Fragment Contrariétés n° 13 / 14 – Papier original : RO 442-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 177 p. 47 v° / C2 : p. 68

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janv. 1670 p. 171 / 1678 n° 4 p. 168

Éditions savantes : Faugère II, 89, XXV / Havet VIII.14 / Michaut 760 / Brunschvicg 420 / Tourneur p. 199-1 / Le Guern 121 / Lafuma 130 / Sellier 163

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Bibliographie

 

 

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P.  U.  F., 1993, p. 424 sq.

DESCOTES Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001, p. 100-103.

DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 509-524.

GOLDMANN Lucien, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955.

MAGNARD Pierre, “Pascal dialecticien”, in Pascal présent, Clermont, De Bussac, 1963, p. 257-289.

PAROLINI Rocco, Il « renversement » nella teologia della storia e nella polemica anti-gesuita di Blaise Pascal, Ferrare, Università degli Studi di Ferrara, 2005.

PAROLINI Rocco, La tattica persuasiva di Blaise Pascal : il « renversement » gradevole, Annali dell’Università di Ferrara, Nuova serie, sezione III, Filosofia, n° 80, Università degli Studi di Ferrara, 2006.

PUCELLE Jean, “La dialectique du renversement du pour au contre et l’antithétique pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 445-462.

SUEMATSU Hishashi, “Développement formel de la dialectique pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 463-476.

SUEMATSU Hisashi, “Les Pensées et le métatexte”, Équinoxe, 1, automne 1987, p. 27-53.

 

 

Éclaircissements

S’il se vante, je l’abaisse

S’il s’abaisse, je le vante

 

On peut considérer que Contrariétés 13 représente l’application pratique du programme qui est défini dans le fragment Dossier de travail 16 (Laf. 398, Sel. 17) :

Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux deux états.

Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

Il faut des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence non pour y demeurer mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, non de mérite mais de grâce et après avoir passé par la bassesse.

Contrariétés 13 y ajoute quelque chose, savoir la symétrie entre les deux termes du dilemme.

L’ordre dans lequel doivent être présentées les étapes successives du renversement du pour au contre n’est pas le même dans les deux fragments.

Le fragment Dossier de travail 16 fait précéder la nécessité d’imposer des mouvements de bassesse en premier, pour ensuite « aller à la grandeur » ; et le mouvement inverse, qui une fois la grandeur admise, ramène à la bassesse, n’est pas esquissé. C’est cependant un mouvement que Pascal a envisagé, puisqu’il l’évoque dans le fragment Contrariétés 5 (Laf. 122, Sel. 155) : APR. Grandeur et Misère. La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même, tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut, et les autres au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres, par un cercle sans fin, étant certain qu’à mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et grandeur et misère en l’homme. En un mot l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable puisqu’il l’est, mais il est bien grand puisqu’il le connaît.

Il faut noter que dans Contrariétés 13, en théorie, les deux itinéraires sont possibles, puisque chacun prouve le contraire. L’ordre global n’est pas envisagé : Pascal indique deux possibilités parallèles, mais sans dire expressément que l’étape qui doit être évoquée la première est celle par laquelle l’homme est abaissé. Cela se comprend : l’apologiste doit d’abord s’en prendre au défaut majeur de l’homme, qui est l’orgueil. Le temps qui consiste à éviter d’aller trop loin dans la lutte contre l’orgueil, afin d’éviter d’engendrer un sentiment de désespoir, ne peut venir qu’en second lieu. C’est l’ordre que suit la table des matières : Pascal commence par les chapitres qui abaissent l’homme, mais passe ensuite à la preuve de sa grandeur.

Références bibliques :

Le caractère plaisant du fragment ne doit pas faire perdre de vue le fait qu’il fait écho à certaines formules scripturaires :

I Sagesse, 2, 7. « C’est le Seigneur qui fait le pauvre et le riche ; c’est lui qui abaisse et qui élève ».

Psaumes, LXXIV, 7. « Il humilie celui-ci et il élève celui-là ; parce que le Seigneur tient en sa main une coupe de vin pur pleine d’amertume ».

Matthieu, XXIII, 12. « Car quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé ».

Il va de soi que la ressemblance ne doit pas prêter à confusion. Comme l’indiquent les mots contredis et comprenne, (voir ci-dessous), l’abaissement et l’élévation relèvent de l’argumentation, savoir de la technique rhétorique, qui appartient tout au plus à l’ordre des esprits. Dieu élève et abaisse la condition même de l’homme, pour l’instruire de sa vraie nature. Reste que l’action rhétorique dans les Pensées mime d’une certaine manière en ce point l’action de Dieu.

 

Je et il dans Contrariétés 13

 

Rien dans le fragment lui-même ne détermine l’identité à laquelle correspondent chacun de ces pronoms.

Dans le cas du je, on peut penser qu’il s’agit d’un personnage analogue à celui qui apparaît dans les Provinciales comme auteur des lettres. La tradition critique a coutume de le désigner sous le nom de l’apologiste. Cette identification n’est recevable qu’à la condition de présupposer que Pascal livre dans ce fragment la stratégie argumentative du livre qu’il se propose d’écrire, ce qui n’est pas rigoureusement démontré.

Il en va de même pour le pronom il. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées.

L’interprétation la plus naturelle consiste à identifier ce il à un interlocuteur anonyme représentant l’homme, tel qu’il peut être lorsqu’il tente d’évaluer sa propre nature. L’indécision sur son identité serait dans ce cas non pas une négligence, mais un procédé technique volontaire, analogue à celui par lequel les Provinciales sont adressées à un correspondant anonyme, faiblement déterminé, mais permettant au lecteur de s’identifier à lui.

Une interprétation plus technique consiste à identifier il à ceux des philosophes que Pascal a considérés comme particulièrement représentatifs des conceptions possibles de la condition humaine. On retrouverait ici un modèle proche de celui de l’Entretien avec M. de Sacy. S’il se vante correspondrait alors aux philosophes stoïciens, aux dogmatiques et aux cartésiens ; s’il s’abaisse renverrait aux épicuriens et aux sceptiques. Cette hypothèse soulève une objection : le pronom il du fragment suggère qu’il n’y a qu’une personne, alors que les différents types de philosophes sont nettement distincts. D’autre part, il ne semble pas que Pascal dans son livre s’adresse spécialement aux philosophes. Il se sert des philosophes pour les besoins de son argumentation, mais il n’écrit pas dans leur langue.

Ce que le texte du fragment permet au moins d’affirmer, c’est que Pascal envisage ici ce qu’il appelle un « ordre par dialogues » (voir Ordre 2 - Laf. 2, Sel. 38).

Mais dans le cas présent, c’est moins le dialogue lui-même, avec ses échanges de répliques, qui est représenté (comme c’est le cas dans Ordre 2, ou dans Ordre 3 - Laf. 5, Sel. 39), que la stratégie et la tactique selon lesquelles il est mené : le locuteur précise en effet les moyens qu’il compte mettre en œuvre (sa tactique est de contredire toujours, quelle que soit la thèse proposée par l’autre), et la fin qu’il poursuit (stratégie), définie par l’effet déterminant qui permet de savoir quand elle a été atteinte (comprendre qu’il est un monstre incompréhensible).

L’imprécision des référents des pronoms peut être expliquée par ce que H. Suematsu appelle le caractère métatextuel de certains fragments des Pensées. Voir Suematsu Hisashi, “Les Pensées et le métatexte”, Équinoxe, 1, automne 1987, p. 27-53. Le fragment permet cependant de voir clairement ce que cette hypothèse peut avoir de difficile à exploiter : elle suppose en effet, pour que la notion de métatexte ait un sens, que le texte de premier ordre ait été défini avec précision, et que l’on puisse sans ambiguïté déterminer quels fragments en font partie. Or ceci n’est possible qu’à l’aide d’une hypothèse préalable sur la nature de l’ouvrage que Pascal préparait, et de sa stratégie apologétique.

 

Et le contredis toujours

 

Sur les différentes manières dont les propositions peuvent être contredites, voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser (1664), II, ch. II, éd. D. Descotes, p. 263 sq.

 

Jusqu’à ce qu’il comprenne

Qu’il est un monstre incompréhensible.

 

Ce caractère incompréhensible de l’homme est invoqué dans le dernier fragment de la liasse, et mis en regard de l’incompréhensibilité de la doctrine du péché originel. Voir Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connaissance qui est celui de la transmission du péché soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes. […] Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine, et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.

La liasse A P. R. pose en principe que tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. Cette formule que Pascal applique alors aux mathématiques, est ici implicitement appliquée à la nature de l’homme.

 

Voir le dossier sur le Renversement du pour au contre...

 

Ce fragment revêt la forme d’une comptine, inattendue dans un ouvrage comme les Pensées. On trouve en fait très souvent des effets de parallélisme qui rappellent les procédés de la poésie. Pascal pouvait en connaître, et il en use parfois jusque dans son œuvre scientifique.

 

Comptines

 

Voir Descotes Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, p. 100-103. Les traités de géométrie sont remplis de comptines, qui cristallisent des formules ou des modèles ; elles foisonnent dans les traités d’arithmétique et d’algèbre cossique. Les tables d’addition et de multiplication sont de ce genre ; Pascal a sans doute connu la règle des signes selon Gosselin G., De arte magna, 1577, cité d’après Cajori F., A history of mathematical notations, I, p. 179 :

« P in P diviso quotus est P

M in M quotus est P.

M in P diviso quotus est M.

P in M diviso quotus est M. »

Autrement dit : un nombre positif divisé par un nombre positif donne une quotient positif, et ainsi de suite.

La langue vernaculaire donne lieu aussi à de véritables poèmes, comme celui de Bombelli, Algèbre, cité in Mathématiques au fil des âges, p. 105-106.

« Più via più di meno fa più di meno,

Meno via più di meno fa meno di meno,

Più via meno di meno fa meno di meno,

Meno via meno di meno fa più di meno,

Più di meno via più di meno fa meno,

Più di meno via meno di meno fa più,

Meno di meno via più di meno fa più,

Meno di meno via meno di meno fa meno ».

On en trouve plusieurs poèmes de ce genre chez Pascal, comme ces lemmes de l’Usage du Triangle arithmétique pour les combinaisons :

« 1 dans 4 se combine 4 fois.

 2 dans 4 se combine 6 fois.

 3 dans 4 se combine 4 fois.

 4 dans 4 se combine 1 fois. »

On trouve aussi dans les traités sur la cycloïde, notamment dans le Traité des trilignes, le Traité des sinus du quart de cercle et le Traité des arcs de cercle, des séries de théorèmes dont la formulation parallèle repose sur des procédés analogues.

Sur les comptines dans l’algèbre cossique, voir Serfati Michel, “Descartes et la constitution de l’écriture symbolique mathématique”, Revue d’Histoire des sciences, 51, 2-3, avril-septembre 1998, p. 251 et 262, et Serfati Michel, La révolution symbolique. La constitution de l’écriture symbolique mathématique, p. 208 sq. 

Le présent fragment semble avoir été conçu sur un modèle analogue.