Fragment Grandeur n° 13 / 14 – Papier original : RO 157-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 158 à 160 p. 39 v° à 41 / C2 : p. 61
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 179 / 1678 n° 4 p. 175
Éditions savantes : Faugère II, 81, VIII / Havet I.4 / Brunschvicg 409 / Tourneur p.196-3 / Le Guern 108 / Lafuma 117 / Sellier 149
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Bibliographie ✍
BISCHOFF Jean-Louis, Dialectique de la misère et de la grandeur chez Blaise Pascal, Paris, L’Harmattan, 2001. DAVIDSON Hugh, The origins of certainty. Means and meanings in Pascal’s Pensées, Chicago and London, The University of Chicago Press, p. 20. DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P.U.F., 1993, p. 428 sq. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 131 sq. HIROTA Masajoshi, “De la grandeur pascalienne”, Pascal, Port-Royal, Orient, Occident. Actes du colloque de l’Université de Tokyo, 27-29 septembre 1988, Klincksieck, Paris, 1991, p. 311-318. LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923, p. 63 sq. MAGNARD Pierre, Pascal ou l’art de la digression, Paris, Ellipses, 1997, p. 44-45. Bref commentaire. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES, 1993, p. 210. PAROLINI Rocco, Il Pascal dialettico del XXe secolo : excursus storico, Università degli Studi di Ferrara, 2002. PAROLINI Rocco, La tattica persuasiva di Blaise Pascal : il « renversement » gradevole, Annali dell’Università di Ferrara, Nuova serie, sezione III, Filosofia, n° 80, Università degli Studi di Ferrara, 2006. RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, I, Dieu sensible au cœur, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 86. SOELBERG Nils, “La dialectique de Pascal. De la conférence de Port-Royal à la démarche apologétique”, Revue romane t. XIII, fasc. 2, 1978, p. 229-276. THIROUIN Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 451-467. |
✧ Éclaircissements
La grandeur de l’homme.
La grandeur de l’homme est si visible qu’elle se tire même de sa misère.
Pascal indique ici que non seulement la grandeur de l’homme est visible, autrement dit qu’elle est marquée d’une évidence qui est quasi celle d’un principe, mais qu’elle se déduit même de l’affirmation de son contraire : deux manières de confirmer qui le supposent presque indiscutable.
Russier Jeanne, La foi selon Pascal, I, p. 86 sq. La grandeur marquée par la misère. « Il y a donc, entre la grandeur et la misère, un rapport complexe de cause à effet dans un sens, de signe à chose signifiée dans l’autre : la grandeur est source de misère, et la misère est signe de grandeur » : p. 88. Donc la grandeur se conclut de la misère.
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Davidson Hugh, The origins of certainty, p. 20. Implication mutuelle dans le renversement du pour au contre.
Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 428 sq. Renversement du pour au contre et mécanisme du passage de la misère à la grandeur.
Car ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme. Par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois.
Voir le commentaire de Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, Paris, Presses Universitaires de France, 1923, p. 63 (qui donne une référence erronée à saint Augustin). ✍
L’idée vient de saint Augustin, De gratia et peccato originali, II, XL, La crise pélagienne II, Bibliothèque augustinienne, t. 22, Paris, Desclée de Brouwer, 1975, p. 260-263.
« Nam etsi homo in honore positus, et non intellegens, comparatur pecoribus, eisque similis fit ; non tamen usque adeo similis fit, ut pecus sit. Comparatur namque per vitium, non per naturam ; non pecoris vitio, sed naturae. Tantae namque excellentiae est in comparatione pecoris homo, ut vitium hominis natura sit pecoris : nec tamen ideo natura hominis in naturam vertitur pecoris. Ac per hoc Deus hominem damnat propter vitium, quo natura dehonestatur ; non propter naturam, quae vitio non aufertur. » Traduction : « Car bien que l’homme, établi en honneur mais ne le comprenant pas, soit comparé aux animaux et leur devienne semblable, la ressemblance ne va pourtant pas jusqu’à en faire un animal. En effet il est comparé à celui-ci en raison de son vice, non en raison de sa nature, non au vice de l’animal, mais à sa nature. Car l’excellence de l’homme en regard de l’animal est telle, que ce qui est vice chez l’homme est nature chez l’animal, sans que pour autant la nature de l’homme ne devienne nature d’animal. Il s’ensuit que Dieu condamne l’homme à cause du vice qui déshonore la nature, mais non à cause de la nature que le vice ne lui enlève pas. »
Ce texte est cité par Jansénius, Augustinus, vol. II, Lib. II, De statu naturae purae, ch. 14, p. 849-850 avec explication du sens de la formule.
« Propter hanc ergo naturae diversitatem fit, ut homo voluptatem instar pecoris inferiore sui parte, neglecta vel contempta superiore concupiscât in simili motu diissimilis omnino ratio sit. Quod enim pecus natura, homo vitio facit. Nam ut praeclare Augustinus de illa similitudione qua homines concupiscendo pecoribus comparantur : Etsi homo in honore positus, et non intellegens comparatur pecoribus, eisque similis fit, non tamen usque adeo similis fit, ut pecus sit. Comparantur namque per vitium, non per naturam ; non pecoris vitio, sed naturae, scilicet hominis. Tantae namque excellentiae est in comparatione pecoris homo, ut vitium hominis natura sit pecoris. Et e contrario ut natura pecoris sit vitium hominis. Plerumque enim contingit ut quod in inferiore natura judicamus esse rectissimum, hoc velut perversum in superiore, si imitari velit, improbemus. Ab illa quippe agitur proprium, ab hac appetitur alienum. Unde illa in sui naturali gradu manet, ista ad inferiora demergitur ».
Cet argument vise à prouver, contre les molinistes, que la concupiscence n’est pas naturelle à l’homme ; la concupiscence est seule chez l’animal ; mais chez l’homme elle est jointe à la raison ; voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, p. 63, n. 7. ✍
Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ?
Grandeur 12 (Laf. 116, Sel. 148). Toutes ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé.
Alors que la liasse Vanité présente les impuissances de l’homme sous un aspect plutôt comique, ce fragment de Grandeur fait entrer dans le registre tragique : la définition de la tragédie, c’est qu’elle présente les grandeurs et les malheurs catastrophiques qui frappent les grands de ce monde.
Trouvait-on Paul Émile malheureux de n’être pas consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange de ce qu’il supportait la vie.
Vanité 3 (Laf. 15, Sel. 49). Persée roi de Macédoine, Paul Émile. On reprochait à Persée de ce qu’il ne se tuait pas.
On : le mot on se retrouve dans Vanité 3 ; dans ce dernier fragment, on s’oppose à nous, qui désigne manifestement les chrétiens qui connaissent la corruption de la nature humaine. On désigne l’opinion publique, à laquelle la réponse de Paul Émile à la requête de Persée apporte une expression cinglante.
Sur Persée et son vainqueur Paul Émile (Lucius Aemilius Paulus), voir les notices de G. Walter dans Historiens romains, César, Pléiade, p. 842-843 et 597. ✍
Pour approfondir...
Notices de G. Walter dans Historiens romains, César, Pléiade, p. 842-843 et 597.
♦ Paul Émile et Persée
Lucius Aemilius Paulus (Paul Émile, ou Paul-Émile) né en 227, consul en 183, fut envoyé faire la guerre en Espagne, et dirigea la guerre de Macédoine à 60 ans. Il redressa une situation mal engagée, et remporta sur le roi Persée une éclatante victoire à Pydna (22 juin 168). Il ravagea ensuite l’Épire, et suivant Polybe versa au trésor public 6 000 talents confisqués aux Grecs, somme qui suffit pour dispenser les Romains d’impôts pendant plus d’un siècle.
Persée fut roi de Macédoine de 181 à 168 avant Jésus-Christ. Il entreprit de libérer la Grèce du joug romain, tenant les généraux ennemis en échec jusqu’en 168, date à laquelle Paul Émile prit les opérations en main et infligea aux Macédoniens la cuisante défaite de Pydna. Persée, abandonné de son entourage, se livra aux Romains avec ses enfants ; il figura au triomphe de Paul Émile. D’après Plutarque, Vie de Paul Émile, XXXIII, Persée demanda à Paul Émile de ne pas être traîné dans le cortège ; le général lui répondit que cela était auparavant en son pouvoir, et l’était encore, s’il le voulait. Persée n’échappa pas au triomphe : d’après Plutarque, « il marchait en arrière de ses enfants et de leur suite, portant des vêtements de deuil et chaussé à la mode de son pays. Il paraissait hébété et semblable à quelqu’un qui aurait perdu la tête ». On le fit enfermer dans un cachot, où il vécut deux ans et mourut, de faim ou abattu par des soldats commis à sa garde.
L’histoire de Persée est rapportée dans Tite-Live, Histoire romaine, XXXIX-XLV.
Cicéron, Tusculanes, V, 40, d’après GEF XIII, p. 310. « Mais accumulons sur un seul homme tous ces accidents ; supposons-le atteint dans sa vue et dans son ouïe et accablé des douleurs les plus vives. [...] Le port est là, tout près, puisque la mort est un asile éternel où tout sentiment disparaît. [...] Paul Émile dit à Persée qui le suppliait de ne pas être mené à son triomphe : La chose est en ton pouvoir. »
D’après Plutarque, Vie de Paul Émile, LVI, tr. Amyot, éd. G. Walter, Pléiade, I, p. 606-607 : « L’on dit bien que Persée envoya devers Émile le requérir et supplier qu’il ne fût point ainsi mené par la ville, en la montre du triomphe ; mais Émile, se moquant, comme il méritait, de sa lâcheté et faiblesse de cœur, répondit : Cela auparavant était, et encore est en sa puissance, s’il veut, lui donnant assez à entendre qu’il devait plutôt choisir la mort, que de souffrir, lui vivant, une telle ignominie ».
Montaigne, Essais, I, XIX, Que philosopher, c’est apprendre à mourir, éd. Balsamo et alii, p. 89. « La préméditation de la mort, est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Il n’y a rien de mal en la vie, pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas mal. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Paulus Æmilius répondit à celui que ce misérable roi de Macédoine son prisonnier lui envoyait, pour le prier de ne le mener pas en son triomphe, Qu’il en fasse la requête à soi-même. » Montaigne ne donne pas le nom de Persée. Voir Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 3.
Pascal écrit de Paul Émile que « tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été [sc. consul], parce que sa condition n’était pas de l’être toujours », en raison du fait institutionnel que la charge de consul est annuelle. En revanche, le titre de roi que la défaite de Pydna ôtait à Persée se porte, au moins dans le principe, pour toute la vie. La situation évoquée est donc celle du roi dépossédé, qui répond aussi à la logique de la liasse Grandeur.
Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? Et qui ne se trouverait malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut-être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir.
Russier Jeanne, La foi selon Pascal, I, p. 86. C’est un principe commun à Descartes et Pascal : on ne désire pas l’impossible ; donc on ne désire pas ce qui est contraire à notre nature, mais seulement ce qui y entre. Descartes en tire une maxime qui prescrit de négliger les désirs qui outrepassent ce qui nous est dû. Pascal, lui, croit cette conversion impossible ; là où Descartes voit une imagination, il voit un instinct naturel : p. 87-88.
Lettre de Descartes à Élisabeth du 4 août 1645, Œuvres, éd. Alquié, III, p. 587 sq. Voir p. 589 : « ce qui fait que nous ne désirons point d’avoir, par exemple, plus de bras ou plus de langues que nous n’en avons, mais que nous désirons bien d’avoir plus de santé ou plus de richesses, c’est seulement que nous imaginons que ces choses ici pourraient être acquises par notre conduite, ou bien qu’elles sont dues à notre nature, et que ce n’est pas le même des autres […] »
♦ Opposition de la privation et de la possession
Pascal fonde ici son argumentation sur un type particulier de contrariété, la privation. Voir Ramus Pierre, Institutionum dialecticarum libri tres, 1550, p. 62 : « Contrariorum species quatuor sunt », parmi lesquelles les privantia : « privantia sunt contraria, habitum, habitusque privationem significantia : ut sobrius et ebrius ».
Aristote, Organon, I, Catégories, X, 12 a, éd. Tricot, Paris, Vrin, 1977, p. 58 sq., sur l’opposition de la privation et de la possession, donne l’exemple de la vue et de la cécité de l’œil. Il y a trois conditions pour que le sujet soit privé d’un habitus (c’est-à-dire d’une manière d’être naturelle) :
1. qu’il soit apte à recevoir l’habitus (une pierre ne peut être privée de la vue) ;
2. que la privation soit attribuée à la partie du corps qui possède naturellement l’habitus (l’homme est aveugle quand l’œil est privé de la vue) ;
3. que la privation ait lieu au temps où l’habitus appartient normalement au sujet (à sa naissance, l’homme ne voit pas, quoiqu’il ne soit pas aveugle).
Les solutions valables pour les contraires ne peuvent s’appliquer à cette opposition : p. 62. On ne peut ranger ces déterminations ni dans le groupe des contraires qui n’ont pas d’intermédiaire, ni dans celui qui a un intermédiaire. Dans ces contraires privatifs, il y a impossibilité d’un changement réciproque, en ce sens qu’il ne peut y avoir passage de la possession à la privation, mais non de la privation à la possession.
On peut aussi trouver des indications sur ces privantia dans Cicéron, Topiques, 47. Parmi les contraires du même genre figurent les contraires privatifs (privantia, sterètika), comme dignitas et indignitas. Si deux choses sont opposées comme la privation et la possession, la possession a pour conséquence la possession et la privation la privation : la consécution se fait directement. Voir p. 141, si l’opposé de l’espèce est une privation.
Pour qu’il y ait privation, selon Aristote, il faudrait que cette privation ait lieu au moment où l’habitus appartient normalement au sujet. Ce n’est pas le cas de Paul-Émile, mais c’est celui de Persée.
Il n’y a de privation que de ce qui est possédé naturellement : voir saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, III, chapitre 144, éd. V. Aubin, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, p. 490. « Il n’y a en effet de privation de quelque chose que quand il est naturel de la posséder ».
Le passage d’un contraire à l’autre s’appuie sur cette notion de privation : dès lors que la misère implique la privation de la grandeur d’une manière qui suppose qu’elle correspond à une postulation légitime à une « puissance » naturelle, il devient possible de prendre la misère de l’homme pour preuve de sa dignité, même s’il s’agit d’une grandeur perdue.
En sens contraire, voir Lacombe Roger, L’apologétique de Pascal. Étude critique, Paris, P.U.F., 1958, p. 187. Il est faux que l’homme ne puisse désirer que ce qui appartient à sa condition normale. Pour supposer cela, il faut supposer l’existence d’une providence qui n’a pu constituer un être désaccordé. C’est le problème de Caligula qui a besoin de la lune. On peut aussi penser que c’est dans l’avenir que l’accord doit être réalisé, et on arrive aux philosophies de l’Histoire. On ne peut pas nécessairement conclure du sentiment de la privation à la privation réelle.