moment où on ne l’attend plus.

 

ne sentant pas la fièvre prochaine

 

La fièvre est considérée comme une maladie plutôt que comme un symptôme (comme c’est le cas aujourd’hui). C’est une intempérie chaude qui vient du cœur, un effort de la nature pour cuire les humeurs corrompues. Voir De Rebecque Constant, Le médecin français charitable qui donne les signes et la curation des maladies internes qui attaquent le corps humain avec un Traité de la peste, Livre premier, Des fièvres, Ch. II, De la fièvre en général, Lyon, J. Certe, 1683, p. 6 sq. « La fièvre est une intempérie chaude de tout le corps qui s’allume premièrement dans le cœur, d’où elle se répand par le moyen des veines et des artères dans toutes les parties ». L’auteur mentionne la thèse de Cureau de la Chambre, avec laquelle il n’est pas d’accord, qui « par un long raisonnement [...] tâche de combattre cette opinion par des raisons assez plausibles, et de prouver que la fièvre n’est autre chose qu’un effort de la nature qui ramasse la chaleur et les esprits dans le cœur, et les envoie aux parties malades pour combattre le mal qui y est, ou en consumant les mauvaises humeurs par cette chaleur extraordinaire ; ou en les cuisant et préparant pour les pouvoir puis après plus facilement chasser du corps, ou les envoyer du moins sur quelque partie moins noble, et où elles ne puissent pas faire tant de mal ».

Voir le chapitre dernier du Traité de physique de Rohault, De la fièvre, éd. de 1671, Paris, Thierry et Savreux, p. 375-382, qui propose une interprétation mécaniste de la fièvre.

Il faut rappeler que, selon la lettre que Pascal a adressée à Mme de Sablé en janvier 1662, il a fait la connaissance du médecin Menjot, auteur d’un Febrium malignarum historia et curatio. Cette étude des fièvres se trouve en tête de l’édition de 1662 de l’ouvrage, dans laquelle Pascal a lu la Dissertatio pathologica de delirio in genere, qui paraît l’avoir fort intéressé. Voir sur ce point OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1360 sq. Menjot discute dans la Febrium malignarum historia la définition des fièvres bénignes et malignes par le fait que leur progrès est ou non dissimulé. Il conclut que c’est d’un côté la corruption, de l’autre le poison qui rend les fièvres malignes, et discute le cas où leur action s’unit, et celui où l’un précède l’autre. Il en traite le diagnostic, le pronostic et la thérapie.

 

ou l’abcès prêt à se former.

 

Abcès (absès) : tumeur contre nature qui tend à corruption. Amas d’humeur ou de sang qui se forme dans une partie interne du corps. Le peuple l’appelle apostume. Furetière renvoie à tumeur et à aposthème.