Fragment Excellence n° 2 / 5  – Papier original : RO 265-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Excellence n° 239 p. 85 / C2 : p. 112-113

Éditions de Port-Royal : Chapitre XX - On ne connoist Dieu utilement que par Jésus-Christ : 1669 et janv. 1670 p. 153 / 1678 n° 2 p. 151

Éditions savantes : Faugère II, 114, II / Havet X.5 / Michaut 544 / Brunschvicg 543 / Tourneur p. 233-1 / Le Guern 179 / Lafuma 190 / Sellier 222

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Les preuves métaphysiques.

 

Quelles sont les principales « preuves métaphysiques » auxquelles Pascal fait allusion ?

On peut renvoyer principalement aux textes suivants.

Saint Thomas d’Aquin fournit plusieurs preuves de l’existence de Dieu. Voir Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, éd. Michon, p. 96 sq. ; et Somme théologique, Ia Q. 1-11, Dieu, I, p. 339 s Bernard, Précis de théologie dogmatique, p. 102 sq., sur les cinq preuves de l’existence de Dieu proposées par saint Thomas. Ce sont 1. la preuve par le mouvement (Somme contre les Gentils, I, chap. 13, éd. Michon, p. 165, et Somme théologique, Ia Q. 1-11), la preuve par la cause efficiente (Somme théologique, Ia Q. 1-11), la preuve par la contingence des choses (Somme théologique, Ia Q. 1-11 ; dans la Somme contre les gentils, I, chap. 15, elle n’est donnée que comme preuve de l’éternité de Dieu), la preuve par les degrés de l’être (Somme théologique, Ia Q. 1-11 ; voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, p. 10 : la gradation dans les choses dans le bien, le vrai, le noble, n’est possible que si les choses se rapprochent plus ou moins de l’être qui possède ces qualités dans la perfection), la preuve téléologique par la conduite du monde (Somme contre les Gentils, I, chap. 13, éd. Michon, p. 175, et Somme théologique, Ia Q. 1-1 : il faut que la providence de quelqu’un gouverne le monde par la constatation du fait que les choses de nature diverse s’accordent non pas rarement ou par hasard, mais toujours ou le plus souvent).

Descartes, Discours de la méthode, Quatrième partie, § 4 :

« Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et que par conséquent mon être n'était pas tout parfait, car je voyais clairement que c'était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m'avisai de chercher d'où j’avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n'étais; et je conclus évidemment que ce devait être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite. Pour ce qui est des pensées que j’avais de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille [160] autres, je n'étais point tant en peine de savoir d'où elles venaient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures a moi, je pouvais croire que, si elles étaient vraies, c'étaient des dépendances de ma nature, en tant qu'elle avait quelque perfection, et, si elles ne l'étaient pas, que je les tenais du néant, c'est-à-dire qu'elles étaient en moi pourceque j’avais du défaut. Mais ce ne pouvait être le même de l'idée d'un être plus parfait que le mien : car, de la tenir du néant, c'était chose manifestement impossible; et pourcequ'il n'y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu'il y en a que de rien procède quelque chose, je ne la pouvais tenir non plus de moi-même : de façon qu'il restait qu'elle eût été mise en moi par une nature qui fut véritablement plus parfaite que je n'étais, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir quelque idée, c'est à dire, pour m'expliquer en un mot, qui fût Dieu. A quoi j'ajoutai que, puisque je connaissais quelques perfections que je n’avais point, je n'étais pas le seul être qui existât (j'userai, s'il vous plaît, ici librement des mots de l'école); mais qu'il fallait de nécessité qu'il y en eût quelque autre plus parfait, duquel je dépendisse, et duquel j'eusse acquis tout ce que j’avais : car, si j'eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j'eusse [161] eu de moi-même tout ce peu que je participais de l'être parfait, j'eusse pu avoir de moi, par même raison, tout le surplus que je connaissais me manquer, et ainsi être moi-même infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvais remarquer être en Dieu.

Descartes, Méditations métaphysiques, III et V. Voir dans l’éd. F. Alquié des Œuvres philosophiques de Descartes, II, p. 472, n. 2, la bibliographie de ces preuves de l’existence de Dieu, notamment de la preuve dite ontologique, qui consiste à dire que l’existence étant une perfection, Dieu qui les possède toutes, existe nécessairement. Voir notamment Gueroult Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, t. 1, p. 334.

Cette preuve remonte à Saint Anselme, Proslogion, ch. III, qui raisonne comme suit : Ce que l’on ne peut concevoir comme non existant est plus grand que ce que l’on peut concevoir comme existant. Si ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand est conçu comme n’existant pas, il n’est pas ce qu’on peut concevoir de plus grand ; il y a contradiction. Donc ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand doit être conçu comme existant.

Ces preuves se retrouvent, sous des formes diverses, chez les apologistes contemporains de Pascal, comme le P. Mersenne, Grotius, J. de Silhon.

Dans le deuxième volume de ses Essais de morale, Pierre Nicole en a composé un compendium qui en donne une vue sommaire, le Discours contenant en abrégé les preuves naturelles de l’existence de Dieu, et de l’immortalité de l’âme.

« Comme les libertins et les impies rejettent presque toutes les preuves qui se tirent de l’autorité des livres saints, dont ils croient saper les fondements en niant l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, ceux qui défendent la religion contre eux ont cru qu’ils devaient avoir recours à des raisons naturelles, comme à des principes communs qu’ils ne pourraient pas désavouer.

Les uns ont inventé des raisonnements subtils et métaphysiques pour prouver l’un et l’autre de ces deux points, et les autres en proposent de plus populaires et de plus sensibles en rappelant les hommes à la considération de l’ordre du monde, comme à un grand livre toujours exposé à leur vue.

Je reconnais que ce ne sont pas là les preuves les plus propres pour conduire à la vraie religion ceux qui sont assez malheureux pour ne la connaître pas, et que celles qui se tirent des miracles et des prophéties, qui autorisent la certitude des écritures, sont beaucoup plus capables de faire impression sur des esprits opiniâtres.

Mais je suis persuadé en même temps que ces preuves naturelles ne laissent pas d’être solides, et que pouvant être proportionnées à certains esprits, elles ne sont pas à négliger.

Il y en a d’abstraites et de métaphysiques comme j’ai dit, et je ne vois pas qu’il soit raisonnable de prendre plaisir à les décrier. Mais il y en a aussi qui sont plus sensibles, plus conformes à notre raison, plus proportionnées à la plupart des esprits, et qui sont telles qu’il faut que nous nous fassions violence pour y résister : et ce sont celles que j’ai dessein de recueillir dans ce discours.

Quelques efforts que fassent les athées pour effacer l’impression que la vue de ce grand monde forme naturellement dans tous les hommes, qu’il y a un dieu qui en est l’auteur, ils ne sauraient l’étouffer entièrement, tant elle a des racines fortes et profondes dans notre esprit. Si ce n’est pas un raisonnement invincible, c’est un sentiment et une vue qui n’ont pas moins de force que tous les raisonnements.

Il ne faut pas se forcer pour s’y rendre, mais il faut se faire violence pour la contredire.

La raison n’a qu’à suivre son instinct naturel pour se persuader qu’il y a un dieu créateur de tout ce que nous voyons, lorsqu’elle jette les yeux sur les mouvements si réglés de ces grands corps qui roulent sur nos têtes : sur cet ordre de la nature qui ne se dément jamais : sur l’enchaînement admirable de ses diverses parties qui se soutiennent les unes les autres, et qui ne subsistent toutes que par l’aide mutuelle qu’elles s’entreprêtent : sur cette diversité de pierres, de métaux, de plantes : sur cette structure admirable des corps animés : sur leur production, leur naissance, leur accroissement, leur mort. Il est impossible qu’en contemplant toutes ces merveilles l’esprit n’entende cette voix secrète, que tout cela n’est pas l’effet du hasard, mais de quelque cause qui possède en soi toutes les perfections que nous remarquons dans ce grand ouvrage.

En vain s’efforcerait-on d’expliquer les ressorts de cette étonnante machine, en disant qu’il n’y a en tout cela qu’une matière vaste dans son étendue, et un grand mouvement qui la dispose et qui l’arrange, puisqu’il faut toujours qu’on nous dise quelle est la cause de cette matière et de ce grand mouvement : et c’est ce qu’on ne saurait faire raisonnablement sans remonter à un principe immatériel et intelligent, qui ait produit, et qui conserve l’un et l’autre.

Car quel moyen y a-t-il de concevoir que cette masse morte et insensible que l’on appelle matière, soit un être éternel et sans principe ? Ne voit-on pas clairement qu’elle n’a dans elle-même aucune cause de son existence, et qu’il est ridicule d’attribuer au plus vil et au plus méprisable de tous les êtres la plus grande de toutes les perfections, qui est d’être par soi-même ?

Je sens que je suis infiniment plus noble que cette matière : je la connais, et elle ne me connaît point ; et néanmoins je sens en même temps que je ne suis pas éternel. Il faut donc qu’elle ait aussi bien que moi une cause de son être ; et cette cause ne pouvant être matière, est ce principe immatériel et tout-puissant que nous cherchons.

Mais s’il est ridicule de s’imaginer une matière qui subsiste par elle-même de toute éternité sans cause et sans principe, il l’est beaucoup plus de supposer un mouvement incréé et éternel.

Car il est clair que nulle matière n’a dans soi-même le principe de son mouvement. Elle le peut recevoir d’ailleurs, mais elle ne peut se le donner à elle-même. Tout ce qu’elle en a lui est toujours communiqué par quelque autre cause : et quand elle a cessé de se mouvoir, elle demeure d’elle-même dans un éternel repos.

Qui a donc produit ce grand mouvement que nous voyons dans toutes les parties du monde, puisqu’il ne naît pas de la matière, et qu’il n’y est pas même attaché par une attache stable et fixe, mais qu’il passe d’une partie à une autre par un changement continuel ? Fera-t-on aussi de cet accident un être éternel et subsistant par soi-même ? Et ne doit-on pas reconnaître que puisqu’il ne peut être sans cause, et que cette cause n’est pas la matière, il faut qu’il soit produit par un principe spirituel ?

Que si ce principe est nécessaire pour produire ce mouvement, il ne l’est pas moins pour le régler et le borner à la mesure propre pour conserver le monde, et sans laquelle il le détruirait. Car encore qu’on puisse bien s’imaginer que ce mouvement qui forme, arrange et dissout tous les corps, est infini dans l’infinité des espaces ; il est certain néanmoins qu’il est fini dans chaque partie, et que s’il était ou plus grand, ou moindre dans ce monde visible, il en changerait toute la face et le renverserait entièrement.

Qui l’a donc réduit à cette proportion où il est ? Et comment dans l’infinité des degrés dont il est capable, s’est-il trouvé justement dans celui qui a produit cet arrangement si admirable ? La matière d’elle-même est indifférente à recevoir un plus grand ou un moindre mouvement. L’un ou l’autre détruirait l’état présent du monde, et le renverserait entièrement. D’où vient donc qu’il s’est trouvé dans cet équilibre si juste ? C’est par hasard, diton. On le peut dire de bouche ; mais en vérité je ne sais si on le peut dire sérieusement.

Mais outre la matière et le mouvement nous découvrons encore dans le monde des êtres pensants, parce que nous sommes assurés que nous pensons et que nous faisons avec raison le même jugement des autres hommes : et la considération de ces êtres nous mène encore plus directement à la connaissance de l’immortalité de notre âme, et ensuite à celle de l’existence de son créateur.

Car il est impossible qu’on fasse réflexion sur la nature de la matière, qu’on ne reconnaisse qu’en quelque manière qu’on en bouleverse les diverses parties, on ne fera jamais en sorte par ces divers arrangements, que ne se connaissant pas auparavant, elle vienne à se connaître ; et que de morte et insensible, elle devienne tout d’un coup vivante, pensante et intelligente.

Que s’ensuit-il de là ? Que puisqu’il est certain que nous pensons et que nous sommes des êtres pensants, nous avons en nous un être qui n’est point matière, et qui en est réellement distingué. Qui serait donc capable de le détruire ? Et pourquoi périra-t-il étant séparé de la matière, puisque la matière ne périt pas lorsqu’elle en est séparée ? L’anéantissement d’un être est pour nous inconcevable. Nous n’en avons aucun exemple dans la nature. Toute notre raison s’y oppose. Pourquoi forcerions-nous donc et notre imagination et notre raison pour tirer ces êtres pensants de la condition de tous les autres êtres, qui étant une fois, ne retombent jamais dans le néant ?

Et pourquoi craindrions-nous pour nos âmes, qui sont infiniment plus nobles que les corps, l’anéantissement que nous ne craignons pour aucun des corps ?

Que si nous ne pouvons douter qu’il n’y ait dans le monde des êtres pensants qui ne sont pas des corps, étant certain que ces êtres ne sont pas éternels, qui en sera le principe ? Ce ne sera pas la matière, car étant, pour le dire ainsi, un néant d’esprit, comment pourrait-elle produire un esprit ? Ce n’est pas aussi un autre esprit semblable, c’est-à-dire, que ce n’est pas l’âme des pères qui produit celles de leurs enfants. Car comment un esprit pourrait-il tirer du néant un autre esprit qui a des pensées et des volontés différentes des siennes et souvent contraires ?

Si l’esprit produisait un esprit, il le produirait en pensant. Il connaîtrait cette force en soi. Il s’apercevrait de cet effet. Cependant, qui s’en est jamais aperçu ? Je ne sais comment vous avez commencé de paraître dans mon sein, disait la mère des macchabées à ses enfants. Toutes les mères en peuvent dire de même ; et il est bien clair que leur pensée et leur volonté ne contribuent rien à cet ouvrage admirable qui se forme en elles, puisque souvent elles ont des pensées et des volontés contraires à la naissance de leurs enfants.

Tout ce qu’il y a donc dans le monde nous conduit à la connaissance du créateur du monde, matière, mouvement, esprits. Toutes ces choses nous crient d’une voix assez intelligible, qu’elles ne se sont pas faites elles-mêmes, et que c’est Dieu qui les a faites. Ipse etc.

Il a voulu même pour nous détourner de cette imagination impie que le monde fût éternel, y laisser des caractères sensibles et grossiers qui font voir au moins qu’il est nouveau dans cet ordre, sans lequel les hommes ni les animaux ne sauraient vivre. D’où il s’ensuit que les hommes et les animaux sont nouveaux, ce qui suffit pour prouver l’existence de leur créateur.

Car nous ne voyons point de cause naturelle qui puisse produire de hautes montagnes, et creuser des vallées capables de contenir les eaux de la mer. Qu’on lise toutes les histoires, et l’on ne verra aucun exemple d’une nouvelle montagne qui ait paru dans le monde. Les vents font quelquefois de petits amas de sable en certains endroits ; mais ils ne les élèvent jamais à une hauteur considérable, et même ils les détruisent souvent après les avoir formés. Les tremblements de terre font de plus grands renversements ; mais on ne lit nulle part qu’ils aient fait en quelques endroits de hautes montagnes, et on ne le peut supposer que par une hypothèse en l’air que l’expérience ne favorise point. Ainsi les montagnes qui sont au monde diminuant tous les jours sensiblement par les pluies et les eaux qui entraînent une partie de la terre, et les vallées au contraire se remplissant de jour en jour, il est visible que les montagnes ne sauraient durer une éternité dans cet état, et que dans l’espace d’un certain nombre d’années elles seraient aplanies et les vallées remplies. Et il est clair par conséquent que si le monde était éternel elles auraient déjà été aplanies, la moindre diminution sensible étant capable d’anéantir une infinité de fois les plus hautes montagnes dans l’espace infini de l’éternité.

Il est donc certain qu’on ne peut supposer le monde éternel en l’état où il est, c’est-à-dire, dans un état où une partie de la terre est sèche et élevée, et l’autre basse et couverte d’eau. Le cours ordinaire des causes naturelles tend à détruire cet état en couvrant d’eau toute la terre ; et néanmoins les hommes ni les animaux terrestres ne sauraient subsister dans un autre. Ils périraient tous sans doute, si la terre se couvrait toute entière d’eaux. Ils ne sont donc pas éternels non plus que les animaux. Ils ont commencé, et l’on peut remonter par une certaine suite d’années jusques à la tige de leur origine.

Or quelle sera l’origine et la cause d’un homme ? Si nous la cherchons dans la nature, nous n’y en trouverons aucune qui soit capable de produire cet effet. On n’a jamais ouï dire que des hommes aient été produits autrement que par la voie ordinaire.

Il est même très vraisemblable, que le mouvement ordinaire de la matière du monde, ne produirait jamais un lion, s’il n’y en avait point encore sur la terre : comme ce mouvement ne produit point de loups en Angleterre, parce qu’on les en a exterminés.

Mais il est au moins certain qu’il ne produirait jamais un esprit, comme nous avons fait voir, et que la matière étant privée de pensée, ne viendra jamais à se connaître pour être différemment arrangée. Ainsi il faut nécessairement avouer, et que les hommes sont nouveaux, et que toute la nature corporelle étant incapable de produire un homme, il s’ensuit que n’étant pas éternel, il n’a pu être produit que par un être plus puissant que la nature.

Aussi toutes les inventions des hommes sentent la nouveauté, et désavouent l’éternité. Nous ne voyons rien dans le monde qui marque une plus grande antiquité que celle que l’écriture sainte lui attribue. Il n’y a point d’historiens au-delà de quatre mille ans. On voit depuis ce temps un progrès perpétuel du monde pareil à celui d’un homme qui sort de l’enfance, et qui passe par les autres âges. Varron témoigne que des arts qui étaient au monde lorsqu’il écrivait, il n’y en avait aucun plus ancien que mille ans. On a toujours avancé à trouver de nouveaux moyens pour soulager la nécessité des hommes : et à mesure que l’on remonte plus haut, on trouve toujours les inventions plus imparfaites et les hommes plus dépourvus. On sait l’origine presque de tous les arts, de toutes les sciences, de toutes les polices, de tous les empires, de toutes les villes.

Je sais qu’un auteur a ramassé avec les nouvelles inventions qui ont été trouvées depuis quelques siècles, plusieurs inventions anciennes, qui se sont perdues, dont il a composé un livre sous ce titre : Vetera etc.

Mais on peut remarquer dans ce livre même, que ces anciennes inventions n’étaient pas de grand usage, et sont récompensées avantageusement par de nouvelles inventions plus belles et plus faciles ; au lieu que celles qu’on a trouvées depuis peu sont si commodes d’une part, qu’il est impossible qu’elles s’abolissent jamais, étant une fois trouvées ; et si faciles de l’autre qu’il est étrange comment on a pu être si longtemps sans les trouver.

Qu’y a-t-il, par exemple, de plus commode à la vie de l’homme que l’art de faire servir à leurs ouvrages ces deux grands agents de la nature, le vent et l’eau. La plupart des choses ne se font présentement que par les forces qu’on emprunte de ces deux corps. La moindre science des mécaniques semble conduire naturellement à en tirer les usages qu’on en tire, puisqu’on ne cherche d’ordinaire que des forces, et que l’application n’en est jamais difficile.

On peut dire avec assurance que les hommes ne seront jamais si simples que de se réduire à ne faire qu’à force de bras, ce qu’ils font si commodément par le moyen de l’eau et du vent. Et qu’ainsi l’invention des moulins ne saurait jamais périr : et néanmoins cette invention si utile n’est pas fort ancienne, et l’on ne voit point qu’avant le temps de Pline, l’on eût d’autre invention pour broyer les grains, que de faire tourner une meule à force de bras, ou par des animaux.

Et quoiqu’il paroisse par cet auteur, qu’il y avait de son temps certaines meules qui tournoient par le moyen de l’eau, néanmoins la manière dont il en parle, fait voir que cette invention était encore alors peu parfaite et peu commune, puisqu’il ne le rapporte que comme le moyen le moins ordinaire de broyer les grains ; au lieu que lorsqu’elle est bien connue elle abolit toutes les autres.

Il n’y a rien aussi de plus naturel et de plus simple que l’impression, et l’on n’a pas sujet de craindre que cet art qui éternise toutes choses puisse jamais s’abolir ; mais on a lieu d’admirer comment on a été si longtemps sans le trouver. Les anciens gravaient sur du cuivre. Il leur était donc facile de s’imaginer qu’en imprimant sur du papier ce qu’ils avoient gravé, ils pourraient écrire en un moment ce qu’on avait été si longtemps à tracer avec le burin. Si cette idée les eût frappés, et s’ils l’eussent suivie, ils n’auraient pas été longtemps sans la perfectionner, et sans trouver le mélange d’encre nécessaire pour l’impression ; et néanmoins il n’y a que deux cens ans qu’on s’est avisé de cette invention, qui serait à l’avenir éternelle, si le monde durait éternellement.

Que ne peut-on point dire de la poudre à canon, et quelle utilité n’en tire-t-on point pour la chasse et pour la guerre ? Combien un fusil est-il plus commode pour tirer un oiseau, que les arcs et les arbalètes dont on se servait autrefois ; et de combien de machines incommodes et de peu d’effet s’est-on délivré par le moyen de nos canons et de nos mines ? On n’avait presque point autrefois d’autre moyen pour prendre des villes fortifiées de bonnes murailles, que d’élever des amas de terre pour combattre main à main. Les moindres petites places arrêtaient six mois une armée victorieuse, et César et Alexandre avec toute leur valeur n’auraient pas pris en un an, une des villes fortes des Pays-Bas. Les hommes sont trop méchants pour oublier jamais une invention qui seconde si bien leurs passions.

La matière en a toujours été exposée à leurs yeux. La préparation n’en est pas fort difficile. L’expérience en était aisée ; et néanmoins il n’y a pas fort longtemps qu’elle est dans le monde.

La boussole a de si étranges utilités, que c’est elle seule qui nous a donné la connaissance d’un nouveau monde, et qui lie tous les peuples de la terre par le commerce. Elle est si simple, qu’il y a lieu d’admirer comment les hommes ont pu être si longtemps sans la trouver : car la propriété que l’aimant a d’attirer le fer, ayant toujours été connue, ce qui a souvent donné lieu de faire toucher du fer à de l’aimant, il est difficile de comprendre comment il est arrivé que les hommes n’aient jamais, ou par hasard, ou de dessein laissé en liberté quelque aiguille touchée par l’aimant, soit en la faisant nager sur l’eau, soit en la suspendant, et en ce cas ils eussent reconnu sans peine qu’elle se tournait toujours du même côté. Il en fût arrivé de même, s’ils eussent suspendu un aimant à un fil ; car ils auraient vu aussi qu’il tourne toujours un de ses côtés vers un pôle, et l’autre vers l’autre.

Toutes ces inventions et plusieurs autres sont si faciles, qu’il est impossible que le monde ait pu durer une éternité de temps sans les trouver, et elles sont si commodes qu’il est encore plus impossible qu’étant une fois trouvées elles périssent jamais. Il est donc visible qu’étant nouvelles comme elles sont, elles sont des preuves sensibles de la nouveauté des hommes, puisqu’ils n’auraient jamais manqué de les trouver plutôt s’il y avait toujours eu des hommes : et qu’ils n’auraient pu les laisser périr s’ils les avoient une fois trouvées.

Ainsi tout ce que nous voyons dans le monde nous conduit à croire qu’il n’a pas toujours été, et qu’il y a un être au-dessus du monde qui a créé tous les autres. Et c’est en vain que les athées nous reprochent, que cet être est incompréhensible, et que nous admettons ce que nous ne saurions concevoir ; car étant infini, il n’est pas étrange qu’il surpasse la capacité de nos esprits finis et bornés.

Notre raison peut atteindre jusques à comprendre qu’il y a des choses qui sont, quoiqu’elles soient incompréhensibles. Mais ce seul être incompréhensible étant admis, il nous rend en quelque sorte toute la nature compréhensible ; et il n’y a plus de peine à rendre raison d’une infinité de choses qui sont inexplicables sans cela. La matière est, parce que Dieu l’a créée. Le mouvement est, parce que Dieu l’a produit et le conserve. Ce corps est en ce lieu, parce que Dieu l’ayant créé en une certaine place, il est venu en celle-ci par une suite de changements qui n’est pas infinie. Il y a des êtres pensants, parce que Dieu les a créés lorsqu’il voit des corps préparés à les recevoir. Les montagnes ne sont pas aplanies, parce qu’il n’y a pas encore assez de temps que le monde dure depuis sa création pour produire cet effet. Il y a des hommes, parce qu’ils sont nés d’un homme et d’une femme que Dieu créa il y a six mille ans. Il y a des animaux, parce que Dieu en créant le monde forma aussi de ces machines animées, et leur donna le moyen de se multiplier et de conserver leur espèce par la voie de la génération. Il n’y a point d’histoires plus anciennes que quatre mille ans, parce que le monde n’ayant commencé qu’il y a six mille ans ou environ, il n’est pas étrange que les hommes se soient appliqués d’abord aux arts utiles à la conservation de leur vie, plutôt qu’à écrire et à faire des histoires.

Tout cela s’entretient et s’allie parfaitement avec ce que l’écriture nous enseigne de la divinité, et de la création du monde.

Mais ceux qui voulant réduire toutes choses aux bornes étroites de leur esprit, refusent d’admettre cet être incompréhensible, parce qu’ils ne le comprennent pas, n’évitent pas pour cela l’inconvénient qu’ils nous reprochent sans raison, et ne font au contraire que l’augmenter. Au lieu d’un être incompréhensible qu’ils rejettent, le monde et toutes les parties du monde leur deviennent incompréhensibles.

Ils sont obligés d’admettre en toutes choses une succession infinie de causes dépendantes les unes des autres, sans arriver jamais à une cause première et indépendante, quoiqu’il n’y ait rien de plus incompréhensible et de plus contraire à notre raison. Pourquoi cet homme est-il au monde ? C’est qu’il est né d’un tel père, et ce père d’un autre, et ainsi à l’infini. Pourquoi ce lion est-il sur la terre ? C’est qu’il est né de cet autre lion, et ainsi à l’infini. Pourquoi cette partie de matière est elle en ce lieu-là ? C’est qu’elle y a été poussée de cet autre lieu, et ainsi à l’infini. Il y a infinité partout, et par conséquent incompréhensibilité partout. Et ainsi leur esprit est obligé de succomber sous la moindre chose en se voulant roidir contre celui sous lequel il est juste et glorieux de succomber. »