Fragment Figures particulières n° 2 / 2 – Papier original : RO 19-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Figures n° 360 p. 173 / C2 : p. 207
Éditions savantes : Brunschvicg 623 / Tourneur p. 289-3 / Le Guern 331 / Lafuma 350 / Sellier 382
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Bibliographie ✍
ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 277. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. |
✧ Éclaircissements
Japhet commence la généalogie.
Japhet : le troisième et plus jeune fils de Noé. Dans le chapitre X de la Genèse, qui rapporte, selon les notes de Sacy, « les peuples qui sont sortis des trois enfants de Noé, qui ont été certainement la tige de toutes les nations du monde », la généalogie de la descendance de Japhet précède en effet toutes les autres.
« Dénombrement des enfants de Sem, de Cham et de Japhet.
1. Voici le dénombrement des fils de Sem, Cham et Japhet, enfants de Noé ; et ces fils naquirent d’eux après le déluge.
2. Les fils de Japhet furent Gomer, Magog, Madaï, Javan, Thubal, Mosoch et Thiras.
3. Les fils de Gomer furent Ascenez, Riphat et Thogorma.
4. Les fils de Javan furent Élisa, Tharsis, Cetthim et Dodanim.
5. Ils partagèrent entre eux les îles des nations, s’établissant en divers pays, où chacun eut sa langue, ses familles et son peuple particulier. »
Comme, toujours selon Sacy, « il est difficile de trouver un juste rapport des noms que l’Écriture nous marque en ce lieu, avec ceux des peuples dont parlent les livres profanes », il tente de déterminer aussi clairement que possible l’étendue de la descendance de Japhet : « Les enfants de Japhet furent Gomer, etc. De Gomer sont venus les premiers habitants du pays de Galatie. De Magog, les Gètes, les Massagètes, et les Scythes. De Madaï, les Mèdes ; ou, selon d’autres, les Macédoniens. De Javan, en transportant les points, les Joniens ; ce qui comprend tous les autres Grecs, le nom hébreu Javan, étant quelquefois traduit dans la Vulgate par celui de Grecs. De Thubal, les Ibériens, qui sont au-delà du Pont-Euxin, et non ceux qui ont habité l’Espagne.
De Mosoch sont venus les Moscovites ou les Cappadociens, y ayant dans la Cappadoce une ville appellée Mazaca, et depuis nommée Césarée, dont saint Basile fut évêque.
De Thiras sont venus les Thraces.
v. 3. Les fils de Gomer, Ascenez, Riphat, et Thogorma.
D’Ascenez sont venus les Allemands, que les Hébreux encore aujourd’hui appellent Askenssim.
De Riphat, les Paphlagoniens.
De Thogorma, les Phrygiens.
v. 4. Les enfans de Javan, furent Elisa, Tharsis, Cetthim, et Dodanim.
D’Elisa sont venus les Italiens, ou les habitants des îles fortunées, appelées Elisiæ.
De Tharsis, les Ciliciens, dont Tarse est la capitale.
De Cetthim, les Cypriens, dont la ville principale s’appelle Cition. De là vient, dit Josèphe, que les Hébreux donnent le nom de Cetthim à presque toutes les villes et les provinces maritimes ; et c’est pour cette raison qu’il est dit d’Alexandre le Grand, qu’il vint de la terre de Cetthim, et que le même nom est donné dans l’Écriture à l’Italie.
De Dodanim sont venus les Rhodiens, le d ayant été changé en r, ou les Dodonéens dans l’Épire. »
Note de Sacy sur Genèse IX : « v. 27. Que Dieu multiplie la postérité de Japhet. Autr. Que Dieu étende la domination de Japhet. On verra dans le chapitre suivant combien de peuples sont sortis de Japhet, et quelles terres ils ont occupées.
Que Japhet habite dans les tentes de Sem. Plusieurs prennent ces paroles comme une prédiction des victoires que les Gentils descendants de Japhet, ont remportées sur les Juifs descendants de Sem, et principalement des Romains, qui se rendirent enfin les maîtres de la Judée. Mais il est bien plus probable que cette prophétie étant une bénédiction, marquait quelque chose de plus grand, qui est la conversion des Gentils, comme on le fera voir dans le Sens spirituel. »
En quoi est-ce une figure particulière ? Il s’agit, comme dans le fragment précédent, d’une prophétie qui ne touche pas le Messie, mais seulement le destin et la grandeur du royaume d’Israël. Cette prophétie est particulière au sens où l’entend Pascal : elle est destinée à conformer l’autorité des prophéties proprement messianiques. Selon saint Augustin, La cité de Dieu, XVI, 3, Sem figurait les Juifs et Japhet les chrétiens. Le passage de la Genèse est alors censé annoncer figurativement le rejet des Juifs.
Pourquoi Pascal a-t-il barré cette note ? Philippe Sellier suggère deux explications : ou bien Pascal a pensé qu’il s’agissait là d’une idée de trop grand figuratif (voir Loi figurative 10 - Laf. 254, Sel. 286), ou bien il a préféré trouver une autre place pour cette figure universelle, et relative au Christ, puisque, selon l’interprétation de saint Augustin, c’est avec le Christ que s’est réalisé le rejet des Juifs.
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[Jacob] croise ses bras et préfère le jeune.
[Jacob] : sur le manuscrit, Pascal a écrit Joseph croise ses bras par une erreur d’inattention.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 480, n. 68. Pascal se trompe : c’est Jacob et non Joseph qui bénit Ephraïm et Manassé, et qui réserve sa plus favorable prophétie au fils dernier né de Joseph ; Genèse, XLVIII, 13-14 : « Et posuit Ephraim ad dexteram suam, id est ad sinistram Israel, Manassen vero in sinistra sua, ad dexteram scilicet patris ; applicuitque ambos ad eum. Qui extendens manum dexteram, posuit super caput Ephraim minoris fratris, sinistram autem super caput Manasse, qui maior natu erat, commutans manus. »
Une correction portée sur la Copie C2 donne le vrai nom.
Prophéties II (Laf. 484, Sel. 719). Prédictions des choses particulières. [...] Ce même Jacob disposant de cette terre future comme s’il en eût été maître, en donne une portion à Joseph plus qu’aux autres. « Je vous donne, dit-il, une part plus qu’à vos frères », et bénissant ses deux enfants Ephraïm et Manassé que Joseph lui avait présentés, l’aîné Manassé à sa droite et le jeune Ephraïm à sa gauche, il met ses bras en croix, et posant la main droite sur la tête d’Ephraïm et la gauche sur Manassé il les bénit en [cette] sorte, et sur ce que Joseph lui représente qu’il préfère le jeune, il lui répond avec une fermeté admirable, « je le sais bien mon fils, je le sais bien, mais Ephraïm croîtra tout autrement que Manassé », ce qui a été en effet si véritable dans la suite, qu’étant seul presque aussi abondant que dix lignées entières qui composaient tout un royaume, elles ont été ordinairement appelées du seul nom d’Ephraïm. Ce même Joseph en mourant recommande à ses enfants d’emporter ses os avec eux quand ils iront en cette terre où ils ne furent que deux cents ans après.
Genèse, XLVIII. Jacob bénit Éphraïm et Manassé. Il laisse Joseph le champ qui était près de Sichem. [...] 8. Alors Jacob voyant les fils de Joseph, lui demanda : Qui sont ceux-ci ? 9. Joseph lui répondit : Ce sont mes enfants, que Dieu m’a donnés en ce pays-ci. Approchez-les de moi, dit Jacob, afin que je les bénisse. 10. Car les yeux d’Israël s’étaient obscurcis à cause de sa grande vieillesse, et il ne pouvait bien voir. Les ayant donc fait approcher de lui, il les embrassa et les baisa ; 11. Et il dit à son fils : Dieu m’a voulu donner la joie de vous voir, et il y ajoute encore celle de voir vos enfants. 12. Joseph, les ayant retirés d’entre les bras de son père, adora en se prosternant à terre. 13. Et ayant mis Éphraïm à sa droite, c’est-à-dire, à la gauche d’Israël, et Manassé à sa gauche, c’est-à-dire à la droite de son père, il les approcha tous deux de Jacob. 14. Lequel, étendant sa main droite, la mit sur la tête d’Ephraïm qui était le plus jeune, et mit sa main gauche sur la tête de Manassé qui était l’aîné, changeant ainsi ses deux mains de place. 15. Et bénissant les enfants de Joseph, il dit : Que le Dieu, en la présence de qui ont marché mes pères Abraham et Isaac, le Dieu qui me nourrit depuis ma jeunesse jusqu’à ce jour ; 16. Que l’ange qui m’a délivré de tous maux bénisse ces enfants ; qu’ils portent mon nom et les noms de mes pères Abraham et Isaac, et qu’ils se multiplient de plus en plus sur la terre. 17. Mais Joseph, voyant que son père avait mis sa main droite sur la tête d’Ephraïm, en eut de la peine ; et prenant la main de son père, il tâcha de la lever de dessus la tête d’Ephraïm pour la mettre sur la tête de Manassé, 18. En disant à son père : Vos mains ne sont pas bien, mon père ; car celui-ci est l’aîné. Mettez votre main droite sur sa tête. 19. Mais refusant de le faire, il lui dit : Je le sais bien, mon fils, je le sais bien ; celui-ci sera aussi chef des peuples, et sa race se multipliera ; mais son frère qui est plus jeune sera plus grand que lui, et sa postérité se multipliera dans les nations. 20. Jacob les bénit donc alors, et dit : Israël sera béni en vous, et on dira : Que Dieu vous bénisse comme Éphraïm et Manassé ! Ainsi il mit Ephraïm devant Manassé. 21. Il dit ensuite à Joseph son fils : Vous voyez que je m’en vais mourir, Dieu sera avec vous, et il vous ramènera au pays de vos pères. 22. Je vous donne de plus qu’à vos frères cette part de mon bien que j’ai gagnée sur les Amorrhéens, avec mon épée et mon arc » (Traduction de la Bible de Port-Royal).
Jansénius, Pentateuchus, Genèse, XLVIII, 14. « La droite en effet est partout dans les Écritures plus honorée, d’où vient aussi que les saints, le jour du Jugement, sont mis à droite du Père : et en plaçant ses mains ainsi Jacob préfère Ephraïm à Manassé, comme on le voit par les v. 18 et 19. La cause en est que la souche d’Ephraïm devait être plus nombreuse, plus belliqueuse et plus élevée par le règne, parce que les rois de dix tribus devaient naître d’elle » (tr. D. Descotes). La suite du commentaire souligne que, selon Tertullien et des auteurs comme Cyprien, Ambroise et saint Augustin, les bras croisés constituent une figure de la croix. La préférence accordée au plus jeune fils annonce le fait que les Gentils, qui sont venus après les Juifs, les ont surpassés : ils attendaient en effet les biens éternels, alors que les Juifs, qui se glorifiaient de leur ascendance charnelle, n’ont attendu que les temporels.
Pascal s’est peut-être aussi inspiré de Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, contenant les résolutions de trois cent soixante et dix questions sur le sujet de la foi, de l’Écriture sainte, de la création du monde, de la rédemption du genre humain, de la divine providence, et de l’immortalité de l’âme, proposées par Typhon, maître des impies et libertins de ce temps et répondues par Dulithée, Paris, 1628, II, Q. 4, p. 158 sq. Q. 4. Qui prouve que l’Écriture est dictée par une révélation divine ? « Jacob étant sur le point de mourir prédit la venue du Messie dix-huit cents ans devant sa naissance, remarquait dans sa prédiction les circonstances du temps, disant que le sceptre royal et dignité de duc ne sortiraient point de la maison de Juda jusques au temps de la venue du Messie.
Vous ne pouvez dire que Moïse parlant ainsi ait été poussé d’aucune affection humaine : car si quelque passion particulière l’eût mû à dire ces propos, il eût plutôt gratifié sa lignée qui était celle de Levi, ou celle d’Ephraïm, de laquelle était issu Josué son intime et favori. Ou s’il eût parlé par raison et jugement naturel il eût plutôt favorisé les lignées de Ruben et Siméon qui tenaient la prééminence d’aînesse sur la tribu de Juda [...].
Le même Jacob voulant donner en ce même temps la bénédiction à ses petits enfants Ephraïm et Manassés, croisant ses bras languissants et déjà demi-morts, posa le bras droit sur Ephraïm qui était le puîné, et le gauche sur Manassés qui était l’aîné. Et quand Joseph lui représenta qu’il se mécomptait préférant le cadet à l’aîné, il lui répondit qu’il la faisait à dessein, d’autant que le cadet sera plus puissant et plus grand que son premier-né. Prédiction que l’événement suivant a fait voir très véritable : car depuis ce temps la lignée d’Ephraïm a toujours possédé de grands avantages de gloire et d’honneur sur la tribu de Manassés, comme il est aisé à voir dans les livres des Juges et des Rois. Vous ne pouvez pas dire non plus qu’il ait prédit ces choses par la physionomie et considération des traits et linéaments des faces de l’un et de l’autre : car le bon patriarche était aveuglé lorsqu’il proféra ces paroles » : p. 158-159.
Sur Jacob et sa prophétie, voir Cazelles Henri, Introduction critique à la Bible, I, Introduction critique à l’ancien Testament, p. 185 sq.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., p. 216-217. L’accomplissement des prophéties particulières, comme celles que Jacob mourant multiplie sur l’avenir de ses enfants, sert par des vérifications visibles à l’œil nu de promesses très concrètes, de preuve à l’authenticité des prophéties à double sens dont elles sont voisines. Il s’agit d’isoler les prédictions dont la lettre s’est trouvée vérifiée et auxquelles on ne saurait vraiment attribuer une signification spirituelle. Mais toute prophétie est pour Pascal messianique.
Placé dans ce dossier, ce fragment indique que Pascal ne retenait de cette bénédiction que son sens prophétique historique, et non sa signification allégorique.
Commentaire de Sacy, sens littéral et spirituel : « v. 14. Jacob étendant sa main droite, la mit sur la tête d’Ephraïm qui était le plus jeune. Joseph avait mis son fils Manassé à la droite de son père, et Ephraïm à sa gauche, afin que Jacob bénît l’aîné de la main droite, et le puîné de la gauche. Mais Jacob changea de main, et bénit Ephraïm de la main droite ; parce qu’il prévoyait par une lumière divine, qu’Ephraïm serait plus grand que Manassé.
On voit en effet dans l’Écriture, que c’est d’Ephraïm qu’est sorti Josué, qui fit entrer le peuple Hébreu dans la terre promise. Et depuis la mort de Salomon, les dix tribus dont fut composé le royaume d’Israël, s’étant divisées des deux tribus de Juda et de Benjamin, dont se forma le royaume particulier de Juda, nous voyons que le nom d’Ephraïm, se prend pour toutes les dix tribus, comme lorsque le Prophète dit : Que vous ferai-je, ô Ephraïm ; que vous ferai-je, ô Juda ? »
Ephraïm devint l’ancêtre du groupe le plus important ; sa tribu forma le noyau du royaume du Nord (Israël), que l’on désigne parfois par son nom.
En quoi est-ce une « figure particulière » ? Il y a dans la prophétie de Jacob, particulièrement dans XLIX, des éléments qui sont des prophéties messianiques. Mais dans le cas présent, la prophétie qui annonce la grandeur d’Ephraïm ne touche pas le Messie, mais le destin historique du peuple juif.
Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 481. Ernst renvoie à Genèse, XLVIII, 13 sq. L’accent est mis sur croise les bras : Pascal verrait dans ce geste une « figure particulière » du supplice qui sera celui du Christ sur la croix. Le reste de l’interprétation, sur le mot préfère, est moins recevable encore.