Fragment Contrariétés n° 10 / 14 – Papier original : RO 201-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 173 et 174 p. 47 / C2 : p. 68
Éditions savantes : Faugère II, 92, V / Havet I.10 / Michaut 442 / Brunschvicg 415 / Tourneur p. 198-4 / Le Guern 118 / Lafuma 127 / Sellier 160
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 211-212. |
✧ Éclaircissements
La nature de l’homme se considère en deux manières.
De la différence de point de vue qui sépare les différentes sectes de philosophes, il résulte qu’il n’y a pas de discussion possible entre elles. Chacune des deux peut invoquer le principe aristotélicien selon lequel il ne faut pas discuter avec ceux qui refusent d’admettre des principes. Cette idée est tirée d’Aristote, Physique, VIII, 253 b, éd. Carteron, p. 108, et se trouve dans Thomas d’Aquin, Somme théologique, Articulus 8, Iª q. 1 a. 8 :
« […] considerandum est in scientiis philosophicis, quod inferiores scientiae nec probant sua principia, nec contra negantem principia disputant, sed hoc relinquunt superiori scientiae, suprema vero inter eas, scilicet metaphysica, disputat contra negantem sua principia, si adversarius aliquid concedit, si autem nihil concedit, non potest cum eo disputare, potest tamen solvere rationes ipsius. Unde sacra Scriptura, cum non habeat superiorem, disputat cum negante sua principia, argumentando quidem, si adversarius aliquid concedat eorum quae per divinam revelationem habentur; sicut per auctoritates sacrae doctrinae disputamus contra haereticos, et per unum articulum contra negantes alium. Si vero adversarius nihil credat eorum quae divinitus revelantur, non remanet amplius via ad probandum articulos fidei per rationes, sed ad solvendum rationes, si quas inducit, contra fidem. Cum enim fides infallibili veritati innitatur, impossibile autem sit de vero demonstrari contrarium, manifestum est probationes quae contra fidem inducuntur, non esse demonstrationes, sed solubilia argumenta. »
Simplicio invoque cette maxime dans le Dialogue des grands systèmes de Galilée (éd. Fréreux, Paris, Seuil, 1992, p. 68), et Roberval dans Les principes du devoir…, éd. Gabbey, in Mariotte savant et philosophe, Paris, Vrin, 1986, p. 238 : « Il ne faut point disputer contre ceux qui nient les vérités premières parce qu’elles ne peuvent être prouvées ».
La discussion entre les philosophes sur la condition de l’homme est ainsi présentée comme un dialogue de sourds.
Dans le présent fragment, Pascal se contente de montrer en quoi les doctrines des philosophes s’opposent par l’incompatibilité de leurs thèses ; il ne marque pas encore en quoi ces thèses s’impliquent réciproquement, d’une manière qui engendre un mouvement continuel de renversement du pour au contre.
L’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable. L’autre selon la multitude,
La fin définit ce que l’homme doit être. Elle ne peut donc être qu’unique.
Selon la multitude : le mot multitude n’est pas immédiatement clair, et il a posé aux éditeurs des problèmes d’interprétation, au point que certains d’entre eux ont cru devoir remplacer ce mot par habitude. Dans le langage des mathématiques, le nombre est défini comme une multitude d’unités, Euclide, Éléments, VII, Définition 2, éd. Heath, t. 2, p. 277 sq. Voir Hérigone, Cursus mathematicus, Euclide, VII, Déf. II, p. 349-350 : « Numerus autem, est unitatibus composita multitudo. Nombre, est une multitude composée d'unités ». Mais la notion de multitude elle-même demeure non définie dans la définition euclidienne du nombre. Voir Eléments, VII, Définition 2, éd. Vitrac, t. 2, p. 249 sq. : chez les présocratiques, plèthos est souvent accolé à apeiron, et dans la définition euclidienne du nombre, multitude a certainement le sens de quantité indéterminée : avant d'être nombrée, alors que le nombre est toujours une multitude déterminée d'unités, la multitude est indéterminée. Le mot désigne une quantité arbitraire, mais finie, de nombres. p. 250. Le terme multitudo ne figure pas dans le texte latin du Triangulus arithmeticus. Il apparaît dans le Triangle arithmétique en français, où il désigne le nombre des cellules d’une base, d’un rang ou d’un triangle (sans tenir compte des nombres qui sont contenus dans les cellules), ou le nombre des combinaisons considéré dans un ensemble (sans considérer le nombre d’éléments qui entrent dans les combinaisons). Voir par exemple la Conséquence douzième, OC II, p. 1294, ou l'Avertissement qui suit le Conséquence seizième, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1297 : l'exposant d'un triangle, moins l'exposant d'un de ses rangs, est toujours égal à la multitude des cellules du rang inférieur. La multitude désigne donc le « nombre » d’éléments compris dans un ensemble, mais en supposant qu’elle peut n’être pas dénombrable. Dans les Lettres de A. Dettonville, Pascal avertit : « je me servirai souvent de cette expression, une multitude indéfinie, ou un nombre indéfini de grandeurs, ou de parties, etc., par où je n’entends autre chose, sinon une multitude ou un nombre plus grand qu’aucun nombre donné » (OC IV, éd. J. Mesnard, p. 440).
Multitudo en latin signifie grand nombre, foule, multitude, vulgaire. Il s’agit donc non pas de l’idéal de ce que doit être l’homme, mais de la variété de ce que sont les hommes dans la réalité concrète. Jean Mesnard, dans Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 211-212, interprète le mot multitude par « la réalité commune ». Havet, éd. des Pensées, 1866, p. 12, interprète, avec un peu d’hésitation, au sens de « selon ce qui se voit dans le grand nombre des hommes, selon le grand nombre des cas ».
comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi, et alors l’homme est abject et vil.
D’y voir : l’édition Le Guern explique : par le fait d’y voir.
Animum arcendi : l’édition Sellier-Ferreyrolles traduit, suivant Bruschvicg, la disposition à écarter (par les aboiements), comme disposition propre au chien de garde. Havet, éd. des Pensées, 1866, p. 12, pense qu’il s’agit de l’instinct d’arrêter, l’instinct du chien d’arrêt.
Voir Grandeur 1 (Laf. 105, Sel. 137), sur l’instinct pour la chasse : Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct, et s’il parlait par esprit ce qu’il parle par instinct pour la chasse et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d’affection, comme pour dire : rongez cette corde qui me blesse et où je ne puis atteindre.
Règle de la créance (Laf. 505, Sel. 672). Nous jugeons des animaux qu’ils font bien ce qu’ils font, n’y aura-t-il point une règle pour juger des hommes? Nier, croire et douter sont à l’homme ce que le courir est au cheval.
On retrouve ici un motif que Pascal a utilisé dans Raisons des effets, la comparaison de la manière dont on parle de l’homme, par opposition avec celle dont on parle du cheval.
Raisons des effets 8 (Laf. 89, Sel. 123). Raison des effets. Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais. Et quoi, il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force. C’est bien de même qu’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d’admirer qu’on y en trouve, et d’en demander la raison. De vrai, dit‑il, d’où vient, etc.
Raisons des effets 14 (Laf. 95, Sel. 129). Opinions du peuple saines.
Être brave n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi. C’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc. Par son rabat, le fil, le passement, etc. Or ce n’est pas une simple superficie ni un simple harnais d’avoir plusieurs bras.
Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave, c’est montrer sa force.
La comparaison avec le cheval est certainement inspirée de Montaigne, Essais, I, 42, De l’inéqualité qui est en nous, éd. Balsamo et alii, Pléiade, NRF, Gallimard, 2007, p. 281 : Montaigne considère que, tout comme lorsque l’on veut choisir un cheval, on examine le corps du cheval et sa constitution, et non son harnachement, lorsque l’on veut juger de la valeur d’un homme, on ne devrait avoir aucun égard à son habit, et ne considérer que ses vertus personnelles.
Montaigne argumente comme suit :
« Mais à propos de l’estimation des hommes, c’est merveille que sauf nous, aucune chose ne s’estime que par ses propres qualités. Nous louons un cheval de ce qu’il est vigoureux et adroit.
Volucrem
Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Fervet, et exultat rauco victoria circo,
non de son harnais : un lévrier, de sa vitesse, non de son collier : un oiseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoi de même n’estimons-nous un homme par ce qui est sien ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente : tout cela est autour de lui, non en lui. Vous n’achetez pas un chat en poche : si vous marchandez un cheval, vous lui ôtez ses hardes, vous le voyez nu et à découvert : Ou s’il est couvert, comme on les présentait anciennement aux princes à vendre, c’est par les parties moins nécessaires, afin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrêtiez principalement à considérer les jambes, les yeux, et le pied, qui sont les membres les plus utiles,
Regibus hic mos est, ubi equos mercantur, opertos
Inspiciunt, ne si facies, ut sæpe, decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,
Quod pulchræ clunes, breve quod caput, ardua cervix.
Pourquoi estimant un homme l’estimez vous tout enveloppé et empaqueté ? Il ne nous fait montre que des parties, qui ne sont aucunement siennes : et nous cache celles, par lesquelles seules on peut vraiment juger de son estimation. C’est le prix de l’épée que vous cherchez, non de la gaine : vous n’en donnerez à l’aventure pas un quatrain, si vous l’avez dépouillée. Il le faut juger par lui même, non par ses atours. »
Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes. Car l’un nie la supposition de l’autre.
Supposition : terme latin équivalent du grec hypothèse. Il faut entendre par là, conformément au sens grec, une admission, une supposition fondamentale d’une théorie. Le terme n’enferme aucune idée de conjecture. L’hypothèse est la proposition que l’on place à la base d’un raisonnement, qui n’est pas démontrée, mais à l’aide de laquelle on démontre toutes les autres.
Pour le sens du mot avant Aristote, voir ce qu'en dit Szabó Árpád, Les débuts des mathématiques grecques, p. 254 sq. Dans la méthode hypothétique, le géomètre ne répond pas de façon inconditionnelle à la question ; il met au principe de sa recherche une condition : p. 255. On appelle souvent les hypothèses des homologoumena, ce qui est accordé.
Comme les philosophes ne s’accordent rien entre eux, ils ne peuvent évidemment pas s’entendre.
L’un dit : Il n’est point né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent. L’autre dit : Il s’éloigne de la fin quand il fait ces basses actions.
Répugner : être opposé, contraire, incompatible. On dit en philosophie il n’y a rien qui répugne, qui empêche que telle chose ne soit. Ce qui implique contradiction répugne au sens commun. Ce qui répugne à la foi doit être rejeté et condamné (Furetière).
Pour approfondir…
Il faut remarquer que, malgré la contrariété de leur doctrine, qui fait qu’ils ne peuvent se mettre d’accord, les deux sectes de philosophes sont pourtant d’accord sur un point au moins, la définition de la fin.
Ramus Pierre, Dialectique, Paris, A. Wechel, 1555, p. 6. « Fin est cause pour laquelle quelque chose est faite, comme elle est définie de Platon au Timée et ailleurs, et après lui par Aristote en plusieurs lieux : par lequel aussi elle est appelée au deuxième de la Physique, principe de considération, pour ce qu’en sage conseil et délibération la fin doit être considérée devant toutes autres choses ».
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, éd. P. Pellegrin, p. 69. « Une fin est ce en vue de quoi tout est fait ou pensé, mais qui n’est elle-même en vue de rien d’autre ; c’est aussi l’objet final des désirs. »
Lalande André, Vocabulaire, art. Fin, p. 352. Opposé à moyen, fin est ce pourquoi quelque chose existe ou se fait, but, intention ou sens.
La notion de fin est définie de façon plus précise comme suit par Domat Jean, Traité des lois, p. IV : Connaître la fin d’une chose, c’est savoir pourquoi elle est faite. La destination à une fin est la première règle de la conduite, et le fondement de toutes les autres. Elle donne les règles des démarches du sujet et marque ce à quoi elles se rapportent. Elle porte une loi de proportion : Dieu a proportionné la nature de chaque chose à sa fin. Une fin étant posée, on peut montrer que l’ensemble des choses forme un appareil qui concourt à la réévaluation de cette fin et répond à ses besoins. L’argumentation sert alors à présenter les choses comme une machine harmonieuse : p. V et p. X, § 2.
L’argument des sceptiques, qui consiste à nier une fin parce que les faits n’y répondent pas repose sur le postulat que la fin exige des moyens qui lui soient adéquats. Si les moyens sont contraires à la fin, c’est que l’on ne cherche pas cette fin, ou que l’on n’est pas fait pour la trouver. C’est au fond un argument de proportion : s’il n’y a pas de proportion entre les actes et la fin qu’ils visent, c’est que la fin n’est pas celle de l’être qui commet ces actions.
L’argument des stoïciens, savoir que l’homme « s’éloigne de la fin quand il fait ces basses actions », repose sur la même conception de la fin : l’idée qu’il doit y avoir une proportion entre les actes et la fin n’est pas niée ; ils nient que l’écart soit significatif d’une essence en l’attribuant à la liberté de l’agent, qui néglige la fin pour laquelle il est fait, et soutiennent que les actes qui vont contre la fin sont des actes anormaux, preuves d’erreur et de vanité ; de là découle la thèse stoïcienne selon laquelle les gens qui n’ont pas atteint la sagesse sont des fous qui s’éloignent de leur véritable fin et de ce que devrait être leur nature.