Fragment Commencement n° 1 / 16  – Papier original : RO 25-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Commencement n° 216 p. 77 / C2 : p. 102-103

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 245-246 / 1678 n° 17 p. 237-238

Éditions savantes : Faugère II, 146, XV / Havet XXIV.16  / Brunschvicg 226 / Tourneur p. 224-1 / Le Guern 140 / Lafuma 150 / Sellier 183

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Bibliographie

 

GHEERAERT Tony, À la recherche du Dieu caché. Introduction aux Pensées de Pascal, La Bibliothèque électronique de Port-Royal, 2007, p. 82 sq.

GOLDMANN Lucien, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, NRF, Gallimard, Paris, 1955, p. 219.

GOUHIER Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, p. 118 sq., sur les impies.

LA BRUYÈRE, Caractères, Des esprits forts, n° 10, éd. Garapon, Garnier, p. 461 et n° 7, p. 460.

MESNARD Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, n° 29, automne 1993, p. 25-39.

MEURILLON Christian, “La notion de commencement dans les Pensées”, Op. cit., n° 2, nov. 1993, p. 63-72.

SELLIER Philippe, “L’ouverture de l’apologie pascalienne”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 437-451 ; Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Champion, Paris, 1999, p. 51-66.

THIROUIN Laurent, “Transition de la connaissance de l'homme à Dieu : examen d'une liasse des Pensées”, p. 367.

 

Éclaircissements

 

Aspect génétique

 

Ernst Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, p. 187 sq. Texte immédiatement suivant : Fondement 9 (Laf. 232, Sel. 264) : On n'entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres. La liaison logique est directe, et marque le rapport de ce texte avec le thème du Dieu caché. Il est significatif que ce second fragment ait été rejeté dans la liasse Fondement, parce qu’il était prématuré de la placer dans Commencement ; la même chose est arrivée dans la liasse A P. R., pour la fin de A P. R. 2.

Le travail d’élaboration a fait basculer le sens du fragment.

Au début, le premier jet ne comprend que le raisonnement des impies ; on n’a donc qu’un résumé, suivi d’une réponse de l’apologiste. Il est visible que la première phrase et la question Que disent-ils donc ? sont une addition postérieure à la partie centrale du fragment.

Dans les marges se greffent la remarque sur la force de la raison, la remarque sur la non-contradiction avec l’Écriture et le paradoxe final sur l’amusement des irréfléchis.

Le personnage se précise : ils devient les impies. Les additions ont peut-être été faites à l’occasion de l’insertion dans Commencement, à des fins de raccordement ; elles en recueillent les points fondamentaux : folie des impies raisonneurs, leur légèreté, leur ignorance de ce dont ils parlent.

 

Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être étrangement forts en raison.

 

Dans le manuscrit et les copies, il n’y a pas de virgule après impies, ce qui suggère que la relative qui suit est déterminative, et signifie que Pascal ne parle que de ceux des impies qui font profession de suivre la raison ; ce qui suppose qu’à côté de ces impies rationalistes, il peut y en avoir d’autres, qui ne font pas profession de suivre la raison. C’est du reste bien le cas : il y a des incrédules qui ne prétendent nullement suivre la raison.

Pascal pense sans doute à Jacques des Barreaux (1599-1673). Voir le fragment Dossier de travail (Laf. 410, Sel. 29) : Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute. Des Barreaux. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer. Des Barreaux a fait un voyage à Padoue, où il a rencontré l’athée Cremonini. Selon Tallemant, « il prêche l’athéisme partout où il se trouve ». Voir par exemple ses vers libertins dans Adam Antoine, Les libertins du XVIIe siècle, p. 193 sq. :

       « Étudions-nous plus à jouir qu'à connaître,       

       Et nous servons des sens plus que de la raison » : p. 195.

       « Je me dégrade de raison,

       Je veux devenir un oison,

       Et me sauver dans l'ignorance... » : p. 195.

Des Barreaux est aussi l’auteur de ces vers :

       « Et par ma raison je bute

       À devenir bête brute. »

Tallemant des Réaux, Historiettes, II, éd. Antoine Adam, Pléiade, Paris, Gallimard, 1961, p. 29-31.

Par conséquent, Pascal distingue bien deux sortes d’impies, les uns rationalistes, dont il parle dans ce fragment, et les autres épicuriens forcenés, qui ne sont pas en cause ici.

L’idée qu’esquisse Pascal dans ce fragment est que, pour être impie rationaliste sérieusement, c’est-à-dire de manière cohérente, il faut être en mesure d’assumer les principes sur lesquels l’incroyance doit s’appuyer, et les conséquences qui s’en tirent.

C’est pourquoi, dans un autre fragment, il remarque que l’incroyance n’est pas compatible avec une complète faiblesse d’esprit. Voir Commencement 7 (Laf. 157, Sel. 189) : Athéisme marque de force d'esprit, mais jusqu'à un certain degré seulement. L’incrédulité suppose en effet que l’homme n’a que ses lumières naturelles pour s’appuyer dans la pensée, contrairement au chrétien, qui admet dans la Révélation des principes qui lui sont apportés de l’extérieur. Si bien qu’alors que le chrétien peut ne pas dire des « choses parfaitement claires », puisqu’il admet des dogmes qui surpassent sa raison, l’athée ne peut compter que sur sa propre raison, et par conséquent doit être claire à elle-même. Voir Commencement 11 (Laf. 161, Sel. 193) : Les athées doivent dire des choses parfaitement claires.

Mais c’est précisément sur ce point que le bât blesse : les incrédules ne sont justement pas à la hauteur de cette exigence, car il n'est point parfaitement clair que l'âme soit matérielle. C’est pourquoi Pascal peut écrire que l’athéisme n’est une marque de force d’esprit que jusqu’à un certain point. Comme le précise Commencement 7 (Laf. 157, Sel. 189), l’athéisme n’est marque de force d’esprit, que jusqu’à un certain degré seulement.

En revanche, la réciproque n’est pas vraie. Goldmann Lucien, Le Dieu caché, p. 219, sur Commencement 11 (Laf. 161, Sel. 193), commet sur ce fragment un contresens et une erreur de logique, savoir qu’il se conclut de cette proposition que, si l’on est fort en raison, on est justifié d’être impie. Mais du fait que l’on ne puisse pas être un athée sérieux sans avoir des idées claires, il ne découle pas que qui a les idées claires doit être athée.

Le désaveu de la raison que Pascal propose dans la liasse Soumission et usage de la raison est très différent de ce rejet de la raison par les impies : chez ces derniers, le refus de la raison est définitif, et tend à un avilissement de la pensée ; chez Pascal, le désaveu et la soumission tendent au contraire à permettre un usage satisfaisant de la raison.

 

Que disent‑ils donc ?

Ne voyons‑nous pas, disent‑ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes,

 

Premier argument fréquent dans le courant libertin : contrairement à ce que prétendent les chrétiens, il n’y a pas de différence essentielle entre les hommes et les animaux.

Cardan, De immortalitate animorum, p. 472. Citation de Ménandre, selon laquelle les bêtes sont plus heureuses que les hommes.

D’autre part, les libertins pensent que l’âme de l’homme est aussi mortelle que celle des bêtes.

Le thème n’est cependant pas seulement tiré de textes libertins. Pascal s’inspire en fait de thèmes bibliques, notamment de l’Ecclésiaste.

Ecclésiaste, III, 18-21.

« J’ai dit en mon cœur des enfants des hommes que Dieu les éprouve et qu’il fait voir qu’ils sont semblables aux bêtes. 19. C’est pourquoi les hommes meurent comme les bêtes et leur condition est égale. Comme l’homme meurt, les bêtes meurent aussi. Les uns et les autres respirent de même, et l’homme n’a rien plus que la bête. 20. Tout est soumis à la vanité, et tout va en un même lieu. Ils ont tous été tirés de la terre, et ils retournent tous dans la terre. 21. Qui connaît si l’âme des enfants des hommes monte en haut, et si l’âme des bêtes descend en bas ? »

Commentaire de Sacy dans sa traduction de l’Ecclésiaste, sur les versets 18-20 :

« Ces paroles sont obscures si on les considère toutes seules. On sait qu’il y a des impies qui en abusent. Mais il n’est pas difficile d’en découvrir le sens, si on les lie avec celles qui précèdent. Car avant même que d’avoir démêlé tout ce qu’elles peuvent avoir de moins clair, il est contre toute sorte d’apparence de s’imaginer qu’elles puissent affaiblir en la moindre chose la certitude que la foi nous donne de l’immortalité de l’âme.

Le Sage vient de dire que « lorsqu’il voit les injustices qui se commettent dans le monde, il dit en lui-même que Dieu jugera le juste et l’injuste, et que ce sera alors de temps de toutes choses ». Il y a donc selon lui une autre vie après celle-ci, et les âmes des bons et des méchants seront vivantes et immortelles après leur mort, pour être punies ou récompensées selon le bien ou le mal qu’elles auront fait. Il établit cette vérité dans toute la suite de ce livre, et particulièrement dans les dernières paroles, lorsqu’il dit : Écoutons tous ensemble la fin de tout discours : Craignez Dieu, et observez ses commandements ; car c’est là le tout de l’homme. Et Dieu fera rendre compte en son jugement de toutes les fautes et de tout le bien et le mal qu’on aura fait.

Après cela ne faut-il pas avoir une hardiesse qu’il n’y a que l’impiété qui puisse inspirer, pour prétendre que le Saint Esprit se contredise si visiblement, qu’aussitôt qu’il a dit que Dieu jugera les hommes après cette vie, il soutienne deux lignes après que les âmes meurent avec le corps, et qu’il n’y aura point d’autre vie après celle-ci ?

J’ai dit en moi-même, dit Salomon, des enfants des hommes, que Dieu les éprouve, et qu’il fait voir qu’ils sont semblables aux bêtes. Cette pensée du Sage n’est point une chose extraordinaire, qui ne puise s’accorder avec les autres vérités qu’il nous enseigne. David l’avait eue avant lui. C’est ce qu’il marque dans l’un de ses Psaumes par ces paroles : Lorsque l’homme était dans l’honneur de sa première création il ne l’a pas compris. C’est pourquoi il a été comparé aux bêtes et il est devenu semblable à elles.

Que l’homme ne se glorifie point dans cette profonde misère où il s’est réduit. Dieu l’avait créé semblable aux anges, il a voulu par son orgueil se rendre semblable à Dieu, et il est devenu semblable aux bêtes ; il naît comme elles ; il respire comme elles ; il meurt comme elles. Leur condition est égale, dit Salomon, ou plutôt on peut enchérir encore au-dessus de cette expression, et dire que leur condition en quelque chose est inégale. Car il y a plusieurs d’entre les bêtes qui selon le corps ont de l’avantage au-dessus de l’homme. Elles naissent avec moins de peine, et moins de faiblesse. Leurs sens sont plus vifs ; leurs corps plus sains ; leur nourriture plus aisée. La nature les a pourvues de toutes choses. Elles ont ou la vitesse pour fuir le péril, ou des armes nées avec elles pour s’en défendre. Et les hommes sont obligés d’emprunter d’elles ces peaux précieuses qu’elles ont reçues de Dieu pour se garantir du froid, et des injures de l’air.

La raison de ceci est bien visible, parce que les bêtes sont demeurées dans l’état où Dieu les avait créées, et que l’homme au contraire est dans celui où son péché l’a réduit. Ainsi elles sont dans le monde comme dans leur lieu naturel, et l’homme y est comme dans une prison. Sa vie est sa peine. Il naît pour souffrir : Natura ipsa poenalis est, dit saint Augustin. Tout est soumis à la vanité, à l’inconstance et à la misère. Les hommes et les bêtes, selon le corps, vont au même lieu. Ils ont été tirés de la terre et ils y retournent. La mort qui était naturelle à la bête, est devenue la peine de l’homme. C’est le juste arrêt que Dieu prononça contre Adam après sa désobéissance : Vous êtes terre et vous retournerez en terre. »

 

 et les Turcs comme les chrétiens ; ils ont leurs cérémonies, leurs prophètes, leurs docteurs, leurs saints, leurs religieux comme nous-mêmes, etc.

 

Argument classique de l’équivalence des religions, qui permet de réduire le christianisme au rang des religions païennes.

Sabrié J.B., De l'humanisme au rationalisme, Pierre Charron (1541-1603), Slatkine Reprints, Genève, 1970 (réimpression de l'édition de Paris, Alcan, 1913, p. 193, cite Du Plessis-Mornay, De la vérité de la religion chrétienne contre les athées, épicuriens, païens, Juifs, mahumétans et autres infidèles, Anvers, 1581. Les indifférents mettent toutes les religions sur le même pied, et « comme ils voient des Gentils, des Juifs, des Turcs, des Chrétiens au monde, « chacun pensant servir Dieu et trouver son salut en la sienne », « au lieu de choisir le droit par le jugement de la raison, ils s’arrêtent et s’étonnent et concluent en cet étourdissement que tout revient à un » : p. 193-194.

 

 Les Turcs

 

L’exemple des Turcs n’est pas pris au hasard. Pascal remarque ailleurs que c’est parce qu’ils ne perçoivent pas la différence réelle qui sépare les religions que les Turcs suivent la religion de leur pays. Voir Transition 1 (Laf. 193. Sel. 226) : C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition de serrurier, soldat, etc.

 

Cela est‑il contraire à l’Écriture ? Ne dit‑elle pas tout cela ?

 

La réponse est d’autant plus pertinente que Pascal s’inspire ici directement du texte de l’Ecclésiaste, et qu’il montre sur pièces que ce que disent les incrédules, l’Écriture l’a dit avant eux, et de manière à la fois plus forte et plus radicale.

Il s’agit pour Pascal de priver les incroyants de l’illusion qu’ils ont pensé quelque chose de nouveau, à quoi l’Écriture n’ait pas pensé avant eux. Le fragment tend à montrer que contrairement à ce que soutiennent les « libertins », les prophètes ont parfaitement vu ce que la condition de l’homme a de tragique, ou de comparable à celle des animaux. Il en résulte que les libertins sont des demi-habiles qui s’ignorent.

La technique de Pascal consiste à effectuer une translatio quaestionis qui lui permet de faire échec à l’objection des incrédules. Les incrédules font porter l’argumentation sur la nature de la religion chrétienne, en cherchant à l’assimiler aux autres religions, païennes notamment.

Pascal déplace le point de vue : il demande à son lecteur non pas d’envisager le fait de la religion en lui-même, mais de prêter attention à ce que dit cette religion : de l’observation extérieure de la religion, on passe à l’écoute de sa doctrine et de ce qu’elle révèle de la nature de l’homme. On passe d’une attitude critique extérieure à une attitude d’écoute.

 

Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en voilà assez pour vous laisser en repos.

 

Allusion au passage de Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), dans lequel Pascal fait dire au libertin paresseux qu’il préfère demeurer en repos plutôt que de chercher une vérité qui lui est sans doute accessible : Et de tout cela, je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m'arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future.

L'alternative est d'origine platonicienne. On retrouve l'exigence socratique de recherche de la vérité, par opposition à l'indifférence de Calliclès à l'égard de ce qui est vrai. Mais chez Pascal, cette indifférence est plutôt l'effet de l'indolence que du culte de la force.

 

Mais si vous désirez de tout votre cœur de la connaître ce n’est pas assez regardé au détail. C’en serait assez pour une question de philosophie, mais ici où il va de tout...

 

Raisons 3v (Laf. 84, Sel. 118). Descartes. Il faut dire en gros : « Cela se fait par figure et mouvement », car cela est vrai. Mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine (texte barré).

Commencement 14 (Laf. 164, Sel. 196). Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic. Mais ceci...

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Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle.

 

Et cependant après une réflexion légère de cette sorte on s’amusera, etc.

 

Cette expression annonce la liasse Divertissement.

Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682). Avant que d'entrer dans les preuves de la religion chrétienne, je trouve nécessaire de représenter l'injustice des hommes qui vivent dans l'indifférence de chercher la vérité d'une chose qui leur est si importante, et qui les touche de si près.

De tous leurs égarements, c'est sans doute celui qui les convainc le plus de folie et d'aveuglement, et dans lequel il est le plus facile de les confondre par les premières vues du sens commun et par les sentiments de la nature. Car il est indubitable que le temps de cette vie n'est qu'un instant, que l'état de la mort est éternel, de quelque nature qu'il puisse être, et qu'ainsi toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l'état de cette éternité, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu'en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet.

Il n'y a rien de plus visible que cela et qu'ainsi, selon les principes de la raison, la conduite des hommes est tout à fait déraisonnable, s'ils ne prennent une autre voie. Que l'on juge donc là-dessus de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se laissant conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et, comme s'ils pouvaient anéantir l'éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement.

Cependant, cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu'ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée.

 

Qu’on s’informe de cette religion, même si elle ne rend pas raison de cette obscurité. Peut‑être qu’elle nous l’apprendra.

 

Qu'on s'informe de cette religion : c’est le thème général de la liasse A P. R.

Le contexte ne précise pas de quelle obscurité il s’agit. Il faut sans doute se rapporter au début de A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182), qui, parmi les demandes auxquelles la véritable religion doit satisfaire, mentionne l’incompréhensible mélange de grandeur et de misère dans la nature de l’homme, et les résistances qu’il oppose à son propre bonheur.

Pour le reste, Pascal reprend ici une idée qui a déjà été formulée dans A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182) : Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses.

Mais il s’agit d’un argument a minima : Pascal pense que non seulement la religion chrétienne peut apprendre à l’homme l’obscurité de sa condition, mais il estime aussi que, par la doctrine du péché originel et de la corruption, elle peut en rendre raison. C’est ce qu’elle fait en effet, lorsque la Sagesse de Dieu déclare dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) : Quelle religion nous enseignera donc à guérir l’orgueil, et la concupiscence ? quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes. Toutes les autres religions ne l’ont pu. Voyons ce que fera la sagesse de Dieu.

N’attendez point, dit-elle, ô hommes, ni vérité, ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai formés et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes.

Mais, vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait, je l’ai rempli de lumière et d’intelligence, je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent.

Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.

Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.

Cependant, s’adressant au lecteur qui est parvenu au point où il en est de la liasse Commencement, et qui par conséquent ont compris la nécessité de chercher la vérité parmi les religions, Pascal lui fait remarquer que les impies rationalistes sont, quoi qu’ils puissent croire, très en retard dans la compréhension de la condition humaine : non seulement la religion chrétienne pourrait leur faire comprendre la raison de l’obscurité enfermée par la condition humaine, mais elle pourrait leur faire voir le fait même de cette obscurité.

L’argument a donc une portée double : l’une directe, qui consiste à pousser le lecteur de bonne volonté à la recherche en lui montrant à quel point les objections des impies qui font profession de suivre la raison sont en réalité superficielles et dénuées de portée ; l’autre indirecte, à l’adresse de ces impies eux-mêmes, en leur faisant sentir à quel point leur conduite est méprisable aux yeux des honnêtes gens de bon sens. On retrouvera la même tactique à double détente dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681).

Cette esquisse trouve du reste un ample développement dans ce grand fragment Preuves par discours II : Qu'ils apprennent au moins quelle est la religion qu'ils combattent avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d'avoir une vue claire de Dieu, et de le posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence. Mais puisqu'elle dit, au contraire, que les hommes sont dans les ténèbres et dans l'éloignement de Dieu, qu'il s'est caché à leur connaissance, que c'est même le nom qu'il se donne dans les Écritures, Deus absconditus et, enfin, si elle travaille également à établir ces deux choses : que Dieu a établi des marques sensibles dans l'Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement ; et qu'il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque dans la négligence où ils font profession d'être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre, puisque cette obscurité où ils sont, et qu'ils objectent à l'Église, ne fait qu'établir une des choses qu'elle soutient, sans toucher à l'autre, et établit sa doctrine, bien loin de la ruiner ?

Il faudrait, pour la combattre, qu'ils criassent qu'ils ont fait tous leurs efforts pour la chercher partout, et, même dans ce que l'Église propose pour s'en instruire, mais sans aucune satisfaction. S'ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j'espère montrer ici qu'il n'y a personne raisonnable qui puisse parler de la sorte ; et j'ose même dire que jamais personne ne l'a fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s'instruire, lorsqu'ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l'Écriture, et qu'ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se vantent d'avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais, en vérité, je leur dirais ce que j'ai dit souvent, que cette négligence n'est pas supportable.

Gérard Ferreyrolles propose une ponctuation et une interprétation différentes : Qu’on s’informe de cette religion même, si elle ne rend pas raison de cette obscurité, peut-être qu’elle nous l’apprendra.