Dossier de travail - Fragment n° 22 / 35  – Papier original : RO 487-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 19 p. 195 v° / C2 : p. 7

Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janvier 1670 p. 40  / 1678 n° 14 p. 43

Éditions savantes : Faugère II, 146, XIII / Havet XII.9 / Brunschvicg 424 / Tourneur p. 304-2 / Le Guern 383 / Lafuma 404 / Sellier 23

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Bibliographie

 

 

ALEXANDRESCU Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, Berlin, Peter Lang, 1997.

BARNES Annie et LAFUMA Louis, “Le discours sur les Pensées de Filleau, la préface des Pensées d’Étienne Périer et les liasses de la Copie 9203, I et II”, in Écrits sur Pascal, Paris, Éditions du Luxembourg, 1959, p. 81-115.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.

MAGNIONT Gilles, Traces de la voix pascalienne. Examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, Lyon, P. U. L., 2003.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678) , Paris, Champion, 2009.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu, La vraie éloquence à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

 

 

Éclaircissements

 

Toutes ces contrariétés qui semblaient le plus m’éloigner de la connaissance d’une religion est ce qui  m’a le plus tôt conduit à la véritable.

 

Le fragment est écrit à la première personne. Ce n’est pas le seul qui semble ainsi renvoyer à la personne de l’auteur comme si les Pensées retraçaient sa propre expérience et son propre itinéraire spirituel.

Vanité 11 (Laf. 23, Sel. 57). Vanité des sciences. La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps d’affliction, mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures.

Laf. 687, Sel. 566. J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir, mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est le vrai étude qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux.

Filleau de la Chaise, dans le Discours sur les Pensées de M. Pascal qu’il a composé pour servir de préface, présentait les Pensées comme une sorte de tableau de la recherche poursuivie par un personnage fictif, auquel le lecteur pouvait s’assimiler : voir Pensées sur la religion, t. III, éd. L. Lafuma, Éd. du Luxembourg, 1951, p. 92-93 :

« Que chacun s’examine sérieusement sur ce qu’il trouvera dans ce Recueil, et se mette à la place d’un homme que M. Pascal supposait avoir du sens, et qu’il se proposait en idée de pousser à bout, et d’atterrer, pour le mener ensuite pied à pied à la connaissance de la vérité. On verra sans doute qu’il n’est pas possible qu’il ne vienne enfin à s’effrayer de ce qu’il découvrira en lui, et à se regarder comme un assemblage monstrueux de parties incompatibles ; que cet amour pour la vérité, qui ne peut s’effacer de son cœur, joint à une si grande incapacité de la bien connaître, ne le surprenne ; que cet orgueil né avec lui, et qui trouve à se nourrir dans le fond même de la misère et de la bassesse, ne l’étonne ; que ce sentiment sourd, au milieu des plus grands biens, qu’il lui manque quelque chose, quoiqu’il ne lui manque rien de ce qu’il connaît, ne l’attriste ; et qu’enfin ces mouvements involontaires du cœur, qu’il condamne, et qu’il a la peine de combattre, lors même qu’il se croit sans défauts, et ceux qui lui causent toujours quelque trouble, s’il se veut bien observer, quelque abandonné qu’il soit au crime, ne le démontent, et ne lui fassent douter qu’une nature si pleine de contrariétés, et double et unique tout ensemble, comme il sent la sienne, puise être une simple production du hasard, ou être sortie telle des mains de son auteur ».

La Préface de l’édition des Pensées de 1670 reprend la même idée : voir Pensées sur la religion, t. III, éd. L. Lafuma, Éd. du Luxembourg, 1951, p. 134 :

« Il commença d’abord par une peinture de l’homme, où il n’oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaître et au dedans et au dehors de lui-même jusqu’aux plus secrets mouvements de son cœur. Il suppose ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance générale, et dans l’indifférence à l’égard de toutes choses, et surtout à l’égard de soi-même, vient enfin à se considérer dans ce tableau, et à examiner ce qu’il est. Il est surpris d’y découvrir une infinité de choses auxquelles il n’a jamais pensé ; et il ne saurait remarquer sans étonnement et sans admiration tout ce que M. Pascal lui fait sentir de sa grandeur et de sa bassesse, de ses avantages et de ses faiblesses, du peu de lumières qui lui reste, et des ténèbres qui l’environnent presque de toutes parts ; et enfin de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus après cela demeurer dans l’indifférence, s’il a tant soit peu de raison ; et quelque insensible qu’il ait été jusqu’alors, il doit souhaiter, après avoir ainsi connu ce qu’il est, de connaître aussi d’où il vient et ce qu’il doit devenir. M. Pascal, l’ayant mis dans cette disposition de chercher à s’instruire sur un doute si important, il l’adresse premièrement aux philosophes ; et c’est là qu’après lui avoir développé tout ce que les plus grands philosophes de toutes les sectes ont dit sur le sujet de l’homme, il lui fait observer tant de défauts, tant de faiblesse, tant de contradictions et tant de faussetés dans tout ce qu’ils en ont avancé, qu’il n’est pas difficile à cet homme de juger que ce n’est pas là où il s’en doit tenir. Il lui fait ensuite parcourir tout l’univers et tous les âges, pour lui faire remarquer une infinité de religions qui s’y rencontrent ; mais il lui fait voir en même temps, par des raisons si fortes et si convaincantes, que toutes ces religions ne sont remplies que de vanités et de folies, que d’erreurs, que d’égarements et d’extravagances, qu’il n’y trouve rien encore qui le puisse satisfaire ».

Voir sur ce point Barnes Annie et Lafuma Louis, “Le discours sur les Pensées de Filleau, la préface des Pensées d’Étienne Périer et les liasses de la Copie 9203, I et II”, in Écrits sur Pascal, p. 88-89 et p. 104-106.

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), p. 79 sq. Voir p. 112, sur le second personnage dont l’orateur Pascal dirige la recherche, selon la Préface de Périer. Voir aussi p. 116 sq., le même procédé de « cet homme que M. Pascal menait, pour ainsi dire, par la main », tel qu’il est vu par Filleau de la Chaise. Sur les effets que cette « structure énonciative » produit pour ce qui touche « le visage du je », voir p. 287 sq. M. Pérouse aborde de manière approfondie le « je de l’expérience personnelle » dans les p. 302-314.

Sur le problème général de l’énonciation dans les Pensées, voir Magniont Gilles, Traces de la voix pascalienne. Examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, 2003.

 

Les contrariétés

 

L’interprétation du terme contrariétés peut présenter une difficulté, dans la mesure où Pascal emploie ce terme en plusieurs endroits de son manuscrit, et dans des sens différents. S’agit-il des contrariétés qu’on trouve dans les textes de la Bible (voir Loi figurative), ou des contrariétés qu’on observe dans la nature de l’homme ? Ou encore des contrariétés qui sont présentées dans Preuves par les Juifs VI (Laf. 458-459, Sel. 697) : Contrariétés. Sagesse infinie et folie de la religion.

Port-Royal donne le fragment dans un contexte qui ne permet pas de douter sur le sens que les éditeurs donnaient à ces contrariétés : il s’agit bien, selon les fragments voisins, de celles qui sont dans la nature de l’homme. Le Discours de Filleau de la Chaise et la Préface de Périer plaident dans le même sens.

On comprend bien pourquoi les contradictions ont conduit le locuteur à la véritable religion : L’entretien avec M. de Sacy explique pourquoi le choc mutuellement destructeur des philosophies contraires laisse la place à la religion chrétienne ; les liasses Contrariétés et A P. R. expliquent comment le cercle vicieux auquel il réduit la pensée conduit à une remise à plat du problème de la condition humaine et à l’acceptation du fait que l’origine de la vérité ne peut être que surnaturelle et religieuse. Les liasses qui suivent Transition conduisent à la religion chrétienne.

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité.

Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère. Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés. [...] Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends point vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends point aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés j’entends vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis et m’attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser et qu’ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne quand vous n’y trouverez autre sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez par vous-même connaître si elles sont ou non.

Plus généralement, le christianisme révèle l’origine de ces contrariétés : voir Fondement 18 (Laf. 241, Sel. 273)Source des contrariétés. Un Dieu humilié et jusqu’à la mort de la croix. Deux natures en Jésus-Christ Deux avènements. Deux états de la nature de l’homme. Un Messie triomphant de la mort par sa mort.

La connaissance de ces contradictions doit apporter à la religion chrétienne un avantage auquel les autres n’ont pas droit : Preuves par les Juifs VI (Laf. 466, Sel. 703). Si c’est une marque de faiblesse de prouver Dieu par la nature n’en méprisez point l’Écriture ; si c’est une marque de force d’avoir connu ces contrariétés, estimez-en l’Écriture.

La raison pour laquelle ces contrariétés semblaient éloigner de la connaissance d’une religion est moins claire. Havet édite la connaissance de la religion, mais le manuscrit porte nettement d’une religion. En d’autres termes, les contrariétés tendraient à éloigner l’homme qui cherche de toute religion en général. En revanche, elles sont censées l’avoir conduit non seulement à une religion, mais à la véritable religion, savoir la chrétienne, seule capable de faire tenir ensemble les aspects contraires en apparence de la nature humaine. La manière dont cette conciliation s’opère est expliquée dans les Écrits sur la grâce, notamment dans le Traité de la prédestination (OC III, éd. J. Mesnard, p. 766 sq.), qui décrit les deux états de la nature de l’homme, avant et après le péché originel.

Dans ce fragment, Pascal procède en tirant des raisons qui semblent aller contre la religion des raisons qui font pour. Voir par exemple Laf. 746, Sel. 619. Sur ce que Josèphe ni Tacite, et les autres historiens, n’ont point parlé de J. C. Tant s’en faut que cela fasse contre, qu’au contraire cela fait pour. Car il est certain que J. C. a été et que sa religion a fait grand bruit et que ces gens‑là ne l’ignoraient pas et qu’ainsi il est visible qu’ils ne l’ont celé qu’à dessein ou bien qu’ils en ont parlé et qu’on l’a supprimé, ou changé. Dans le cas présent, les raisons qui semblent devoir éloigner de la religion sont en réalité celles qui y conduisent.

Sur la technique qui du contre tire le pour, voir Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149). La grandeur de l’homme. La grandeur de l’homme est si visible qu’elle se tire même de sa misère, car ce qui est nature aux animaux nous l’appelons misère en l’homme, par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois. Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi sinon un roi dépossédé Trouvait-on Paul-Émile malheureux de n’être pas consul ? au contraire tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours qu’on trouvait étrange de ce qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche et qui ne se trouverait malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut-être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir.

Ce type d’énoncé semble s’identifier avec ce que V. Alexandrescu appelle un paradoxe dogmatique (par opposition au paradoxe sceptique), savoir un discours qui attaque une opinion présentée comme commune et proposant une autre opinion, nouvelle et incompatible avec elle. Voir Alexandrescu Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, p. 69, et les remarques de Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu, La vraie éloquence à l’œuvre dans les Pensées, p. 507 sq.

Voir le dossier thématique sur le Renversement du pour au contre.