Principes et développement de l’apologie
de la religion chrétienne de Pascal
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Principes et développement de l’apologétique de Pascal
Au départ, la campagne des Provinciales a conduit Pascal à commencer à composer un ouvrage sur les miracles, pour défendre Port-Royal dans l’affaire de la Sainte-Épine. Il abandonne bientôt ce sujet trop étroit, pour former le projet d’une défense générale de la religion chrétienne. Il a réorienté son travail dans une direction toute différente, dont ses dossiers de travail nous permettent de saisir les grandes lignes.
Les Pensées de Pascal sont un ouvrage non seulement fragmentaire, mais aussi composite. Un premier ensemble de dossiers constitue l’armature de l’apologie de la religion chrétienne qu’il préparait. D’autres forment des « chantiers », plus ou moins avancés, soit que Pascal ait travaillé à recueillir des informations, soit qu’il ait étoffé des argumentations en attente de développement, soit enfin qu’il ait réuni des documents relatifs à des questions toutes différentes. L’édition de Philippe Sellier, qui en est déjà à plus de cinq rééditions, permet mieux qu’aucune autre de discerner ces différents éléments dans l’ensemble.
Ce caractère fragmentaire ne doit pas dissimuler la cohérence d’ensemble du projet apologétique. Les Copies de ses papiers établies sous la responsabilité de sa famille fournissent des indications claires sur le plan d’ensemble de l’ouvrage que Pascal préparait, à commencer par une “table des matières”, la liste des liasses qu’il avait constituées, qui indique l’ordre des chapitres qu’il envisageait.
Pascal a explicitement pris ses distances par rapport à ses prédécesseurs. Il tire les conséquences des insuffisances de ses précurseurs. À la différence des apologistes anciens, il ne commet pas l’erreur de procéder par invective contre les incrédules ; et contrairement à certains contemporains, il s’abstient de chercher à démontrer rationnellement la religion. Il reproche à ses prédécesseurs d’être marqués par un caractère dogmatique a priori : on y reproche souvent aux incrédules, athées ou sceptiques, de connaître plus ou moins consciemment la vérité de la religion, mais de la rejeter par une réaction de crainte à l’égard des châtiments promis aux pécheurs. C’est précisément commettre l’erreur qui consiste à heurter de front ceux que l’on veut persuader, au risque de les rebuter définitivement.
Il faut écarter un contresens sur l’objectif que s’assigne Pascal apologiste. Voir sur ce point Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 96 sq., et 105 : le paradoxe de l'apologétique, selon Pascal, consiste en ce que sa fin est la conversion du pécheur, mais qu’elle n'a aucun moyen de la provoquer. En fait, le but d’une apologie de la religion chrétienne ne peut pas être de convertir le lecteur incrédule. Car la foi ne consiste pas seulement dans la connaissance rationnelle de Dieu : l’essentiel réside dans l’amour de Dieu. Or il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer. (Conclusion 1 - Laf. 377, Sel. 409) C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison : voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. (Preuves par discours I - Laf. 418, Sel. 680) Mais il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur (Raisons des effets 18 - Laf. 100, Sel. 133) : c’est Dieu et Dieu seul qui peut, par la grâce qu’il accorde à l’homme, lui donner la foi. Dieu seul « incline » le cœur à croire, et on ne croira jamais, d’une créance utile et de foi, si Dieu n’incline le cœur. Et on croira dès qu’il l’inclinera (Conclusion 4 - Laf. 380, Sel. 412). En d’autres termes, tous les efforts d’un homme, fût-il le plus habile des apologistes, ne peuvent au mieux aboutir qu’à convaincre l’esprit ou la raison, mais jamais à changer le cœur. Par conséquent la marge d’action de l’apologiste est relativement étroite. Tout ce qu’il peut faire, c’est « ôter les obstacles » qui rendent l’homme contraire à la religion, à la vérité et à son propre bien. Mais ce programme comporte plusieurs clauses.
L’action de l’apologiste apparaît donc comme simplement préparatoire à celle de Dieu. Mais ce serait un grave contresens de s’arrêter à l’idée que Dieu prend le relais de l’apologiste. En réalité l’initiative revient toujours à Dieu, dans la mesure où le fait même qu’un homme commence à chercher est déjà un effet de la grâce. Comme Pascal l’écrit dans le premier de ses Écrits sur la grâce, la Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement final, 6, Rédaction inégalement élaborée, OC III, éd. J. Mesnard, p. 693-707, § 9, « c'est un principe ferme dans saint Augustin, que non seulement les grandes actions sont des dons de Dieu, […] mais que la prière même et la foi, qui sont des moindres choses par lesquelles on adhère à Dieu, et sans lesquelles il est sûr qu'on le quitte, sont aussi des dons de la grâce, des effets et des ouvrages de la grâce et qu'elles ne se trouvent en personne que par l'opération expresse de la grâce ». C’est pourquoi Pascal reprend dans la Pensée n° 8H r° (Laf. 919, Sel. 751), la formule de saint Bernard de Clairvaux, Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé : chercher Dieu, c’est être déjà cherché par lui. Par conséquent, le seul fait de commencer une recherche de la vérité est déjà le signe que la grâce de Dieu opère en l’homme.
Il en résulte que l’apologiste n’est nullement un « serviteur inutile », comme on le dit parfois. Pour reprendre le modèle proposé par Pascal dans son dernier Écrit sur la grâce, le Traité de la prédestination et de la grâce (rédaction élaborée), OC III, éd. J. Mesnard, p. 781-791, § 1-8, il est une cause suivante ou adjuvante de la conversion, dont Dieu est la cause principale « la maîtresse, la dominante, la source, le principe et la cause de l'autre ». En tant que tel, il n’est pas inutile, bien au contraire, il reçoit une réelle « dignité de la causalité » (Pensée n° 14O - Laf. 930, Sel. 757), qui en fait un serviteur efficace ; de sorte que s’il fait mal son office, il peut effectivement, comme toute cause sine qua non, être la cause de l’échec de la conversion d’un lecteur.
Pascal a longtemps réfléchi de longue date sur l’art de persuader, auquel il a consacré un opuscule inachevé, mais très profond. Il sait que la première exigence d’un tel art est de ne pas heurter le lecteur dans ses convictions, lorsqu’on veut le tirer des erreurs où il est pris.
Il faut éviter d’appuyer l’argumentation sur des principes directement contraires à ceux qu’il peut admettre, sous peine de se condamner à l’échec en provoquant une réaction de rejet qui coupe court à toute persuasion. Il faut partir de ses principes, sans céder sur l’essentiel pour autant : Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela, car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé (Laf. 701, Sel. 579) L’art de persuader est un art qui fait la part de ce que pense l’adversaire pour le conduire à la vérité.
À ce stade, comme l’apologiste s’adresse à des lecteurs qui ne croient pas, il faut éviter de s’appuyer sur les vérités que la religion révèle : il est prématuré de proposer le contenu doctrinal de la religion chrétienne : parler de l’union du jugement dernier, de la virginité de la Vierge Marie, des miracles et des prophéties à des incrédules qui n’en croient rien, et qui n’y verraient qu’un assemblage de fables incompréhensibles, voire absurdes. Autrement dit, il faut éviter d’exiger de but en blanc de son lecteur un acte de foi initial, et au moins en un premier temps, faire abstraction de la révélation chrétienne, et raisonner pour ainsi dire sans elle, en s’appuyant uniquement sur des principes qui relèvent de la raison naturelle. L’apologie de Pascal ne touche donc pas directement la démonstration des dogmes, savoir des vérités religieuses fondamentales révélées surnaturellement par Dieu et proposée comme telle à notre croyance par l’Église. Non seulement ce serait un hysteron proteron, mais ce serait s’obliger à proposer aux incrédules des dogmes qui sont par définition incompréhensibles.
L’apologie de Pascal ne touche pas non plus les vérités catholiques (veritates catholicae) constituées par l’enseignement ecclésiastique (doctrinae ecclesiasticae), savoir les conclusions théologiques (conclusiones theologicae, c’est-à-dire des vérités religieuses déduites de prémisses dont l’une est formellement révélée, et l’autre n’est connue que naturellement, comme celles que Pascal expose dans ses Écrits sur la grâce sur la prédestination, le double délaissement et la grâce efficace), les vérités philosophiques et les faits dogmatiques (facta dogmatica, c’est-à-dire les faits naturels qui sont des conséquences présupposées par le dogme). Pascal ne dira donc rien, sinon en passant, de la théologie de la grâce efficace, du salut, du paradis et de l’enfer.
Pas plus qu’il n’accepte de prendre pour point de départ les dogmes religieux, Pascal ne veut fonder son apologie sur une base rationnelle ou scientifique. L’appel que fait un auteur comme le P. Mersenne à la science ou à la philosophie rationnelle est une fausse bonne piste. Pascal est bien placé pour savoir que la science évolue, et que s’appuyer sur elle pour en faire dépendre la preuve de la religion expose à faire dépendre toute la foi de principes que des découvertes nouvelles peuvent remettre radicalement en cause. Mais quand bien même ces données scientifiques seraient vraies, une apologie qui s’appuierait sur elles serait tout de même défectueuse, puisqu’elle ferait dépendre la foi de la science et de la raison, et qu’elle impliquerait de ce fait que la Révélation apportée par le Christ n’était pas nécessaire, les hommes pouvant tout savoir de Dieu par leur seule raison naturelle.
Enfin, cette méthode est infailliblement inefficace parce qu’elle ne répond pas à la nature présente de l’homme, marquée par la corruption née du péché originel. L’appel aux facultés naturelles aurait peut-être été suffisant pour le conduire à Dieu s’il était encore dans son état originel, lorsque son esprit n’avait pas été assombri par les suites du péché originel. Mais dans l’état de nature corrompue, après la faute d’Adam, il serait inefficace. Antoine Arnauld a bien expliqué ce point dans son Apologie pour les saints Pères, Œuvres, t. XVIII, Livre IV, ch. V, p. 332 sq., où il suit saint Prosper, De la vocation des gentils, II, ch. XVII. Ibid., p. 333 sq. : il est vrai tout à la fois que « la beauté des créatures visibles soit un miroir éclatant, qui représente à tous les hommes l'invisible majesté de leur Auteur, et les invite à l'adorer et à le servir ; et que néanmoins le péché ayant rempli tous les hommes de ténèbres et d'aveuglement, il n'y ait plus personne, depuis la corruption de la nature, qui étant laissé à lui-même, comme l'ont été les païens, selon la parole sainte, se puisse servir de cette considération des créatures pour se porter à Dieu, et à l'aimer plus que toutes choses, comme il est nécessaire pour le salut ». Les ennemis de la grâce méconnaissent la gravité de la blessure venue du péché ; ils jugent des choses, non comme elle sont après la chute, mais « comme elles seraient si l'homme était toujours demeuré dans sa première santé et dans son innocence originelle ». Avant le péché, la grâce était toujours présente en l'homme sain : il voyait les traits du Créateur « gravés dans toutes les parties du monde » ; voyant Dieu en soi, il le voyait aussi hors de soi. Aujourd'hui, le tableau n'a pas changé, mais le spectateur « n'est plus le même », et il « n'a plus les mêmes yeux pour le voir et le contempler » : p. 333-334. Voir le ch. VIII, p. 348 sq. : Les Pères prouvent que « la beauté du monde et les biens de la nature sont propres d'eux-mêmes à faire connaître et aimer Dieu ; mais que l'homme, depuis sa chute, ne peut se servir de ces secours extérieurs et naturels, sans une grâce intérieure et surnaturelle, que Dieu ne donne qu'à qui il lui plaît ».
Le souci de ne pas livrer la religion au mépris des infidèles, que l’on trouvait déjà dans la Provinciale XVIII, 33, est aussi au cœur des Pensées : « quand ils auraient connu que nous croyons dans l'Écriture des choses qu'ils savent certainement a être fausses, ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l'entrée. » Il suit en l’occurrence saint Augustin, La Genèse au sens littéral, I, XVIII, 39, Bibliothèque augustinienne, 48, p. 137 sq. « Il arrive assez souvent en effet que, sur la terre, le ciel, les éléments de ce monde, sur le mouvement et la révolution des astres ou encore sur leur grandeur et leur distance, sur les éclipses du soleil et de la lune, sur le cycle des années et des saisons, sur la nature des animaux, des plantes, des pierres et autres choses semblables, un homme même non chrétien ait des connaissances telles qu’il les tienne pour indubitablement établies par la raison et l’expérience. Il est extrêmement choquant et dommageable – et c’est une attitude dont il faut se garder à tout prix – qu’il entende un chrétien tenir sur de tels sujets des propos délirants en ayant l’air de s’appuyer sur les Écritures. En le voyant se tromper, comme on dit, de toute la distance du ciel à la terre, l’incroyant pourra difficilement se retenir de rire. Ce qui est fâcheux, ce n’est pas tellement qu’un homme qui divague prête à rire, mais c’est que, aux yeux des gens qui ne partagent pas notre foi, nos écrivains passent pour avoir professé de telles opinions et, au plus grand dam de ceux dont le salut nous tient à cœur, soient considérés comme des ignares dont il faut critiquer et réfuter les dires. Car lorsque, en des matières qui leur sont parfaitement connues, des incroyants surprennent un chrétien en flagrant délit d’erreur et le voient tenir des propos inconsistants en se réclamant de nos saints livres, comment pourront-ils croire ce que disent ces livres sur la résurrection des morts, de l’espérance de la vie éternelle et du royaume des cieux, s’ils pensent que ces écrits renferment nombre d’erreurs sur des choses qu’on peut dès maintenant connaître par expérience ou prouver par des raisons indubitables ? On ne peut assez dire quelle source d’ennuis et de tristesse sont, pour leurs frères plus sages, ces chrétiens téméraires et présomptueux, lorsque, se voyant repris et convaincus d’erreur, à propos de leurs opinions fausses et erronées, par ceux qui ne reconnaissent pas l’autorité de nos livres saints, ils s’efforcent, pour défendre ce qu’ils avancent avec tant de légèreté téméraire et de flagrante erreur, de faire appel à ces mêmes livres saints pour étayer leurs dires ». C’est pourquoi Pascal rejette l’apologétique qui prétend s’appuyer sur une base rationnelle et prétendue scientifique : on ne prouve pas l’existence de Dieu en invoquant le cours de la lune et des étoiles : pour ceux en qui cette lumière [de la foi] est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux‑là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa(ns) preuve avec un tel discours c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris (Laf. 781, Sel. 644). Il rejoint en l’occurrence la préoccupation de préserver l'Écriture de la derisio, que l’on trouve dans l’Apologia pro Galileo de Tommaso Campanella, éd. M.-P. Lerner, p. XXIV et CIV, qui attire l'attention du cardinal Bellarmin sur les conséquences néfastes qu'aurait, pour le rayonnement de la foi catholique auprès des réformés, une condamnation de la ratio philosophandi de Galilée. Il faut préserver l'Écriture de la derisio : p. CIV.
Car pour Pascal, le danger d’une apologétique rationnelle ou scientifique, c’est d’être savante en apparence et naïve en réalité : son ami le P. Mersenne, entre autres, a tenté de prouver l’existence de Dieu en soutenant que le mouvement cosmique de l’Univers paraît si bien réglé, qu’il faut bien imaginer qu’un grand Horloger divin en a conçu et réalisé l’harmonie. Pascal se moque sans pitié de cette niaiserie : dire à des personnes destituées de foi et de grâce, qui, recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance, ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, […] qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert, et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes, et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles. Et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris. (Laf. 780, Sel. 644) Ce genre d’argument cosmologique est donc contre-productif…Une autre erreur capitale serait, selon Pascal, de s’appuyer sur les « preuves de Dieu métaphysiques » fournies par les philosophes. D’abord parce qu’elles sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu. Et quand cela servirait à quelques‑uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration. Mais une heure après, ils craignent de s’être trompés. (Excellence 2 - Laf. 190, Sel. 222). D’autre part, ces preuves se trompent d’objet : il ne s’agit pas de prouver au lecteur l’existence d’un dieu purement abstrait, grand, puissant et éternel : ce qui est proprement le déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme, qui y est tout à fait contraire (Preuves par discours III - Laf. 449, Sel. 690). C’est au Christ qu’il faut conduire, ce dont la métaphysique est parfaitement incapable.
Mais surtout, chercher à prouver la vérité de la religion par la raison et la philosophie conduit nécessairement à une impasse. En admettant en effet qu’on y parvienne, cela signifierait que l’on peut arriver à la foi par le raisonnement et la philosophie ; et par conséquent que la foi, qui est surnaturelle, doit tirer son fondement de la raison naturelle : c’est la réduire au rang d’une philosophie parmi d’autres. Plus profondément encore, si vraiment la religion pouvait être démontrée par la raison, cela signifierait que c’est inutilement que le Christ s’est incarné et a souffert la crucifixion, pour apporter aux hommes une Révélation qui leur était accessible par leurs moyens naturels. Ce serait rendre vaine la Croix du Christ, ce qui est évidemment inadmissible.
La voie de l’apologie de la religion chrétienne se dessine donc comme suit.
Primo, il s’agit d’arracher le lecteur au repos et à l’inconscience dans lesquels il se réfugie ordinairement pour oublier sa condition. En d’autres termes, il s’agit de lui rendre intenable la position de repos dans laquelle il se réfugie, et à lui montrer qu’il ne peut éviter de se mettre en recherche.
Le second point consiste à lui ôter les préjugés qu’il a d’ordinaire à l’égard de la religion. Car (Ordre 10 - Laf. 12, Sel. 46) les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie, et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai bien.
Tout cela ne donnera jamais la foi véritable (la « foi divine »), mais fera au moins que le lecteur sera poussé à la recherche de la vérité. Cette recherche commencée, ce sera à Dieu d’achever ensuite le travail, et s’il le veut, de l’amener « de la connaissance de Dieu à l’aimer ». Dans ces limites, il faut bien travailler avec les moyens du bord, et puisqu’il ne peut pas régler le cœur, Pascal doit s’appuyer sur la raison.
Le paradoxe de l’entreprise apologétique de Pascal c’est donc qu’elle doit répondre à des exigences qui semblent en faire une « mission impossible ». D’une part, comme il s’adresse à des lecteurs qui ne croient pas, il lui faut éviter de s’appuyer sur les vérités que la religion révèle : ce serait un cercle vicieux, et le meilleur moyen de n’être pas même écouté par des esprits incrédules. Il faut donc, au moins en un premier temps, faire abstraction de la révélation chrétienne, et raisonner pour ainsi dire sans elle, en s’appuyant uniquement sur des principes qui relèvent de la raison naturelle. Mais en même temps, il faut qu’au terme de la démarche apologétique, Pascal parvienne à montrer qu’il y a des raisons de croire sans pour autant réduire la religion à une pure et simple dépendance de la raison, une conséquence annexe de la philosophie. Il faut donc à la fois partir des données de la raison et faire que la religion s’impose d’elle-même par sa propre autorité. On comprend que Pascal le mathématicien ait été fasciné par la difficulté d’un tel problème.
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