Principes et développement de l’apologie
de la religion chrétienne de Pascal
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Les apologétiques à l’époque de Pascal
Voir ce qu’écrit Julien Eymard d’Angers dans Pascal et ses précurseurs, ch. II, L’armée des apologistes, p. 29 sq., synthèse déjà ancienne, mais qui a le mérite de s’appuyer sur une ample documentation.
L’apologétique se distingue assez clairement de la théologie. La théologie, qu’on la définisse comme science de Dieu en tant que Dieu et connaissance des choses divines à la manière de saint Thomas d’Aquin, ou comme Duns Scot comme science pratique (sapientia), ne vise aucun destinataire déterminé. L’apologétique en revanche suppose que l’on s’adresse à un lecteur extérieur, que l’on cherche à persuader de la vérité, de la crédibilité, de l’historicité de la religion, et par suite de la véracité de la Révélation et du témoignage du Christ.
Les principes de l’apologétique dépendent donc des positions du public visé : on ne peut pas s’adresser en mêmes termes à un lecteur chrétien avec lequel on a quelques principes communs, mais dont on est séparé par quelque hérésie (protestants ou orthodoxes), à un lecteur d’une autre religion plus ou moins éloignée de la chrétienne (musulmans ou Chinois), ou encore avec des incroyants, déistes, sceptiques, ou athées, qui récusent les dogme, avec lesquels il faut revenir aux principes fondamentaux indépendants de toute croyance religieuse. C’est donc à la fois dans les thèses à démontrer et dans la méthode à mettre en œuvre que les apologistes doivent adapter leur rhétorique.
Or au XVIIe siècle la religion catholique doit faire face à une grande variété d’adversaires, qui ne partagent pas les mêmes opinions, et qui sont plus ou moins bien connus. Les guerres de religion ont opposé les catholiques aux protestants, avec lesquels, malgré le retour à la paix civile, les différends doctrinaux subsistent, donnant lieu à des conférences que le public suit avec intérêt, voire avec passion. Ces mêmes guerres ont également développé un mouvement d’indifférence à la religion considérée comme réalité sociale (ce sont les « politiques » qui s’opposent à la fois aux dévots catholiques et aux protestants), mais aussi de scepticisme, voire d’hostilité aux dogmes et à la doctrine, aussi bien dans ses formes les plus élaborées que dans celles de la dévotion populaire et naïve. On parle alors globalement de libertinage, terme assez mal défini qui enferme aussi bien le déisme que le scepticisme religieux et l’athéisme, silencieux ou agressif dans son impiété. Dans « l’armée des apologistes », comme l’écrit Julien-Eymard d’Angers, on peut donc distinguer plusieurs types, selon les questions traitées, les méthodes choisies et les lecteurs visés. Le P. Mersenne par exemple a commencé sa carrière d’écrivain par des traités d’apologétique en français orientés, le premier contre les déistes (l’un de ses livres est intitulé L’impiété des déistes), le second contre les sceptiques (La vérité des sciences contre les sceptiques ou pyrrhoniens) et les athées ; le jésuite Garasse s’en est plutôt pris au groupe mondain qui entourait Théophile de Viau.
Julien-Eymard d’Angers distingue aussi parmi les apologistes ceux qui ne le sont que par occasion (Bossuet), les spécialistes qui se concentrent sur un sujet précis, comme Jean de Silhon auteur d’un De l’immortalité de l’âme (1634), et le jésuite Antoine Sirmond, auteur d’un De immortalitate animae demonstratio physica et aristotelica adversus Pomponatium et asseclas (1635) ; et ceux qui traitent de la religion dans son ensemble, parmi lesquels on peut mentionner Hugo Grotius, qui composa un De veritate religionis christianae, aux perspectives larges. Le franciscain Jean Boucher a composé un gros livre intitulé Les triomphes de la religion chrétienne, qui traite sous forme de questions tous les sujets qui touchent les dogmes et l’histoire du christianisme. Parmi ces apologistes, certains ont été suspects d’arrière-pensées libertines : on a par exemple reproché à Pierre Charron, auteur du De la sagesse et des Trois vérités, de répandre, sous couleur d’apologétique, un scepticisme hérité de Montaigne qui allait en réalité à la ruine de la religion qu’il prétendait défendre.
Malgré les différences de méthode, les points principaux qui font l’objet de ces apologies peuvent être classés comme suit.
Certains visent à s’opposer au rationalisme absolu, qui conduit à l’athéisme ou au moins au scepticisme : il s’agit alors de prouver les thèses de la théologie naturelle, notamment l'existence de Dieu. Un correspondant du P. Mersenne, nommé Bredeau, lui annonce par exemple un projet de Lettre contre les athées, dont le premier point est « Deum unum et providentem colendum esse, adversus atheos » (voir Mersenne, Correspondance, I, p. 67. Lettre de Bredeau à Mersenne du 21 octobre 1621). La preuve de l’existence de l’âme complète souvent ce premier point : « quoniam illud Atheis superest evanidum hunc cultum esse, si anima sit mortalis, ut credunt cum Epicureis, adversus Lucretium qui quasdam rationes suae impietatis in lucem edidit, mihi certamen erit, ut etiam probem immortalitatem animae ».
Afin de sortir des bornes de la religion purement naturelles, un second lieu consiste à établir la vérité du christianisme, c’est-à-dire prouver qu'il y a une révélation chrétienne ; dans le projet de Bredeau, cela consiste à établir que « ex tribus religionibus, Mosaica, Christiana et Mahumetica, solam Christianam religionem esse. »
En troisième lieu, il s’agit d’établir que seule l'Église romaine, véritable Église du Christ, dépositaire de sa Révélation, mène vraiment au salut, en raison de sa mission divine, point particulièrement important pour s’opposer aux protestants.
Dans les deux derniers points figurent des preuves d’ordre théologique ou historique. Jean Boucher, dans le sommaire de ses Triomphes de la religion chrétienne, en indique quelques-uns : l’accomplissement visible des prédictions prophétiques, la sainteté de la doctrine qu’enseigne la foi chrétienne, la « hauteur de ses mystères qui surpassent toute pensée et intelligence humaine », la pureté de la vie de son auteur Jésus-Christ, les « miracles faits par lui et par les siens, qui n’ont rien de commun avec les illusions et impostures de Simon, d’Apollonius, de Mahomet », qui n’étant que « prestiges et tromperies, ou s’il y a quelque chose de réel, il s’est fait par quelque vertu naturelle appliquant l’actif au passif », le fait que les apôtres, gens rudes et grossiers ont planté leur foi parmi les souverains, les philosophes, qui les ont persécutés.
La distinction la plus importante parmi les apologistes est celle qui passe entre les humanistes et les thomistes, qui tentent d’appuyer leur démonstration sur des fondements rationnels, suivant le principe intelligo ut credam (je comprends pour croire) et les augustiniens qui en sens inverse suivent la maxime credo ut intelligam (je crois pour comprendre). Les premiers s’appuient sur des bases d’ordre philosophique ou historiques, pour montrer qu’elles conduisent à un acte de foi en la religion chrétienne. Ces apologistes considèrent que les vérités de la Nature ont une valeur de préparation par rapport à celles de la grâce : saint Thomas, Somme théologique, Ia, Q 1, p. 119, écrit que ce sont des praeambula, parce que la grâce perfectionne la nature. Du Vair, De la sainte philosophie, éd. Michaut, p. 51 sq., dit aussi que les œuvres de Dieu et les merveilles admirables de la création sont des « échelles » qu'il nous a dressées « pour monter jusques à lui ». C’est à ce courant par exemple que l’on peut rattacher le P. Mersenne, qui inaugure une sorte d’apologétique fondée sur les sciences dans des ouvrages comme La vérité des sciences, ou L’harmonie universelle. D’une certaine manière, on peut compter Descartes parmi ces apologistes, puisqu’il se sert de la philosophie rationnelle pour établir l’existence de Dieu, même s’il ne se charge pas d’établir la vérité de la religion chrétienne.
Les autres prennent pour point de départ l’acte de foi, pour montrer ensuite que cet acte de foi posé tient lieu de clé qui résout toutes les obscurités et tous les mystères qui enveloppent la condition et la destinée de l’homme. C’est ainsi que procède Jean Boucher qui écrit : « le fondement de toute religion est en la créance, ce n’est pas sans raison que j’ai commencé mon ouvrage par le traité de la foi, et non pas par les considérations de la nature ou de la création, et de l’ordre de cet univers, comme ont fait autrefois les Saints Pères et Docteurs chrétiens », qui combattaient des gens qui croyaient plusieurs dieux. Les athées modernes se moquent des faux dieux : il faut donc changer l’ordre ; Boucher voit qu’on bafoue la foi et les mystères, il commence donc par là. Et dans le deuxième livre, on montre que toutes les sciences humaines sont incertaines ; les sens sont trompeurs, la raison faible, les choses mêmes changeantes ; il n’y a de science assurée qu’en Dieu seul, qui l’a révélée.
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