Fragment Fausseté des autres religions n° 4 / 18  – Papier original : RO 467-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fausseté n° 264 p. 105 / C2 : p. 130

Éditions savantes : Michaut 829 / Brunschvicg 235 / Tourneur p. 246-2 / Le Guern 192 / Lafuma 206 / Sellier 238

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Bibliographie

 

 

HASEKURA Takaharu, “Commentaire des Pensées de Pascal (5), L. 206”, The proceedings of the department of foreign languages and literatures, College of arts and sciences, University of Tokyo, vol. XL, n° 2, 1992, p. 1-10.

LEDUC-FAYETTE Denise, Pascal et le mystère du mal. La clef de Job, Paris, Cerf, 1996, p. 209 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES, 1993, p. 201-202.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 240 et 546.

 

 

Éclaircissements

 

Rem viderunt causam non viderunt.

 

Traduction : Ils ont vu la chose, ils n’ont pas vu la cause.

Le fragment fait visiblement écho à la liasse Raisons des effets.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 240. Saint Augustin reprochait à Cicéron, d’avoir perçu la misère des hommes, mais d’en avoir ignoré la cause ; voir p. 546 sq., sur Contra Jul. IV, 12, n. 60 : rem vidit, causam nescivit. Réflexion sur le livre IV de La république de Cicéron, dans lequel est décrite la misère de l’homme, sans en donner la cause. Pascal généralise l’idée et l’expression, en passant au pluriel pour englober un certain nombre de penseurs de l’Antiquité. Il retourne contre saint Augustin, cum grano salis, une distinction empruntée à saint Augustin lui-même, celle de l’analyse superficielle et de l’explication profonde. Autre référence dans saint Augustin, le Commentaire du Psaume 36 : p. 547-548. Augustin n’a pas vu la raison des effets, ce qui revient de la part de Pascal à le classer parmi les demi-habiles. Audace rare dans le milieu de Port-Royal.

Dans le fragment Laf. 577, Sel. 480, une formule analogue est appliquée à la manière dont on envisage la condition humaine en général : S’il ne fallait rien faire que pour le certain on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles. Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est certain. Et qu’il y a plus de certitude à la religion que non pas que nous voyions le jour de demain.

Car il n’est pas certain que nous voyions demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la religion. Il n’est pas certain qu’elle soit mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas.

Or quand on travaille pour demain et pour l’incertain on agit avec raison, car on doit travailler pour l’incertain par la règle des partis qui est démontrée. 

Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain sur mer, en bataille, etc. - mais il n’a pas vu la règle des partis qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux et que la coutume peut tout, mais il n’a pas vu la raison de cet effet.

Toutes ces personnes ont vu les effets mais ils n’ont pas vu les causes. Ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n’ont que les yeux à l’égard de ceux qui ont l’esprit. Car les effets sont comme sensibles et les causes sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l’esprit, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit. Pascal renvoie au Sermon 70 de saint Augustin, De verbis Domini, IX, II. Voir le texte en question dans Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 547. Ce sermon évoque les souffrances de l’apôtre Paul : les hommes endurent ici-bas des peines énormes pour un gain incertain et dérisoire. Les soldats exposés aux plus cruelles blessures pour quelques années d’une retraite hypothétique, les marchands qui, pour une richesse problématique, se livrent aux tempêtes, à la fureur du ciel et des flots, les chasseurs qui affrontent de grands dangers pour prendre un sanglier ou un cerf, sont les exemples cités dans le sermon 70 de Saint Augustin, De verbis Domini, 9, 2, n. 2 :

« Intuens interioribus et fidelibus oculis, quanto pretio temporalium emenda sit futura vita, non pati aeternos labores impiorum, et sine ulla sollicitudine perfrui aeterna felicitate iustorum. Secari et uri se homines patiuntur, ut dolores non aeterni, sed aliquanto diuturnioris ulceris, acriorum dolorum pretio redimantur. In languida et incerta vacationis brevissimae atque ultima vita, immanissimis bellis miles atteritur ; pluribus fortasse annis in laboribus inquietus, quam in otio quieturus. Quibus tempestatibus et procellis, quam horribili et tremenda saevitia coeli et maris importuni sunt mercatores, ut divitias ventosas acquirant, maioribus quam quibus acquisitae sunt, periculis et tempestatibus plenas ? Quos aestus, quae frigora, quae pericula ab equis, a fossis, a praecipitiis, a fluminibus, a feris perferunt venatores ? quem laborem esuriendi et sitiendi, quantas vilissimi et sordidissimi cibi et potus angustias, ut bestiam capiant ? et interdum nec ipsius bestiae carnes, propter quam haec tanta sustinent, sunt epulis necessariae. Quamquam etsi aper cervusque capiatur, magis suave sit venantis animo quia captus est, quam comedentis palato quia coctus est. Quantis cruciatibus prope quotidianarum plagarum tenera puerorum aetas subditur ? »

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES, 1993, p. 201-202. Lorsque saint Augustin observe qu’on travaille pour l’incertain, il le fait en accusant la vanité de ceux qui supportent tant de maux pour un résultat aléatoire. Mais si l’on applique la règle des partis, on découvre que ce comportement est très raisonnable, étant donné qu’il existe une proportion entre le risque couru et le gain envisagé : p. 202. Pascal a explicité l’idée indiquée très allusivement dans ce fragment dans le fragment Laf. 577, Sel. 480. La règle des partis, c’est Pascal lui-même qui l’a découverte, avec sa géométrie du hasard ancêtre de notre calcul des probabilités. Il l’a exposée dans le Triangle arithmétique.

Mais la reconstitution de la page originelle permet peut-être de préciser l’idée, pour peu que l’on établisse un rapport entre ce fragment et celui qui le précède.

Laf. 571, Sel. 474. Il y a hérésie à expliquer toujours, omnes, de tous. Et hérésie à ne le pas expliquer quelquefois de tous, bibite ex hoc omnes. Les huguenots hérétiques en l’expliquant de tous. In quo omnes peccaverunt. Les huguenots, hérétiques en exceptant les enfants des fidèles. Il faut donc suivre les Pères et la tradition pour savoir quand, puisqu’il y a hérésie à craindre de part et d’autre.

L’idée du fragment est alors liée à la définition de l’hérésie (ici, l’hérésie protestante), qui résulte toujours d’une manière incomplète de saisir une doctrine qui comporte des aspects qui semblent se contredire. C’est ce que Pascal explique longuement dans le Traité de la prédestination et de la grâce, dans les Écrits sur la grâce.

Voir Laf. 701, Sel. 579. Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés.

Mais ici, Pascal généralise l’idée : l’erreur en général est due à une vue partielle des choses, qui fait qu’on n’aperçoit que leur aspect superficiel, sans savoir aller jusqu’à la raison. Cela définit l’erreur des philosophes, qui ont vu la misère de l’homme, ou sa grandeur, sans comprendre son origine. Il en va de même pour certaines religions fausses. Les protestants, par exemple, ont bien compris la corruption de l’homme après le péché, mais ils n’ont pas vu que la cause de cette corruption résidait dans la différence entre l’état primitif de l’homme et sa condition postlapsaire.

Cette reconstitution peut donc présenter l’intérêt de montrer comment Pascal associe les hérésies aux « fausses religions » qui ne sont pas chrétiennes. Elle justifie la présence de ce bref texte dans Fausseté des autres religions.