Fragment Grandeur n° 9 / 14 – Papier original : RO 165-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 154 p. 39 à 39v / C2 : p. 60

Éditions savantes : Faugère II, 84, XII / Havet I.6 bis / Brunschvicg 348 / Tourneur p. 196-1 / Le Guern 104 / Lafuma 113 / Sellier 145

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Bibliographie

 

 

MAGNARD Pierre, “Les trois ordres selon Pascal”, in Les trois ordres de Pascal, Revue de métaphysique et de morale, 1, mars 1997, p. 7.

MESNARD Jean, “Le thème des trois ordres dans l’organisation des Pensées”, in HELLER Lane M. et RICHMOND Ian M. (dir.), Pascal. Thématique des Pensées, Paris, Vrin, 1988, p. 42.

MESNARD Jean, “Pascal et la spiritualité des chartreux”, Equinoxe, 6, été 1990, Rinsen Books, p. 5-20.

MESNARD, Les Pensées de Pascal, 2e éd., SEDES-CDU, 1993, p. 209-210.

SEIDENGART Jean, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmique à l’aube de la science classique, Paris, Albin Michel, 2006, p. 452 sq.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Paris, Champion, 1999.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 692 sq. Commentaire de ce fragment.

 

 

Éclaircissements

 

Roseau pensant.

 

Roseau : le Dictionnaire de l’Académie indique que, figurément, on dit d’un homme mou et faible qui cède facilement, qui n’a point de fermeté dans ses résolutions que c’est un roseau qui plie à tous vents.

Delassault Geneviève, Lemaistre de Sacy et son temps, Paris, Nizet, 1957, p. 188. « Que l’homme rougisse donc d’espérer en l’homme et de s’appuyer sur un roseau si fragile », Isaïe, XX, 5. Sacy ne se limite pas à souligner la faiblesse du roseau, il montre comment il devient puissant lorsqu’il est entre les mains de Dieu. « Il est vrai qu’ils ne sont d’eux-mêmes que des roseaux, qui sont agités par le moindre vent. Mais si un roseau n’est que faiblesse dans la main d’un homme, il devient plus ferme qu’une colonne dans la main de Dieu », Sagesse, III, 1, p. 316. Le roseau est aussi pour Sacy l’image de l’esprit humain : « c’est un roseau que le vent agite. Mais ce roseau deviendra une colonne, lorsque Jésus-Christ le tiendra dans sa main », I Cor., X, 11.

Mesnard Jean, « Pascal et la spiritualité des chartreux », Équinoxe, 6, été 1990, Rinsen Books, p. 5-20. Voir p. 14, le rapprochement de ce passage avec le Discours en forme de lettre de Notre Seigneur Jésus-Christ à l’âme dévote, traduit du latin par Lanspergius (Jean Juste, Gerecht de son nom allemand, prieur de la Chartreuse de Juliers), approuvé par Thomas Fortin.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 226-227. Renvoi à Belleforest, traduction du livre de Louis de Grenade, Traité de l’oraison, méditation du lundi soir : « Aye la moindre opinion de toi que faire se pourra, pensant que tu n’es qu’un roseau qui se tourne à tous vents sans poids, vertu, fermeté, stabilité et sans avoir aucun être durable. » Voir Lemaistre de Sacy, Poème de saint Prosper Contre les ingrats : « Nous croyons que tout homme est un faible roseau » : p. 228.

La Fontaine note que si le roseau plie, il ne rompt pas.

 

Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée.

 

La rédaction originelle est mais c’est de ma pensée. Du règlement est une addition. L’idée que c’est le règlement de la pensée et non pas la pensée elle-même qui doit être marque de la grandeur est une idée qui n’est venue qu’après coup.

On retrouve l’idée qu’il faut bien penser, c’est-à-dire régler sa pensée dans le fragment Transition 6 (Laf. 200, Sel. 232). Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

 

Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres.

 

La lecture d’avantage provient des copies. Le manuscrit laisse la possibilité de lire davantage.

Avantage : ce qui fait préférer quelque chose à une autre, ce qui la met au dessus. Il y a des avantages naturels, d’autres qui sont acquis, la beauté, ma force du corps, la naissance sont des avantages de la nature ; un aîné a l’avantage de la naissance et du bien (Furetière).

Le mot avantage revient dans l’autre fragment relatif au roseau pensant, Transition 5. H. 3 - L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien.

Le côté dérisoire de la possession d’un espace est marqué dans le fragment Misère 13 (Laf. 64, Sel. 98). Mien, tien.

Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C’est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

L’idée que l’homme n’accroît pas substantiellement sa dignité par les propriétés qu’il peut acquérir est à la base des Discours sur la condition des grands. Voir Mesnard Jean, OC IV, p. 1030-1031. « Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.

Je ne veux pas dire qu’ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu’il soit permis à un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C’est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son royaume que par l’erreur du peuple ; parce que Dieu n’autoriserait pas cette possession et l’obligerait à y renoncer, au lieu qu’il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c’est que ce droit que vous y avez n’est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre âme et votre corps sont d’eux-mêmes indifférents à l’état de batelier, ou à celui de duc ; et il n’y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu’à une autre. »

 

Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends.

 

Jeu de mots sur le terme comprendre, qui a d’abord le sens de inclure, et ensuite le sens de intelligere. Voir Seidengart Jean, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmique à l’aube de la science classique, p. 452. « Jouant sur la polysémie du verbe « comprendre », (sens spatial de l’englobement, sens spirituel de l’intellection), Pascal fait ressortir le caractère éminent de l’esprit capable d’appréhender en pensée une grandeur physique illimitée, malgré sa finitude et ses bornes : c’est l’indice qu’il relève d’un ordre de réalité plus élevé que l’univers physique. »

La formule « l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir » montre qu’il y a un rapport entre ces deux sens, à travers la notion de proportion : nous sommes sans proportion avec l’espace, parce que nous ne pouvons pas le remplir plus qu’un point ne remplit l’espace géométrique. Mais l’intelligence de l’homme a proportion avec l’univers dans la mesure où il parvient à le penser.

Comme un point : voir la définition du point dans Euclide, The thirteen books of the Elements, t. 1, éd. T. Heath, 2e éd., New York, Dover, 1956, p. 153 et 155 pour le commentaire ; Les Éléments, éd. B. Vitrac, vol. 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, 151-152. Livre I, Déf. 1 : le point est ce qui n’a pas de parties. On retrouve la même définition dans les traductions d’Euclide et les livres d’éléments. Voir Arnauld Antoine, Nouveaux éléments de géométrie, V, I, in Géométries de Port-Royal, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2009, p. 356 : le point doit « être conçu indivisible ». Roberval Gilles Personne de, Éléments de Géométrie de G. P. de Roberval, I, Définition 18, éd. V. Jullien, Vrin, Paris, 1996, p. 94 : l’extrémité d’une ligne finie et terminée est appelée un point qui n’a point d’étendue ; il est indivisible, n’ayant aucune portion ni grandeur.

Pascal reprend l’idée dans De l’esprit géométrique, § 35, Mesnard Jean, OC III, p. 409-410, où il explique que le point est dans l’espace l’équivalent du zéro dans les nombres, c’est-à-dire un néant. Pascal le définit comme un zéro d’étendue, c’est-à-dire comme un néant d’espace : « Si l’on veut prendre dans les nombres une comparaison qui représente avec justesse ce que nous considérons dans l’étendue, il faut que ce soit le rapport du zéro aux nombres ; car le zéro n’est pas du même genre que les nombres, parce qu’étant multiplié, il ne peut les surpasser : de sorte que c’est un véritable indivisible de nombre, comme l’indivisible est un véritable zéro d’étendue. »

 

Pour approfondir…

 

Correspondance du point avec le zéro

 

Sur la correspondance du point avec le zéro et les débats qu’elle a suscités, voir Taton René (dir.), La science moderne, p. 50. Voir Stevin Simon, Premier livre d’arithmétique, Œuvres, p. 2, écrit que ce qui correspond au point est le zéro ; L’arithmétique, Royal Netherlands Academy of Arts and sciences, Stevin, II B, The principal works of Simon Stevin, Vol. II B, p. 460 sq. On trouve la même idée chez Wallis John, Arithmetica infinitorum, p. 365. Voir aussi Mersenne, La vérité des sciences, IV, ch. I, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2003, p. 728 sq. Voir sur ce point les indications d’Ernest Coumet, “Pascal : définitions de nom et géométrie”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 81-82.

On a souvent reproché à la définition d’Euclide d’être négative. Voir Ramus Pierre, Petri Rami Veromandui philosophi celeberrimi, eloquentiae et mathematicarum disciplinarum professoris regii Scholarum mathematicarum libri unus et triginta, dudum a Lazaro Schonero recogniti et aucti, nunc vero in postrema hac editione innumeris locis emendati et locupletati, Francofurti ad Moenum, typis e sumptibus Wechelianorum, apud Danielem et Davidem Aubrios et Clementem Schleichium, anno MDCXXVII. Livre VI in definitiones primi libri euclidei. Punctum est cujus pars nulla : p. 141. « Reprehensa tamen est ista definitio, quod negatione fieret, et certe negatio, nihilum et non ens quodlibet ista definitio punctum fuerit. a Proclo autem defenditur tanquam necesse sit negatione principia definiri. At pleraque vel principiis Euclidis nequaquam definitione tali definiuntur. Signum definitur ab Herone terminus lineae, in libro definitionum authore Valla, quomodo linea definitur terminus superficiei, superficies corporis, quod vis probari possit. Sed majorem habet quaestionem utrum punctum ipsum magnitudo sit, cum Platoni punctum sit individua linea... ». Il en a résulté que l’on s’est demandé si le point n’exprime rien de positif ni de réel, et n’est rien d’autre que le défaut de longueur, comme le pense Guillaume d’Occam, ou s’il a une existence effective. Voir Duhem Pierre, Le Système du Monde, VII, p. 24 et 32. Dans le groupe de Mersenne, ce problème prendra la forme du problème de Poysson, dont le véritable auteur serait, selon Boulliaud, Mersenne lui-même : An punctum geometricum sit ens re vera existens ; Utrum sit aliqua demonstratio perfecte logica, perfecte mathematica, perfecte sensibilis, qua probetur dari magnitudinem latitudinis non expertem, quae aliquando et alicubi sit in puncto vere mathematico et cujus puncti nullae sint partes et tamen in eodem ipsa habeat partes extra partes. Le 9 novembre 1660 a eu lieu un débat sur cette question à l’Académie Montmort, entrainant un conflit violent entre Desargues et La Poterie, ancien secrétaire de Gassendi. Voir Taton René, “Le lyonnais Girard Desargues (1591-1661) et son œuvre géométrique et technique”, in Taton René, Études d’histoire des sciences, Turnhout, Brepols, 2000, p. 77.

 

Comme le point est sans proportion avec l’espace, c’est-à-dire que l’on a beau ajouter indéfiniment des points les uns aux autres, on n’arrive jamais à engendrer un espace, si petit fût-il, cela signifie qu’entre l’homme comme corps et l’univers dans lequel il est compris, il y a aussi une pareille disproportion. Autrement dit, le verbe comprendre prend paradoxalement presque plutôt le sens d’engloutir, de réduire à néant, que d’inclure.

Le texte est directement lié à Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), “Disproportion de l’homme”. Pascal y montre en effet que l’homme dans l’univers infini en grandeur et en petitesse, n’est pour ainsi dire qu’un néant. Il semble toutefois que Pascal y dise presque rigoureusement le contraire pour ce qui touche la pensée : il maintient l’idée que le corps de l’homme est comme un néant dans l’espace universel ; mais il traite tout différemment la pensée, dans laquelle il découvre une disproportion analogue à la précédente.

Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature.

Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue. Trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit, trop de vérité nous étonne. J’en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro. Les premiers principes ont trop d’évidence pour nous ; trop de plaisir incommode, trop de consonances déplaisent dans la musique, et trop de bienfaits irritent. Nous voulons avoir de quoi surpasser la dette. Beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse. Ubi multum antevenere pro gratia odium redditur. Nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles, nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêche l’esprit ; trop et trop peu d’instruction.

Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point et nous ne sommes point à leur égard ; elles nous échappent ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle ; rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

De même, dans Transition 5 (Laf. 200, Sel. 231), l’avantage que l’homme a sur l’univers semble bien restreint : il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui.

Comment peut-on concilier ces textes ? Pascal ne veut pas dire ici que l’homme peut dominer l’univers par la connaissance scientifique ; la Préface au traité du vide et “Disproportion de l’homme” soutiennent explicitement que la science humaine est toujours en progrès et toujours partielle. C’est le fait d’avoir conscience de la différence entre la nature brute de l’univers et de la nature connaissante et consciente de l’homme qui fait la différence. C’est ce que confirme le fragment suivant Grandeur 10 (Laf. 114, Sel. 146), qui est associé à celui-ci dans la reconstitution de Pol Ernst : La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.

Il n’y a donc pas de contradiction.

Serres Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, p. 692 sq. Commentaire de ce fragment en fonction de la différence entre les géométries euclidienne et arguésienne.