Fragment Commencement n° 3 / 16  – Papier original : RO 63-8

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Commencement n° 218 p. 77 / C2 : p. 103

Éditions de Port-Royal : Chap. I - Contre l’Indifférence des Athées : 1669 et janv. 1670 p. 6 / 1678 n° 1 p. 6

Éditions savantes : Faugère II, 18 / Havet IX.3  / Brunschvicg 213 / Tourneur p. 225-2 / Le Guern 142 / Lafuma 152 / Sellier 185

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 329. 

 

 

Éclaircissements

 

Entre nous et l’enfer ou le ciel il n’y a que la vie entre deux qui est la chose du monde la plus fragile.

 

Que signifie la vie entre deux ?

L’idée d’entre deux est voisine de celle de milieu. Voir le dossier consacré au Milieu.

Sur les différents emplois de l’expression entre deux chez Pascal, voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 39 sq. Entre deux dans la définition de l’espace vide. Voir p. 41 sq. L’homme entre deux, dans Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). H. Gouhier y voit un « schème important dans la pensée de Pascal », mais il n’explique pas clairement ce qu’il entend par là. Il donne quelques références, qui apportent peu de lumière sur le fragment.

Pascal parle d’entre deux lorsqu’il veut situer l’homme entre le néant et le tout, d’abord dans L’esprit géométrique. Voir § 39, OC III, éd. J. Mesnard, p. 411-412 : « Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d’étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s’estimer son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie. »

Dans le fragment Raisons des effets 3 (Laf. 83, Sel. 117), Pascal présente comme entre deux les demi-savants qui sont sortis de l’ignorance complète, mais ne sont pas parvenus à la science suprême, qui consiste à connaître son insuffisance : Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent, la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant, l’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu’ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis, mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre deux qui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.

Mais ces références ne sont guère éclairantes dans le cas présent.

Il faut partir de la distinction implicitement contenue dans le texte entre la vie naturelle (sur terre), et la vie surnaturelle. Pascal considère la première en fonction de la seconde. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 329. La mort n’est pas seulement tragique parce qu’elle met un terme à la destinée terrestre de l’homme ; mais parce qu’elle marque le point de départ de sa destinée éternelle []. Cette pensée s’applique au croyant. Elle l’invite à organiser sa vie en fonction de l’éternité. Plus proprement tragique est la situation du « libertin » indifférent à son salut, car s’il persiste dans cette attitude, il tombe nécessairement dans le malheur. J. Mesnard renvoie à Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681).

Il faut renvoyer au fragment Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192), qui se trouve dans la même liasse : Il n’y a que trois sortes de personnes, les uns qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux, ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.

La signification du fragment se comprend comme suit : la vie entre deux désigne l’intervalle qui, dans l’existence des hommes, sépare l’instant présent et le moment où la mort les place dans l’alternative du ciel ou de l’enfer. Entre deux ne désigne pas dans le cas présent une alternative, comme dans ceux que nous avons évoqués plus haut, mais un intervalle. En revanche, cet intervalle conduit à une alternative, qui est celle du ciel ou de l’enfer. La remarque serait banale, si Pascal ne précisait pas que cet intervalle est fragile : le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187) indique qu’il est sûr qu’on n’y sera pas toujours et incertain si on y sera une heure. C’est pourquoi, comme l’indique le fragment Commencement 10, cité ci-dessus, ceux du milieu, qui cherchent parce qu’ils ne l’ont pas encore trouvé, sont raisonnables. Ce n’est en revanche pas le cas pour ceux qui vivent comme s’ils pouvaient être toujours, et échapper ainsi à l’alternative du ciel et de l’enfer.

L’édition de Port-Royal insère ce fragment dans le texte de Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), et place l’ensemble dans le ch. I, Contre l’indifférence des athées, p. 6. « Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort qui nous menace à chaque instant nous doit mettre dans peu d’années, et peut-être en peu de jours dans un état éternel de bonheur, ou de malheur, ou d’anéantissement. Entre nous et le ciel, l’enfer ou le néant il n’y a donc que la vie qui est la chose du monde la plus fragile ; et le ciel n’étant pas certainement pour ceux qui doutent si leur âme est immortelle, ils n’ont à attendre que l’enfer ou le néant. »