Fragment Fondement n° 16 / 21 – Papier original : RO 27-6
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fondement n° 290 p. 119 v° / C2 : p. 147
Éditions savantes : Faugère II, 156, XXI / Havet XXIV.82 / Brunschvicg 510 / Tourneur p. 253-3 / Le Guern 224 / Lafuma 239 / Sellier 271
______________________________________________________________________________________
Bibliographie ✍
ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 328. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, p. 101 sq. MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 268 sq. |
✧ Éclaircissements
L’homme n’est pas digne de Dieu mais il n’est pas incapable d’en être rendu digne.
Dans A P. R. 2, Pascal devait répondre à une objection inspirée par un sentiment excessif da la misère de l’homme, que résumait l’expression Incroyable que Dieu s’unisse à nous. Cette objection s’inspirait du pyrrhonisme exposé dans les liasses Vanité et Misère : il paraissait absurde de supposer qu’un Dieu infini et transcendant puisse s’abaisser jusqu’à une créature aussi faible, misérable et corrompue que l’homme, dont même la part de grandeur n’apparaît que comme une capacité vide.
Le contexte de A P. R. est très différent de celui de Fondement : le but de Pascal y est de réfuter les objections qui permettent au lecteur de refuser de faire le saut qui fait passer de l’ordre des philosophies naturelles à l’écoute de la Sagesse de Dieu. Il se contente donc de montrer que, quoi que puisse faire croire un excès de pyrrhonisme mal compris, il n’est pas vraiment incroyable, quoique ce soit incompréhensible, que Dieu s’unisse à nous.
La réponse de Pascal est la suivante :
A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Incroyable que Dieu s’unisse à nous. Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c’est que Dieu qu’il ne sait pas ce qu’il est lui-même. Et tout troublé de la vue de son propre état il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu’il l’aime et le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui puisqu’il est naturellement capable d’amour et de connaissance. Il est sans doute qu’il connaît au moins qu’il est et qu’il aime quelque chose. Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s’il trouve quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se communiquer à nous. Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu’ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère, ni raisonnable si elle ne nous fait confesser que ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu.
Pascal ne revient pas sur la thèse de la misère de l’homme ; mais il souligne que, si elle est poussée au bout, c’est-à-dire qu’elle porte aussi sur la proposition Incroyable que Dieu s’unisse à nous elle-même, elle implique qu’au contraire nul ne peut affirmer que Dieu ne peut pas s’unir à l’homme.
Pascal reprend ici la même idée, mais non plus dans une perspective réfutative, mais comme une thèse.
Il en précise les termes dans plusieurs fragments connexes.
Primo, la misère de l’homme, qui le rend effectivement « indigne de Dieu », c’est-à-dire incapable de s’élever par ses propres forces jusqu’à Dieu, n’est pas si absolue qu’elle ne laisse une possibilité d’y parvenir, à condition que ce ne soit pas par ses propres moyens, mais que ce soit par la puissance d’un autre que lui-même : il n’est pas incapable d’en être rendu digne. Voir le fragment Morale chrétienne 3 (Laf. 353, Sel. 385) : Non pas un abaissement qui nous rende incapables du bien ni une sainteté exempte de mal.
La capacité pour l’homme d’être rendu digne de Dieu est indiquée par le fragment Preuves par discours III (Laf. 444, Sel. 690) : les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu : indignes par leur corruption, capables par leur première nature. Sur la manière dont la condition d’Adam innocent était digne de Dieu, voir le Traité de la prédestination, 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq.
Preuves par discours III (Laf. 444, Sel. 690). Il est donc vrai que tout instruit l’homme de sa condition, mais il le faut bien entendre : car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu : indignes par leur corruption, capables par leur première nature.
Comme cette élévation ne dépend pas des forces humaines, mais d’un secours extérieur qui lui vient de Dieu (savoir la grâce), il n’est pas surprenant qu’elle ne soit pas à la disposition de tous les hommes, mais seulement de ceux qu’a choisis l’auteur de ce secours. C’est toute la doctrine de la grâce efficace qui est sous-entendue dans ce fragment. Pascal l’a déjà dit dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Dieu a voulu racheter les hommes et ouvrir le salut à ceux qui le chercheraient, mais les hommes s’en rendent si indignes qu’il est juste que Dieu refuse à quelques-uns, à cause de leur endurcissement, ce qu’il accorde aux autres par une miséricorde qui ne leur est pas due.
L’argument consiste à dire que l’homme est naturellement incapable de sortir de sa misère, mais qu’il peut le devenir s’il est soutenu par une puissance supérieure à la sienne. Il consiste à dire que l’on ne peut pas conclure de l’indignité de l’homme à son incapacité absolue d’être joint à Dieu. Il s’agit d’un argument par différence entre une qualité absolue et une qualité secundum quid, ou relative. L’indignité de l’homme est absolue. L’incapacité de l’homme est relative, secundum quid, dans la mesure où elle est relative aux actes de l’homme ; mais relativement à la puissance de Dieu, elle n’est pas.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 101 sq. Le texte définit le but de l’apologétique : amener l’homme à prendre conscience de la vanité des biens du monde, lui faire comprendre que sa quête du souverain bien porte sur un bien trop souverain pour être de ce monde. Sens de l’expression qui déclare l’homme capax Dei. Plutôt que capable de Dieu, il faudrait capable de la grâce, par laquelle Dieu devient présent à l’homme. On lit du reste la formule dans la partie barrée. Capacité, mais capacité vide. L’opposé de capacité est indignité, qui explique pourquoi la capacité est vide : p. 101-102.
Il est indigne de Dieu de se joindre à l’homme misérable mais il n’est pas indigne de Dieu de le tirer de sa misère.
Le deuxième temps du fragment reprend le même modèle argumentatif, mais inversé, comme il convient, puisqu’il s’agit alors de Dieu.
Pascal ne revient pas sur l’affirmation de la transcendance de Dieu, qui le rend infiniment au-dessus de l’avilissement auquel le péché originel a réduit l’homme. Mais cette fois, c’est la puissance (et non plus l’impuissance comme dans le raisonnement précédent) qui permet de surmonter la difficulté : la toute-puissance de Dieu lui permet, s’il le veut, d’arracher l’homme à sa misère, par le moyen de sa grâce.
Dieu se joint à l’homme misérable par le sacrifice du Christ sur la croix, qui est la source des grâces que Dieu accorde à l’humanité rachetée.
Les notions de dignité et de capacité sont complémentaires. Capacité : signifie les qualités et dispositions requises dans les personnes pour accomplir un acte, donner, ou pour recevoir quelque chose. Voir Contrariétés 1 (Laf. 119, Sel. 151).
La conclusion était déjà esquissée dans A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Si on vous unit à Dieu c’est par grâce, non par nature.
Si on vous abaisse, c’est par pénitence, non par nature.
Les deux points abordés dans ce fragment sont également à retenir comme fondements de la doctrine chrétienne : Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Qu’ils en concluent ce qu’ils voudront contre le déisme, ils n’en concluront rien contre la religion chrétienne, qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption et du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine.
Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux vérités : et qu’il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connaître l’un et l’autre de ces points ; et il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir. Une seule de ces connaissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connaissent leur misère sans Rédempteur.
Pascal souligne dans d’autres fragments que cette doctrine, contrairement aux philosophies purement humaines, répond remarquablement à l’état et à la nature de l’homme : elle répond donc à l’exigence de vérité qui inspire l’art de convaincre.
Morale chrétienne 4 (Laf. 354, Sel. 386). Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil.
Elle répond aussi aux exigences des principes d’agrément :
Dossier de travail (Laf. 394, Sel. 13). Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s’est caché vous lui rendrez grâces de ce qu’il s’est tant découvert et vous lui rendrez grâces encore de ce qu’il ne s’est pas découvert aux sages superbes indignes de connaître un Dieu si saint.
L’art de convaincre et l’art de plaire composent l’art de persuader complet que Pascal a décrit dans l’opuscule De l’esprit géométrique.