Pensées diverses III – Fragment n° 9 / 85 – Papier original : RO 440-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 117 p. 367 v° / C2 : p. 323 v°
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 278 / 1678 n° 13 p. 273
Éditions savantes : Faugère I, 204, LXXVIII / Havet V.16 / Brunschvicg 333 / Tourneur p. 97 / Le Guern 550 / Lafuma 650 (série XXV) / Sellier 535
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Bibliographie ✍
LAFOND Jean (dir.), Moralistes du XVIIe siècle de Pibrac à Dufresny, coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont, 1992. NADAL Octave, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Gallimard, 1968. |
✧ Éclaircissements
N’avez‑vous jamais vu des gens qui, pour se plaindre du peu d’état que vous faites d’eux, vous étalent l’exemple de gens de condition qui les estiment ? Je leur répondrais à cela : Montrez‑moi le mérite par où vous avez charmé ces personnes et je vous estimerai de même.
Faire état : se dit de la pensée, de l’estime, de l’opinion qu’on a de quelque chose. Je fais état de votre amitié : je compte là-dessus. Je fais plus d’état de votre cœur que de tout ce que la fortune peut m’offrir (Furetière).
Condition : qualité, naissance, état où l’on est né. Être de condition noble. Homme de condition dit moins qu’homme de qualité (Furetière).
Mérite : assemblage de plusieurs vertus ou bonnes qualités en quelque personne, qui lui donne de l’estime, et de la considération. Voir aussi dans de Nadal Octave, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, p. 287 sq., une brève étude du mot mérite.
Le souci de voir son mérite estimé est mentionné dans plusieurs fragments.
Preuves par les Juifs VI (Laf. 470, Sel. 707). La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.
Laf. 628, Sel. 521. Du désir d’être estimé de ceux avec qui on est.
Le lien avec le thème de l’amour propre va de soi :
Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts.
Le recueil Moralistes du XVIIe siècle de Pibrac à Dufresny, édité par Jean Lafond (dir.), contient une abondante moisson de maximes et de pensées relatives à l’estime et au mérite ; se reporter à l’Index.
On trouve dans le livre de Nadal Octave, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Gallimard, 1948, p. 290 sq., une brève étude du sens du mot estime, tel que l’emploie Corneille. L’estime naît de la considération des mérites. L’estime peut s’attacher à une réputation glorieuse, à des qualités réelles, à des actions.
Il s’agit dans ce texte d’un dialogue fictif, aussi peu transposable dans la réalité que celui de Vanité 37 (Laf. 51, Sel. 84). Pourquoi me tuez vous ? Et quoi ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l’autre côté je suis un brave et cela est juste. Mais le caractère fictif de la mise en scène éclaire l’idée de manière nette. D’une certaine manière, ce fragment pourrait être prononcé par l’Alceste de Molière pour discréditer les petits marquis.
GEF XIII, p. 252-253, renvoie au second Discours sur la condition des Grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1032-1033.
« Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit. »
La situation n’est pas la même dans le présent fragment et ce Discours : alors que les Trois discours s’adressent à un prince, les personnes dont il est question ici sont de celles qui se recommandent de l’estime de quelques personnes de condition, et font par conséquent partie de catégories moins élevées.
La référence est toutefois pertinente dans la mesure où elle rappelle la différence que Pascal fait entre grandeurs naturelles et grandeurs d’établissement, entre mérite qui dépend de la personne et mérite d’origine sociale : avoir acquis l’estime d’une personne de condition est une forme d’établissement, puisque cette estime dépend de la fantaisie d’autrui. En revanche lorsque Pascal demande que l’on montre des qualités qui seules peuvent mériter son estime, il entend évidemment de qualités naturelles.
À partir de cette distinction, on peut associer le présent fragment au problème de l’art de plaire, qui est l’un des objets d’étude de Pascal comme des autres moralistes. Il s’inscrit nettement dans l’inspiration des moralistes classiques, qui tend presque toujours à discerner le vrai du faux mérite, et des ruses que les hommes emploient pour acquérir une estime, légitime ou non.
Les Caractères de La Bruyère contiennent un chapitre Du mérite personnel, dont l’inspiration est profondément marquée par la différence du mérite intérieur et du mérite d’établissement.
Une partie du comique chez Molière provient de la manière dont certains personnages se targuent de leurs succès en société pour se persuader qu’ils inspirent de l’estime. Voir par exemple Le misanthrope, III, 1, v. 781-804, notamment les derniers vers :
« Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître [sc. le roi].
Je crois qu’avec cela, mon cher Marquis, je croi
Qu’on peut, par tout pays, être content de soi. »