Fragment Contrariétés n° 9 / 14 – Papier original : RO 195-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 172 p. 47 / C2 : p. 67
Éditions de Port-Royal : Chap. XXV - Foiblesse de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 199 / 1678 n° 17 p. 194
Éditions savantes : Faugère II, 132, X / Havet III.13 / Michaut 425 / Brunschvicg 93 / Tourneur p. 198-3 / Le Guern 117 / Lafuma 126 / Sellier 159
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Bibliographie ✍
DROZ Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, Paris, Alcan, 1886. FERREYROLLES Gérard, “Pascal critique de la coutume”, Équinoxe, n° 6, été 1990, p. 99-115. FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. FERREYROLLES Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement, de l’enfance”, in L’accès aux Pensées de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 163-181. LA MOTHE LE VAYER, Opuscule ou petit traité sceptique sur cette commune façon de parler : n’avoir pas le sens commun, Paris, Sommaville, 1646. McKENNA Antony, “Coutume/Nature : la fortune d’une pensée de Pascal”, Équinoxe, n° 6, été 1990, p. 83-98. McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993. PASCAL, Traité de la pesanteur de la masse de l’air, chapitre VII, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1089. THOMAS D’AQUIN, Somme contre les gentils, I, chap. 11, éd. Michon, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p. 160 sq. VILLARS Nicolas Pierre Henri Montfaucon de, De la délicatesse, p. 345 sq., in DESCOTES Dominique, La première critique des Pensées, Paris, CNRS, 1980, p. 58. |
✧ Éclaircissements
Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface.
Ferreyrolles Gérard, “Itinéraires dans les Pensées. Spécialement, de l’enfance”, in L’accès aux Pensées de Pascal, p. 163-181. L’enfance comme modèle de la nature humaine et de ses contrariétés.
Rappel du fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94), qui indiquait que le meurtre des pères a été considéré comme vertu chez certains peuples.
La Mothe Le Vayer, Opuscule ou petit traité sceptique sur cette commune façon de parler : n’avoir pas le sens commun, Paris, Sommaville, 1646, p. 77-89. « Les peuples errants du Canada tuent librement leurs pères et leurs mères quand ils les voient dans une extrême vieillesse ».
Aristophane, dans Les nuées, montre un fils qui, ayant perdu tout sentiment filial après avoir été à l’école de Socrate, rosse son père sans aucun scrupule.
Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est‑ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est‑elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.
Montaigne, Essais, III, 10 : « L’accoutumance est une seconde nature, et non moins puissante ».
Contrariétés 8 parle de la seconde coutume.
Cette nature désigne la même nature qu’au début du fragment, c’est-à-dire la nature telle que la conçoivent les pères lorsqu’ils parlent de leurs enfants. Pascal s’appuie ici, comme il le fait souvent, sur un de ces entretiens ordinaires de la vie bien connus des lecteurs (Laf. 745, Sel. 618), pour en tirer une réflexion d’ordre général. La manière dont les pères s’inquiètent de l’évolution de leurs enfants sert en quelque sorte de modèle de la manière dont les hommes, et notamment les philosophes, pensent la notion de nature.
Pascal procède ici comme dans le fragment Laf. 688, Sel. 567, où il montre que l’idée ordinaire que l’on attache au moi rend inassignable ce qui fait l’individualité personnelle de chacun.
L’idée qu’il développe dans ce texte à partir de la manière dont parlent les pères, c’est que la manière dont les hommes pensent en général la nature est confuse et inadéquate. On suppose par définition que la nature est ineffaçable, puisqu’elle constitue notre être, et l’on craint pourtant qu’un sentiment naturel comme l’amour filial ne puisse être effacé. Dans le cas présent, Pascal montre que d’une part, cette manière ordinaire de parler de la nature conduit à former l’idée qu’elle puisse être effacée, ce qui est contradictoire ; et d’autre part, qu’elle exclut que la coutume puisse appartenir à la nature de l’homme. En un mot, elle est à la fois inadéquate et contradictoire. L’inspiration sceptique de ce texte est visible.
Mais si l’on s’en tient aux observations de la condition humaine tels que les moralistes la considèrent (c’est-à-dire sans référence au péché originel), nature et coutume sont en quelque sorte indiscernables. On appelle en effet ordinairement nature une disposition morale formée par la coutume établie, simplement parce qu’elle est antérieure aux autres ; et on impute à l’habitude une disposition nouvelle, simplement parce qu’elle remplace celle qu’on suppose être la première. Mais en réalité, cette nouvelle habitude est susceptible de s’implanter assez profondément en l’homme pour engendrer en lui une seconde nature.
De sorte que l’on se retrouve constamment renvoyé de la nature à la coutume, sans pouvoir discerner ce qui revient à l’une et ce qui appartient à l’autre.
Seule la Révélation permet, à partir de principes nouveaux, de corriger la perspective et de sortir du rouet par la doctrine de la corruption de l’homme par le péché originel.
Les hommes ont en général le tort de ne pas tenir compte du fait que le péché a fait perdre à l’homme sa « vraie nature », sa nature prélapsaire (antérieure au péché originel) ; et que la faute d’Adam l’a soumis à l’inconstance de la concupiscence, de l’amour propre, des puissances trompeuses, de sorte qu’en effet, il est devenu naturel à l’homme de changer avec l’habitude et la coutume.
Pascal résume cette idée dans le fragment Dossier de travail (Laf. 397, Sel. 16). La vraie nature étant perdue, tout devient sa nature ; comme le véritable bien étant perdu, tout devient son véritable bien.