Fragment Fausseté des autres religions n° 17 / 18 – Papier original : RO 451-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fausseté n° 274 p. 109 v° / C2 : p. 135-136
Éditions de Port-Royal : Chap. II - Marques de la véritable religion : 1669 et janvier 1670 p. 20 / 1678 n° 3 p. 18-19
Éditions savantes : Faugère II, 349, IV / Havet XI.3 / Brunschvicg 251 / Tourneur p. 249-1 / Le Guern 205 / Lafuma 219 / Sellier 252
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Bibliographie ✍
BAUSTERT Raymond, La querelle janséniste extra muros, ou la polémique autour de la procession des jésuites du Luxembourg ; 20 mai 1685, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2005. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, p. 361. MIEL Jan, Pascal and theology, Baltimore-Londres, The John Hopkins Press, 1969. THIROUIN Laurent, “Pascal et la superstition”, in LOPEZ Denis, MAZOUER Charles et SUIRE Éric, La religion des élites au XVIIe siècle, Biblio 17, 175, Tübingen, Gunter Narr verlag, 2008, p. 237-256. |
✧ Éclaircissements
Les autres religions, comme les païennes, sont plus populaires, car elles sont en extérieur, mais elles ne sont pas pour les gens habiles.
En extérieur : elles consistent surtout en cérémonies, et n’enferment pas de conversion du cœur. Pascal pense sans doute à la religion romaine, dont le caractère purement officiel, civique et familial n’enfermait aucune foi du cœur.
La réduction de la religion à ce qui est purement extérieur conduit naturellement à la superstition, qui consiste en une trop grande docilité aux formalités, comme il a été établi dans la liasse Soumission et usage de la raison.
Une religion purement intellectuelle serait plus proportionnée aux habiles, mais elle ne servirait pas au peuple.
Intellect : la faculté de l’âme qu’on nomme autrement l’entendement. Intellectuel : qui appartient à l’intellect. Il signifie aussi spirituel, par opposition à matériel (Dictionnaire de l’Académie).
Intellectuel : qui est purement spirituel, qui n’a point de corps. Les anges, les bienheureux, sont des substances purement intellectuelles. On dit aussi de l’âme qui raisonne que c’est une puissance intellectuelle (Furetière).
Une religion purement intellectuelle : entendre une religion qui serait dégagée de toute cérémonie extérieure.
Pascal fait sans doute allusion à certaines formes de philosophie qui, comme le Platonisme, ont approché de la découverte de Dieu. Cette forme de religiosité donnerait peut-être satisfaction aux habiles, mais elle exclurait le peuple, qu’elle priverait des cérémonies extérieures auxquelles il attache le sentiment religieux.
D’autre part, cette religion purement intellectuelle revêt le plus souvent un caractère élitiste, qui conduit au pharisaïsme. Ce n’est en aucun cas une religion qui peut prétendre à l’universalité.
La seule religion chrétienne est proportionnée à tous, étant mêlée d’extérieur et d’intérieur. Elle élève le peuple à l’intérieur, et abaisse les superbes à l’extérieur, et n’est pas parfaite sans les deux,
Proportionné : user de proportion, de convenance. Dieu proportionne ses grâces à nos besoins, les afflictions qu’il nous envoie à nos forces (Furetière). Entendre que la religion chrétienne est adaptée à la nature de l’homme, étant composée comme lui d’intérieur et d’extérieur.
Dès le début du fragment, est réapparue le distinction du peuple et des habiles, que le lecteur a déjà rencontrée dans la liasse Raisons des effets. Mais le contexte est différent.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 240, souligne la différence de perspective qui sépare les fragments de Raisons des effets, qui se rapportent à la condition de l’homme sans Dieu, et celui-ci, qui se rapporte à la condition de l’homme avec le Dieu des chrétiens. Alors que l’opposition du peuple, des demi-habiles, des habiles, etc., était irréductible dans toute dialectique construite sur le modèle de la raison des effets, la vraie religion opère la conciliation des contraires qui serait impossible humainement.
Que deviennent les demi-habiles ? Il est significatif que cette catégorie, qui est présentée comme celle des trublions dans la liasse Raisons des effets, soit ici mise de côté. En revanche les chrétiens parfaits, qui savent faire la part de l’extérieur et de l’intérieur, sont présents dans ce fragment sans être nommés, puisque c’est bien la perfection de la foi qui est ici en cause.
Les habiles des premières lignes sont ici remplacés par les superbes. Ce terme insiste plutôt sur l’orgueil que sur l’intelligence. Il appartient du reste au vocabulaire religieux et biblique. L’expression elle élève le peuple à l’intérieur, et abaisse les superbes à l’extérieur fait écho au Magnificat. Voir Luc, I, 51-52 : « Il a déployé la force de son bras. Il a dissipé ceux qui s’élevaient d’orgueil dans les pensées de leur cœur. Il a arraché les grands de leur trône, et il a élevé les petits. » Voir Exode, XV, 1-16, et le Premier livre de Samuel, II, cantique d’Anne.
Par suite, Pascal dépasse ici le registre de la polémique : il ne cherche pas ici à détruire tous les points de vue successifs les uns par les autres. Il présente plutôt le christianisme comme une religion capable de conduire tous les types d’hommes à la vraie foi en corrigeant également leurs défauts respectifs : pour dépasser l’alternative de l’extérieur et de l’intérieur, il présente la religion chrétienne comme un milieu entre religion populaire et religion purement intellectuelle.
Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 240-241. Sa nature composée d’intérieur et d’extérieur permet à la religion chrétienne de convenir à tous les genres d’hommes, parce qu’elle répond aux besoins de tous, mais aussi parce qu’elle corrige les défauts de tous, agissant à l’égard de chacun de manière différente : elle amène le peuple, qui est principalement sensible aux cérémonies à comprendre leur signification spirituelle, et elle abaisse l’orgueil des habiles en soumettant leur intelligence à la discipline des cérémonies.
Le caractère d’universalité de la religion chrétienne sera plus amplement développé dans la liasse suivante Religion aimable, dont le thème est que la religion chrétienne est aimable justement parce qu’elle s’adresse à tous sans exception. Voir Religion aimable 1 (Laf. 221, Sel. 254) : J.-C. pour tous. Moïse pour un peuple. [...] Aussi c’est à J.-C. d’être universel ; l’Église même n’offre le sacrifice que pour les fidèles. J.-C. a offert celui de la croix pour tous.
car il faut que le peuple entende l’esprit de la lettre
Le reproche de trop accorder aux cérémonies extérieures peut, dans une certaine mesure, atteindre la religion chrétienne aussi bien que les païennes. Il ne suffit pas que le peuple soit soumis à une créance superstitieuse ; il faut que la foi lui fasse comprendre l’esprit de la lettre, c’est-à-dire le sens spirituel attaché aux cérémonies.
Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, p. 361. Pascal est hostile à une dévotion dont la pratique tout extérieure n’oblige à aucun renoncement à l’amour des créatures, autre forme de l’amour de soi.
Pascal souligne ici ce qu’ont d’insatisfaisant ce qu’il appellera des cérémonies judaïques, savoir des rites effectués de manière purement formelle, et qui ne servent en rien au salut parce qu’ils sont pratiqués sans véritable amour de Dieu. Voir Miel Jan, Pascal and theology, p. 130 sq. Les pratiques n’ont de valeur que lorsqu’elles sont suscitées par un vrai mouvement de charité, autrement elles ne servent qu’à entretenir dans le péché. Le reproche de trop sacrifier à l’extérieur et aux cérémonies est l’un des ceux que Pascal et ses amis adressent aux jésuites : voir notamment là-dessus la IXe Provinciale, sur les dévotions purement extérieures que certains casuistes proposent aux chrétiens pour gagner le paradis.
Sur l’opposition des jansénistes et des jésuites à l’égard des cérémonies liées au culte des saints, et particulièrement de la Vierge, voir les analyses de Baustert Raymond, La querelle janséniste extra muros, ou la polémique autour de la procession des jésuites du Luxembourg ; 20 mai 1685, p. 44 sq.
et que les habiles soumettent leur esprit à la lettre.
Qu’ils soumettent leur esprit à la lettre : la référence à la liasse Soumission et usage de la raison est transparente.
Ainsi l’extérieur n’est pas disqualifié : il a surtout une efficacité dans la vie spirituelle : voir Pensée n° 24Aa (Laf. 944, Sel. 767) : Il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu ; c’est-à-dire que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc. afin que l’homme orgueilleux qui n’a voulu se soumettre à Dieu soit maintenant soumis à la créature. Attendre de cet extérieur le secours est être superstitieux ; ne vouloir pas le joindre à l’intérieur est être superbe.
Pensée n° 19T v° (Laf. 936, Sel. 751). Saint Joseph si intérieur dans une loi toute extérieure.
Les pénitences extérieures disposent à l’intérieure, comme les humiliations à l’humilité [...].
C’est ce que Pascal demande au candidat à la conversion dans le fragment « Infini rien », Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680) : Vous voulez vous guérir de l’infidélité et vous en demandez les remèdes, apprenez de ceux, [...] qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guérir d’un mal dont vous voulez guérir ; suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. Mais c’est ce que je crains. Et pourquoi ? qu’avez-vous à perdre ? mais pour vous montrer que cela y mène, c’est que cela diminue les passions qui sont vos grands obstacles, etc.