Pensées diverses V – Fragment n° 1 / 7 – Papier original : RO 227-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 169 p. 401 / C2 : p. 375
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 286-287 / 1678 n° 38 p. 284-285
Éditions savantes : Faugère I, 211, CVII / Havet VI.30 / Brunschvicg 103 / Tourneur p. 120-3 / Le Guern 645 / Lafuma 770 (série XXVII) / Sellier 635
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Bibliographie ✍
BÉNICHOU Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948. DROYSEN Johann Gustav, Histoire de l’hellénisme, coll. Bouquins, Paris, Laffont, 2003. FERREYROLLES Gérard, Traités sur l’histoire (1638-1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, Paris, Honoré Champion, 2013. GUION Béatrice, Du bon usage de l’histoire. Histoire, morale et politique à l’âge classique, Paris, Champion, 2008. MESNARD Jean, “Montaigne maître à écrire de Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 74-94. PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009. SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008. |
✧ Éclaircissements
Pastiche de Montaigne. Pascal conserve même des formes de langage qui sont du siècle précédent.
Sur la manière d’écrire de Montaigne, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 609 sq. Voir p. 610, note 62, une utile bibliographie sur l’appropriation par Pascal du style de Montaigne.
Mesnard Jean, “Montaigne maître à écrire de Pascal”, in La culture au XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 74-94.
L’exemple de la chasteté d’Alexandre n’a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d’intempérants. Il n’est pas honteux de n’être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n’être pas plus vicieux que lui.
Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. ✍
Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009. Sur la rhétorique des exemples.
Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 264 sq. Inutilité de la morale par l’exemple selon les moralistes.
Vanité 35 (Laf. 49, Sel. 82). César était trop vieil, ce me semble, pour s’aller amuser à conquérir le monde. Cet amusement était bon à Auguste ou à Alexandre. C’étaient des jeunes gens qu’il est difficile d’arrêter, mais César devait être plus mûr.
Sur la continence d’Alexandre, voir Plutarque, Vies des hommes illustres, Alexandre le Grand, VII, tr. Amyot, II, Pléiade, Paris, Gallimard, 1951, p. 326 sq. La continence d’Alexandre et sa propension au vin sont indiquées à la fin du § VI, et le § VII indique immédiatement que « dès qu’il était encore enfant, on connut évidemment qu’il serait continent quant aux femmes ; car étant impétueux et véhément en toutes autres choses, il était difficile à émouvoir aux plaisirs du corps, et en prenait fort sobrement ». L’allusion à l’ivrognerie peut répondre à l’épisode du meurtre de Clitus, qui s’est fait au cours d’une fête bien arrosée : voir le § LXXXVIII-LXXXIX, p. 386.
Droysen Johann Gustav, Histoire de l’hellénisme, coll. Bouquins, Paris, Laffont, 2003. ✍
Montaigne, Essais, II, 1, De l’inconstance de nos actions, éd. Balsamo et alii, p. 356.
« Il n’est point de vaillance plus extrême en son espèce, que celle d’Alexandre : mais elle n’est qu’en espèce, ni assez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu’elle est, si a elle encore ses taches. Qui fait que nous le voyons se troubler si éperdument aux plus légers soupçons qu’il prend des machinations des siens contre sa vie : et se porter en ceste recherche, d’une si véhémente et indiscrète injustice, et d’une crainte qui subvertit sa raison naturelle : la superstition aussi de quoi il était si fort atteint, porte quelque image de pusillanimité. Et l’excès de la pénitence, qu’il fit, du meurtre de Clitus, est aussi témoignage de l’inégalité de son courage. »
Montaigne, Essais, II, 19, De la liberté de conscience, éd. Balsamo et alii, p. 707.
« C’était à la vérité un très grand homme et rare ; comme celui, qui avait son âme vivement teinte des discours de la philosophie, auxquels il faisait profession de régler toutes ses actions : et de vrai il n’est aucune sorte de vertu, de quoi il n’ait laissé de très notables exemples. En chasteté (de laquelle le cours de sa vie donne bien clair témoignage) on lit de lui un pareil trait, à celui d’Alexandre et de Scipion, que de plusieurs très belles captives, il n’en voulut pas seulement voir une, étant en la fleur de son âge : car il fut tué par les Parthes âgé de trente un an seulement. Quant à la justice, il prenait lui-même la peine d’ouïr les parties : et encore que par curiosité il s’informât à ceux qui se présentaient à lui, de quelle religion ils étaient : toutes-fois l’inimité qu’il portait à la nôtre, ne donnait aucun contrepoids à la balance. Il fit lui-même plusieurs bonnes lois, et retrancha une grande partie des subsides et impositions, que levaient ses prédécesseurs. »
La Rochefoucauld, Réflexions diverses, VII, éd. Truchet, p. 198-199. L’exemple d’Alexandre est donné parmi plusieurs autres. Idée que les grands originaux ont souvent donné de très mauvaises copies.
On croit n’être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes quand on se voit dans les vices de ces grands hommes.
Le présent fragment participe d’une certaine manière de l’opération que Paul Bénichou appelait dans Morales du grand siècle, la « démolition du héros », qui consistait à miner l’idéal aristocratique en soulignant que les plus grandes actions sont souvent inspirées par des motifs ordinaires, bas et parfois sordides.
La Bruyère, Caractères, Du mérite personnel, 31 (I). « Dans la guerre, la distinction entre le héros et le grand homme est délicate : toutes les vertus militaires font l’un et l’autre. Il semble néanmoins que le premier soit jeune, entreprenant, d’une haute valeur, ferme dans les périls, intrépide ; que l’autre excelle par un grand sens, par une vaste prévoyance, par une haute capacité, et par une longue expérience. Peut-être qu’Alexandre n’était qu’un héros, et que César était un grand homme. »
Guion Béatrice, Du bon usage de l’histoire. Histoire, morale et politique à l’âge classique, Paris, Champion, 2008, p. 323 sq. Voir p. 329 sq., sur Montaigne et les libertins. Le courant libertin reprend à Montaigne et à Charron l’idée que le désir de gloire est une fausse vertu utile au bien public : p. 329. La politique de Richelieu, que poursuit Louis XIV, atteint l’idéal héroïque en affaiblissant le rôle politique de la noblesse : p. 330. La défaite de l’aristocratie est scellée par la Fronde. Les héros antiques, dévalorisés par l’augustinisme comme païens, le sont aussi après 1670 par la propagande monarchique, lorsque Louis XIV renonce à être présenté en nouvel Alexandre pour être peint désormais sous ses propres traits. Montaigne écrit que les âmes des empereurs et des savetiers sont jetées à même moule, Essais, II, XII, p. 476. Charron, De la sagesse, Livre I, ch. 49, éd. Fayard, p. 322 : « mais enfin ce sont hommes jetés et faits au moule des autres, et assez souvent plus mal nés et mal partagés de nature que plusieurs du commun ». Le courant libertin reprend ces idées, notamment du côté gassendiste : p. 332-333. Voir ce qu’en dit Pascal, et tout Port-Royal : p. 333. Voir Nicole Pierre, De la grandeur, II, § XXVIII, De l’éducation d’un prince. Il n’existe pas de surhomme héroïque pour Port-Royal, d’autant moins qu’à la suite de La cité de Dieu, on y met en cause la motivation des grandes actions, refusant d’y reconnaître une quelconque élévation morale pour n’y voir que les manifestations de la concupiscence. Selon Nicole, Alexandre, César et les autres conquérants n’étaient soutenus que par une ambition démesurée de dominer, donc par la libido dominandi. La Rochefoucauld, Maximes, maxime 24, et J. Esprit dans La fausseté des vertus humaines, t. 2, ch. XII, disent la même chose. Les prétendues grandes actions viennent d’un principe vicieux, l’orgueil ou la passion. Des guerres de religion à la Fronde, s’élabore une image négative des grands : p. 334 sq. La critique de l’héroïsme guerrier : p. 336 sq. Les vertus militaires sont de moins en moins celles qui définissent un héros : p. 340. Les qualités morales sont indispensables à l’héroïsme véritable.
Sur ces aspects de la vision janséniste de la nature humaine, voir les études de Philippe Sellier, dans Port-Royal et la littérature, II, Le siècle de saint Augustin, 2e éd., Paris, Champion, 2012, notamment “L’anamorphose des grands hommes”, p. 311-326.
Mais Pascal ne prend pas le problème sous le même angle que La Rochefoucauld et La Bruyère.
Le présent fragment pourrait être comparé au texte contre la comédie, Laf. 764, Sel. 630. Dans les deux cas, il s’agit pour Pascal moins de démontrer que les grandes âmes ont des traits de bassesse qui les ravalent au niveau des gens du commun, mais de comprendre les réactions que le spectacle des êtres estimés héroïques suscitent dans l’esprit de leurs spectateurs. Ce que le fragment Laf. 764, Sel. 630 dit des effets de la comédie, Pascal le montre ici de l’ambition et de la grandeur. De la même manière que l’on se fait une bonne conscience qu’on tire de la représentation de l’amour, il remarque que le spectacle des héros a une bonne conscience de se laisser aller aux mêmes vices qu’eux. Le spectateur l’intéresse plus ici que le spectacle.
Et cependant on ne prend pas garde qu’ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple, car quelque élevés qu’ils soient, si sont‑ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit.
La position de Pascal à l’égard des grands est plus complexe que la simple volonté de « démolition ». Il ne nie pas que la grandeur puisse être réelle, mais il voit aussi que cette grandeur est, comme en tout homme, corrélative de caractères de misère. Il n’insiste pas sur ce double caractère, mais plus exactement sur le fait que les personnes qui s’excusent de partager leurs vices ne voient pas que si elles s’apparentent à ces héros, c’est par leur mauvais côté. La critique ne porte que secondairement sur la nature des héros, mais directement sur l’erreur de jugement qui conduit à imiter ceux de leurs traits qui méritent le moins d’admiration.
Mesnard Jean, “Montaigne maître à écrire de Pascal”, in La culture au XVIIe siècle, p. 77. Comment Pascal transforme avec ironie la formule de Montaigne sur le cul des grands hommes en “quelque élevés qu’ils soient, si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit”.
Sur le peuple, au sens du commun des hommes, l’édition GEF XIII, p. 32-33, renvoie à La Bruyère, Les caractères, Des Grands, 53, éd. R. Garapon, Garnier, p. 273.
Ils ne sont pas suspendus en l’air tout abstraits de notre société.
Noter le caractère burlesque de cette imagination : les héros flottent dans les airs.
Abstract : terme de philosophie : ce qu’on détache par la pensée de toute autre chose, afin d’en avoir une connaissance simple, er par lui-même. La quantité est un terme abstract quand on la considère en elle-même, et sans être attachée à aucun corps, quoiqu’elle ne puisse subsister naturellement sans lui, ni lui sans elle. Abstraire : faire une abstraction, un détachement de toutes les qualités d’une chose, pour ne considérer que son essence. Abstrait : se dit figurément en morale, d’un homme qui détache ses regards de touts les objets qui l’environnent, pour ne vaquer qu’à la contemplation de celui qu’il a dans la pensée. Les saints qui sont en extase sont des gens abstraits qui vaquent seulement à la contemplation des grandeurs et des beautés divines (Furetière).
Non, non, s’ils sont plus grands que nous, c’est qu’ils ont la tête plus élevée, mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres ; ils y sont tous à même niveau et s’appuient sur la même terre,
Pascal ne néglige pas la grandeur des héros. Mais même lorsqu’il concède à l’homme une certaine dignité, l’expression ne manque pas d’une certaine ironie.
et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous, que les plus petits, que les enfants, que les bêtes.
Gradation descendante qui va des petits hommes aux enfants, qui ne jouissent pas de toute leur intelligence, et finit aux bêtes.
Que les plus petits : Pascal a d’abord écrit que les moindres du peuple, expression de signification sociale, qui aurait été mal accordée aux deux termes suivants, enfants et bêtes. Mais la lecture petits est douteuse. C’est celle des Copies. Voir la transcription diplomatique.
Ferreyrolles Gérard, Traités sur l’histoire (1638-1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 89. La conception de l’Histoire sous-jacente à ce fragment va contre l’efficacité morale que les dévots lui prêtent. L’histoire n’est pas instructive du point de vue moralisateur. Elle est une discipline de moraliste, c’est-à-dire d’observateur des mœurs et d’investigateur des motifs et des intentions cachés des hommes, particulièrement des Grands. Mais elle n’est pas édifiante, car « les vices des grands hommes justifient les nôtres et l’éminence de leurs vertus nous excuse de ne pas les égaler ».