Pensées diverses III – Fragment n° 68 / 85 – Papier original : RO 437-7
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 143 p. 381 v° / C2 : p. 341
Éditions savantes : Faugère I, 214, CXVII / Havet XXV.58 / Brunschvicg 215 / Tourneur p. 108-5 / Le Guern 609 / Lafuma 716 (série XXV) / Sellier 594
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Bibliographie ✍
Voir le dossier thématique Maxime. CAGNAT Constance, La mort classique. Écrire la mort dans la littérature française en prose de la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Champion, 1995. FERREYROLLES Gérard, “Mourir avec Pascal”, in Travaux de littérature, Les écrivains devant la mort, XXV, Genève, Droz, 2012, p. 127-138. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986. SCHMITZ DU MOULIN Henri, Blaise Pascal. Une biographie spirituelle, Assen, VA, Van Gorcum, 1982. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. |
✧ Éclaircissements
Craindre la mort hors du péril et non dans le péril, car il faut être homme.
Sur le problème général de la mort et de l’attitude des hommes à son égard, au XVIIe siècle, voir Cagnat Constance, La mort classique. Écrire la mort dans la littérature française en prose de la seconde moitié du XVIIe siècle, pour les aspects littéraires, et Vovelle Michel, Mourir autrefois. Attitudes collectives devant la mort aux XVIIe et XVIIIe siècles, coll. Archives, Gallimard/Julliard, 1974, pour l’histoire des mentalités.
Sur la pensée de la mort selon Pascal, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 26 sq.
Le fragment peut être interprété de plusieurs manières différentes.
Pascal a peut-être pensé prendre le contrepied de Montaigne, Essais, I, XIX, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 87. « Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouvelles. Tout cela est beau : mais aussi quand elle arrive, ou à eux ou à leurs femmes, enfants et amis, les surprenant en désordre et au découvert, quels tourments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accable ? »
On peut y voir dans cette maxime la description d’un paradoxe qui montre la vanité de l’homme : on craint en général la mort, même lorsqu’elle ne menace pas, mais quand elle est là et menace réellement, l’homme lui tient tête pour agir en homme, c’est-à-dire, comme l’indique une note de Havet, en homme de cœur (de courage). À une crainte irraisonnée succède donc une réaction d’orgueil, en un sens bien vaine.
Cependant, dans l’esprit de Pascal, on n’a pas tort de craindre la mort, même et surtout quand elle ne menace pas immédiatement.
Noter que Pascal considère l’absence de crainte de la mort comme l’effet d’une inconscience aberrante, dans le cas des « libertins » : voir Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d’années, dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux. Il n’y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. Qu’on fasse réflexion là-dessus, et qu’on dise ensuite s’il n’est pas indubitable qu’il n’y a de bien en cette vie qu’en l’espérance d’une autre vie, qu’on n’est heureux qu’à mesure qu’on s’en approche, et que, comme il n’y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l’éternité, il n’y a point aussi de bonheur pour ceux qui n’en ont aucune lumière. Pascal voit donc dans une pareille braverie la preuve d’un manque de bon sens élémentaire.
C’est une conduite courante de craindre la mort lorsqu’elle n’est pas immédiatement présente, car elle peut survenir d’un instant à l’autre, au moment où l’on s’y attend le moins.
Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis.
Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions.
1. s’il est sûr qu’on y sera toujours. Si on pouvait y être toujours.
2. s’il est incertain si on y sera toujours ou non.
3. s’il est sûr qu’on n’y sera pas toujours mais qu’on soit assuré d’y être longtemps.
4. s’il est certain qu’on n’y sera pas toujours et incertain si on y sera pas longtemps.
5. s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure.
Cette dernière supposition est la nôtre.
2e ms Guerrier et ms Joly de Fleury (Laf. 984, Sel. 781). Mort soudaine seule à craindre, et c’est pourquoi les confesseurs demeurent chez les Grands.
Cette crainte de la mort soudaine et imprévue engendre le divertissement.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Divertissement. [...] Quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.
Divertissement 2 (Laf. 133, Sel. 166). Divertissement. Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.
Malgré les apparences premières, la peur de la mort au moment où elle ne menace pas immédiatement n’est donc pas dépourvue de sens, même si le recours au divertissement n’y remédie que provisoirement et finit, de malheur en malheur, par laisser l’homme sans défense devant elle, qui en est un comble éternel (Souverain bien 2 - Laf. 148, Sel. 181).
La Lettre sur la mort de son père donne une interprétation théologique de la crainte de la mort.
OC II, éd. J. Mesnard, p. 858. L’horreur de la mort est naturelle, mais en l’état d’innocence ; il était alors juste de la haïr ; en revanche, cette horreur cesse d’être juste après le péché, lorsque la mort sépare une âme sainte d’un corps impur.
Ferreyrolles Gérard, “Mourir avec Pascal”, in Travaux de littérature, Les écrivains devant la mort, XXV, p. 127-138. L’horreur de la mort est un reste de la condition antélapsaire de l’homme : avant le péché, Adam pouvait avec raison avoir la mort en horreur, parce que sa vie étant agréable à Dieu, elle devait l’être aussi pour lui. Cette horreur subsiste après le péché d’Adam, mais elle est l’effet de la corruption qui déteste tout ce qui s’oppose à l’amour de soi. Mais il n’en va pas de même pour le chrétien inspiré par l’amour de Dieu : « La vision chrétienne, à ce point, inverse celle de la nature corrompue : la mort, au lieu de mettre un comble au malheur de l’âme et un terme à tout bonheur par le corps, marque le couronnement de la béatitude de l’âme, et le commencement de la béatitude du corps » : p. 128, avec citation de OC II, éd. J. Mesnard, p. 859.
Voir sur ce sujet l’étude de Schmitz du Moulin Henri, Blaise Pascal. Une biographie spirituelle, Assen, VA, p. 30 sq., et surtout p. 35. L’horreur de la mort était naturelle dans l’état d’innocence, car alors elle aurait séparé une âme pure d’un corps pur.
Mais avec la chute d’Adam, quoique la condition de l’homme ait changé, l’horreur de la mort subsiste au cœur de l’homme.
Dans une perspective chrétienne, c’est l’un des thèmes de la Lettre sur la mort de son père, OC II, éd. J. Mesnard, p. 858, que l’horreur de la mort est naturelle, ayant subsisté en l’homme après le péché d’Adam. Voir aussi p. 854 : « Sans Jésus-Christ, [la mort] est horrible, elle est détestable, et l’horreur de la nature ».
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, p. 84 sq. Contre la conception stoïcienne de la mort naturelle : p. 84-85. C’est l’horreur de la mort qui est naturelle : p. 85.
GEF XIII, p. 130, donne une explication qui souligne qu’il existe une certaine parenté entre l’héroïsme de l’homme ordinaire et celui du chrétien : les raisons de craindre la mort tiendraient au fait que la mort conduit le chrétien au jugement par Dieu : « Le chrétien craint la mort, parce qu’elle le conduit à Dieu, pour l’épreuve du jugement, mais dans le péril il se retrouve homme, faisant face aux dangers qui se présentent, et accomplissant courageusement son devoir d’homme. » L’interprétation est discutable dans sa première partie. La seconde partie est moins contestable.
La note de GEF XIII renvoie d’autre part au fragment Preuves de Jésus-Christ 18 (Laf. 316, Sel. 347). Qui a appris aux évangélistes les qualités d’une âme parfaitement héroïque, pour la peindre si parfaitement en Jésus-Christ ? Pourquoi le font-ils faible dans son agonie ? Ne savent-ils pas peindre une mort constante ? Oui, car le même saint Luc peint celle de saint Étienne plus forte que celle de Jésus-Christ. Ils le font capable de crainte, avant que la nécessité de mourir soit arrivée, et ensuite tout fort. Mais quand ils le font si troublé c’est quand il se trouble lui-même et quand les hommes le troublent il est tout fort.
La conduite face à la mort peut donc se présenter comme est la figure de celle du Christ. Comme l’écrit J. Mesnard, OC II, p. 849, « ce qui est vrai pour tout homme est vrai au suprême degré pour l’Homme-Dieu ».
♦ Autres auteurs sur la crainte de la mort
La Rochefoucauld présente le mépris de la mort en sa présence même comme une pure illusion.
La Rochefoucauld, Maximes, éd. L. Plazenet, Paris, Champion, 2005, Maxime 21. « Ceux qu’on condamne au supplice affectent quelquefois une constance et un mépris de la mort qui n’est en effet que la crainte de l’envisager. De sorte qu’on peut dire que cette constance et ce mépris sont à leur esprit ce que le bandeau est à leurs yeux. »
Maxime 23. « Peu de gens connaissent la mort. On ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume ; et la plupart des hommes meurent parce qu’on ne peut s’empêcher de mourir. »
Maxime 26. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. »
Maxime 504. « Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort. J’entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l’espérance d’une meilleure vie. Il y a différence entre souffrir la mort constamment, et la mépriser. Le premier est assez ordinaire ; mais je crois que l’autre n’est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n’est point un mal ; et les hommes les plus faibles aussi bien que les héros ont donné mille exemples célèbres pour établir cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens l’ait jamais cru ; et la peine que l’on prend pour le persuader aux autres et à soi-même fait assez voir que cette entreprise n’est pas aisée. On peut avoir divers sujets de dégoût dans la vie, mais on n’a jamais raison de mépriser la mort ; ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne la comptent pas pour si peu de chose, et ils s’en étonnent et la rejettent comme les autres, lorsqu’elle vient à eux par une autre voie que celle qu’ils ont choisie. L’inégalité que l’on remarque dans le courage d’un nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se découvre différemment à leur imagination, et y paraît plus présente en un temps qu’en un autre. Ainsi il arrive qu’après avoir méprisé ce qu’ils ne connaissent pas, ils craignent enfin ce qu’ils connaissent. Il faut éviter de l’envisager avec toutes ses circonstances, si on ne veut pas croire qu’elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s’empêcher de la considérer. Mais tout homme qui la sait voir telle qu’elle est, trouve que c’est une chose épouvantable. La nécessité de mourir faisait toute la constance des philosophes. Ils croyaient qu’il fallait aller de bonne grâce où l’on ne saurait s’empêcher d’aller ; et, ne pouvant éterniser leur vie, il n’y avait rien qu’ils ne fissent pour éterniser leur réputation, et sauver du naufrage ce qui n’en peut être garanti. Contentons-nous pour faire bonne mine de ne nous pas dire à nous-mêmes tout ce que nous en pensons, et espérons plus de notre tempérament que de ces faibles raisonnements qui nous font croire que nous pouvons approcher de la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, l’espérance d’être regretté, le désir de laisser une belle réputation, l’assurance d’être affranchi des misères de la vie, et de ne dépendre plus des caprices de la fortune, sont des remèdes qu’on ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu’ils soient infaillibles. Ils font pour nous assurer ce qu’une simple haie fait souvent à la guerre pour assurer ceux qui doivent approcher d’un lieu d’où l’on tire. Quand on en est éloigné, on s’imagine qu’elle peut mettre à couvert ; mais quand on en est proche, on trouve que c’est un faible secours. C’est nous flatter, de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesse, soient d’une trempe assez forte pour ne point souffrir d’atteinte par la plus rude de toutes les épreuves. C’est aussi mal connaître les effets de l’amour-propre, que de penser qu’il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire, et la raison, dans laquelle on croit trouver tant de ressources, est trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. C’est elle au contraire qui nous trahit le plus souvent, et qui, au lieu de nous inspirer le mépris de la mort, sert à nous découvrir ce qu’elle a d’affreux et de terrible. Tout ce qu’elle peut faire pour nous est de nous conseiller d’en détourner les yeux pour les arrêter sur d’autres objets. Caton et Brutus en choisirent d’illustres. Un laquais se contenta il y a quelque temps de danser sur l’échafaud où il allait être roué. Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent les mêmes effets. De sorte qu’il est vrai que, quelque disproportion qu’il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, on a vu mille fois les uns et les autres recevoir la mort d’un même visage ; mais ç’a toujours été avec cette différence que, dans le mépris que les grands hommes font paraître pour la mort, c’est l’amour de la gloire qui leur en ôte la vue, et dans les gens du commun ce n’est qu’un effet de leur peu de lumière qui les empêche de connaître la grandeur de leur mal et leur laisse la liberté de penser à autre chose ».
Voir le chapitre sur le mépris de la mort dans Jacques Esprit, La fausseté des vertus humaines, Paris, Aubier, 1996, p. 405 sq. ✍
La Bruyère en revanche dénigre plutôt la vaine tentative de chercher à ne pas craindre la mort : voir Caractères, XI, 42 (6e éd.). « C’est plus tôt fait de céder à la nature et de craindre la mort, que de faire de continuels efforts, s’armer de raisons et de réflexions, et être continuellement aux prises avec soi-même pour ne la pas craindre ».
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 231 sq. ✍