Fragment Grandeur n° 5 / 14 Papier original : RO 197-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 146-147 p. 37 bis-37 bis v° / C2 : p. 57-58

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 324 / 1678 n° 5 p. 318-319

Éditions savantes : Faugère II, 107, XXVIII / Havet III.15 / Michaut 427 / Brunschvicg 392 / Tourneur p. 194-4 / Le Guern 100 / Lafuma 109 / Sellier 141

 

                                                                                                (voir aussi un texte mutilé écrit au verso)

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Éclaircissements : De l’esprit géométrique § 11-19

 

 

Mesnard Jean, OC III, p. 396 sq., De l’esprit géométrique, I, § 11 et suivants : « La géométrie [...] ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction.

Car il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. Quelle nécessité y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend par le mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut désigner par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que c’était un animal à deux jambes sans plumes ? Comme si l’idée que j’en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n’était pas plus nette et plus sûre que celle qu’il me donne par son explication inutile et même ridicule ; puisqu’un homme ne perd pas l’humanité en perdant les deux jambes, et qu’un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes.

12. Il y en a qui vont jusqu’à cette absurdité d’expliquer un mot par le mot même. J’en sais qui ont défini la lumière en cette sorte : La lumière est un mouvement luminaire des corps lumineux ; comme si on pouvait entendre le mot de luminaire et de lumineux sans celui de lumière. On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité. Car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition.

13. On voit assez de là qu’il y a des mots incapables d’être définis ; et si la nature n’avait suppléé à ce défaut par une idée pareille qu’elle a donnée à tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la même assurance et la même certitude que s’ils étaient expliqués d’une manière parfaite exempte d’équivoques ; parce que la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications.

14. Ce n’est pas que tous les hommes aient la même idée de l’essence des choses que je dis qu’il est impossible et inutile de définir. Car, par exemple, le temps est de cette sorte. Qui le pourra définir ? Et pourquoi l’entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire en parlant de temps, sans qu’on le désigne davantage ? Cependant il y a bien de différentes opinions touchant l’essence du temps. Les uns disent que c’est le mouvement d’une chose créée ; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n’est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n’est simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu’à cette expression, temps, tous portent la pensée vers le même objet : ce qui suffit pour faire que ce terme n’ait pas besoin d’être défini, quoi qu’ensuite, en examinant ce que c’est que le temps, on vienne à différer de sentiment après s’être mis à y penser. Car les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que l’on nomme, et non pas pour en montrer la nature.

15. Ce n’est pas qu’il ne soit permis d’appeler du nom de temps le mouvement d’une chose créée ; car, comme j’ai dit tantôt, rien n’est plus libre que les définitions. Mais en suite de cette définition il y aura deux choses qu’on appellera du nom de temps : l’une est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux qui parlent notre langue nomment par ce terme ; l’autre sera le mouvement d’une chose créée, car on l’appellera aussi de ce nom suivant cette nouvelle définition. Il faudra donc éviter les équivoques, et ne pas confondre les conséquences. Car il ne s’ensuivra pas de là que la chose qu’on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d’une chose créée. Il a été libre de nommer ces deux choses de même ; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom.

16. Ainsi, si l’on avance ce discours : Le temps est le mouvement d’une chose créée ; il faut demander ce qu’on entend par ce mot de temps, c’est-à-dire si on lui laisse le sens ordinaire et reçu de tous, ou si on l’en dépouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d’une chose créée. Que si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce sera une définition libre, en suite de laquelle, comme j’ai dit, il y aura deux choses qui auront ce même nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et qu’on prétende néanmoins que ce qu’on entend par ce mot soit le mouvement d’une chose créée, on peut contredire. Ce n’est plus une définition libre, c’est une proposition qu’il faut prouver, si ce n’est qu’elle soit très évidente d’elle même ; et alors ce sera un principe et un axiome, mais jamais une définition, parce que dans cette énonciation on n’entend pas que le mot de temps signifie la même chose que ceux-ci : le mouvement d’une chose créée ; mais on entend que ce que l’on conçoit par le terme de temps soit ce mouvement supposé.

17. Si je ne savais combien il est nécessaire d’entendre ceci parfaitement, et combien il arrive à toute heure, dans les discours familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles à celle-ci que j’ai donnée en exemple, je ne m’y serais pas arrêté. Mais il me semble, par l’expérience que j’ai de la confusion des disputes, qu’on ne peut trop entrer dans cet esprit de netteté, pour lequel je fais tout ce traité, plus que pour le sujet que j’y traite.

18. Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir défini le temps quand ils ont dit que c’est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et néanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une définition. Combien y en a-t-il de même qui croient avoir défini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s’ils laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n’est pas une définition, mais une proposition, et confondant ainsi les définitions qu’ils appellent définitions de nom, qui sont les véritables définitions libres, permises et géométriques, avec celles qu’ils appellent définitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes à contradiction, ils s’y donnent la liberté d’en former aussi bien que des autres ; et chacun définissant les mêmes choses à sa manière, par une liberté qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions que permise dans les premières, ils embrouillent toutes choses et, perdant tout ordre et toute lumière, ils se perdent eux-mêmes et s’égarent dans des embarras inexplicables.

19. On n’y tombera jamais en suivant l’ordre de la géométrie. Cette judicieuse science est bien éloignée [de donner] la définition de ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-même. Mais, hors ceux là, le reste des termes qu’elle emploie y sont tellement éclaircis et définis, qu’on n’a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu’en un mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumière naturelle, ou par les définitions qu’elle en donne.

Voilà de quelle sorte elle évite tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste à définir les seules choses qui en ont besoin. Elle en use de même à l’égard de l’autre point, qui consiste à prouver les propositions qui ne sont pas évidentes. Car, quand elle est arrivée aux premières vérités connues, elle s’arrête là et demande qu’on les accorde, n’ayant rien de plus clair pour les prouver. De sorte que tout ce que la géométrie propose est parfaitement démontré, ou par la lumière naturelle, ou par les preuves.

De là vient que si cette science ne définit pas et ne démontre pas toutes choses, c’est par cette seule raison que cela nous est impossible. »

 

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