Dossier de travail - Fragment n° 32 / 35 – Papier original : RO 79-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 28 p. 197 v° / C2 : p. 9-10
Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 216-217 /
1678 n° 3 p. 210-211
Éditions savantes : Faugère II, 40, VII / Havet IV.4 / Brunschvicg 171 / Tourneur p. 306-1 / Le Guern 393 / Lafuma 414 / Sellier 33
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Bibliographie ✍
Voir les bibliographies de Misère et de Divertissement, surtout celle de Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).
CARRAUD Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Paris, Vrin, 2007. CHEVALIER Jacques, Pascal, Paris, Plon, 1922, p. 228 sq. GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986. MESNARD Jean, “De la diversion au divertissement”, La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., p. 67-73. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. PÉCHARMAN Martine, “Le divertissement selon Pascal ou la fiction de l’immortalité”, Cités 7, Paris, P. U. F., p. 13-19. PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009. THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272. VOLTAIRE, Lettres philosophiques, éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 176-177. |
✧ Éclaircissements
Misère.
Le fragment est intitulé Misère et non Divertissement. Mais il établit un lien étroit entre ces deux idées qui permet à Pascal de les approfondir l’une par l’autre. Le divertissement apparaît ici comme la plus grande de nos misères. Et la misère apparaît non plus seulement comme un caractère simple de la nature humaine, mais aussi comme l’œuvre de l’homme lui-même, qui rend la misère nécessaire et inextricable.
Le texte enferme plusieurs paradoxes dont Pascal forme un système :
L’ennui qu’engendre chez l’homme la vue de ses misères le plonge dans le désespoir.
Cet ennui, tout effrayant qu’il soit, a ceci de bon qu’il pourrait conduire l’homme à chercher une issue à sa condition.
Symétriquement :
Le divertissement paraît être un avantage parce qu’il console l’homme de ses misères.
Mais comme il conduit insensiblement l’homme à la mort, il est sa plus grave misère.
La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères.
Port-Royal évite de donner la phrase initiale du fragment, peut être jugée dangereuse, car le divertissement n’est pas la seule chose qui nous console de nos misères : la foi aussi nous en console.
Premier paradoxe : le divertissement console de la misère, ce qui semble en faire une bonne chose ; mais comme il n’y apporte pas de remède, il est lui-même une misère.
La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement : Pourquoi la seule ? Il ne s’agit pas d’une exagération. La grandeur de l’homme ne se trouve en lui qu’à l’état de trace ou de capacité vide : il ne peut donc trouver dans cet instinct de grandeur perdue le moindre remède à sa misère. Celle-ci étant essentielle, elle est aussi irrémédiable, et rien dans la nature humaine ne peut lui apporter de consolation. Il en résulte que, faute de pouvoir remédier à la misère, le seul moyen de se consoler est de l’oublier ou d’en détourner son attention. En d’autres termes, il ne s’agit pas de trouver de quoi guérir la misère, mais seulement de trouver un dérivatif.
C’est la plus grande de nos misères : on peut comprendre c’est la plus importante ou la plus grave de nos misères. On a proposé de comprendre que le divertissement est ce qui, parmi nos misères, marque le mieux notre grandeur, dans la mesure où il répond au besoin d’échapper à la misère essentielle de l’homme. Le contexte du fragment permet pourtant difficilement cette interprétation.
Voir cependant les remarques de Chevalier Jacques, Pascal, p. 230, à propos d’une remarque de Lachelier sur le fait que « le débauché est un grand philosophe », dans la mesure où il « cherche l’absolu à sa manière », à ceci près qu’elle « est mauvaise ». L’idée est du reste esquissée dès l’édition de 1670, ch. XXVI : l’ennui et le divertissement sont « une preuve admirable de la misère, et de la corruption de l’homme, et en même temps de sa grandeur, puisque l’homme ne s’ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d’occupations, que parce qu’il a une idée du bonheur qu’il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu’il n’est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul ». Cette perspective souligne le rapport de Misère et de Divertissement avec Souverain bien.
Les textes de Pascal sur le divertissement sont réunis dans l’édition de 1670 dans le chapitre XXVI, intitulé Misère de l’homme. Contrairement à Pascal, qui traite du divertissement selon une démarche inductive, qui part de l’idée superficielle que l’homme pourrait être heureux en demeurant dans sa chambre, pour parvenir enfin à la théorie qui fait du divertissement un moyen pour l’homme d’oublier sa misère, les éditeurs (c’est-à-dire probablement Nicole) commencent par poser, sans argument à l’appui, que le divertissement est une manière « de s’oublier soi-même » et de se dissimuler une condition insupportable : ils affirment donc d’entrée ce qui, chez Pascal, est une conclusion progressivement établie, et qui est précisément celle que formule ce fragment.
« Rien n’est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l’agitation perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.
L’âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n’est qu’un passage à un voyage éternel, et qu’elle n’a que le peu de temps que dure la vie pour s’y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui en reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l’incommode si fort, et l’embarrasse si étrangement, qu’elle ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s’oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s’occupant de choses qui l’empêchent d’y penser.
C’est l’origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu’on appelle divertissement ou passe-temps, dans lesquels on n’a en effet pour but que d’y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi-même, et d’éviter en perdant cette partie de la vie l’amertume et le dégout intérieur qui accompagnerait nécessairement l’attention que l’on ferait sur soi-même durant ce temps-là. L’âme ne trouve rien en elle qui la contente. Elle n’y voit rien qui ne l’afflige, quand elle y pense. C’est ce qui la contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l’application aux choses extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit pour la rendre misérable, de l’obliger de se voir, et d’être avec soi. »
Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement.
Second paradoxe : malgré les apparences, le divertissement ne console de la misère que dans la mesure où il enferme l’homme dans cette misère en la lui dissimulant.
Dans le présent fragment, l’idée du divertissement permet à Pascal d’approfondir et de développer la notion de la misère, qui montre qu’elle est pour ainsi dire nécessaire, parce que l’homme se charge de l’entretenir lui-même.
Alors que dans de nombreux passages, Pascal se contente de présente la misère comme un fait ou un caractère de la nature humaine, il montre ici que non seulement cette misère a un caractère irrémédiable, mais que c’est l’homme lui-même qui la rend telle, à l’aide du divertissement qui lui permet de l’ignorer.
Le divertissement apparaît ainsi comme une misère du second ordre, qui aggrave la première par l’ignorance dont il la couvre.
Pascal a construit un raisonnement analogue sur l’ignorance de soi dans où l’amour propre entretient l’homme sur ses défauts. Voir Amour propre (Laf. 978, Sel. 743) : C’est sans doute un mal que d’être plein de défauts ; mais c’est encore un plus grand mal que d’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c’est y ajouter encore celui d’une illusion volontaire.
À ce point, le divertissement apparaît réellement comme une sorte de piège que l’homme construit lui-même, dans lequel il s’enferme, qui ajoute à la misère naturelle une misère volontaire, dont il est par conséquent responsable.
Ce que le divertissement peut avoir de pire, c’est qu’il occupe trop l’esprit pour que l’on cherche à lui échapper.
Laf. 622, Sel. 515. Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.
Divertissement 2 (Laf. 133, Sel. 166). Divertissement. Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.
La liasse Souverain bien indique quel mécanisme aboutit à cette extrémité. Voir Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181). Une épreuve si longue si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre, et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est un comble éternel.
L’ironie de l’affaire, c’est que dès l’abord, il a été indiqué que le divertissement a pour origine l’incapacité de l’homme de remédier à la mort, de sorte que le moyen pour éviter de penser à la mort est le meilleur moyen d’y parvenir sans même s’en rendre compte.
Le rapport avec l’idée de la corruption de la nature, à laquelle le Dossier de travail consacre plusieurs fragments, apparaît évident.
Songer à nous : l’expression est souvent employée en tragédie lorsqu’il s’agit de mettre en garde une personne et de lui conseiller de prendre ses précautions dans un danger grave. Songer à soi, c’est se préparer à une mort prochaine.
Corneille, Nicomède, III, 3 :
Flaminius.
Les effets répondront. Prince, pensez à vous.
Corneille, Suréna, V, 5 :
Ormène.
Songez à vous, la suite vous menace ;
Et je pense avoir même entendu quelque voix
Nous crier qu’on apprît à dédaigner les rois.
Racine, Bajazet, II, 3 :
Bajazet.
Roxane est offensée et court à la vengeance.
Un obstacle éternel rompt notre intelligence.
Vizir, songez à vous, je vous en averti,
Et sans compter sur moi prenez votre parti.
Racine, Bajazet, IV, 7 :
Osmin.
Hé! laissez-les entre eux exercer leur courroux.
Bajazet veut périr ; Seigneur, songez à vous.
Racine, Mithridate, V, scène dernière :
Mithridate.
C’en est fait, Madame, et j’ai vécu.
Mon fils, songez à vous : gardez-vous de prétendre
Que de tant d’ennemis vous puissiez vous défendre.
Mais l’expression reçoit aussi chez Pascal le sens de penser à sa propre condition, et de se connaître soi-même, comme c’est le cas dans le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Prenez-y garde, qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président sinon d’être en une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes, et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister dans leur besoin ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés parce que personne ne les empêche de songer à eux.
Ce fragment s’oppose implicitement à la thèse des philosophes qui pose que l’homme est plus heureux à proportion de ce qu’il se connaît. Le « connais-toi toi-même » est ici exclu, au bénéfice du divertissement, qui est seul capable d’apporter à l’homme de la consolation. Le fragment Misère 21 (Laf. 72, Sel. 106) soutient pourtant qu’il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai cela au moins sert à régler sa vie, et il n’y a rien de plus juste.
Havet, dans son édition des Pensées, 1866, p. 57 sq., rapporte les critiques que Nicole, dans son essai De la connaissance de soi-même, et dans sa lettre au marquis de Sévigné, adresse à la pensée de Pascal sur le divertissement. Nicole écrit notamment que Pascal « suppose dans tout le discours du divertissement ou de la misère de l’homme, que l’ennui vient de ce que l’on se voit, de ce que l’on pense à soi et que le bien du divertissement consiste en ce qu’il nous ôte cette pensée. Cela est peut-être plus subtil que solide. Mille personnes s’ennuient sans penser à eux. Le plaisir de l’âme consiste à penser, et à penser vivement et agréablement. Elle s’ennuie sitôt qu’elle n’a plus que des pensées languissantes, ce qui lui arrive dans la solitude parce qu’elle n’y est pas si fortement remuée. C’est pourquoi ceux qui sont bien occupés d’eux-mêmes peuvent s’attrister, mais ne s’ennuient pas. La tristesse et l’ennui sont des mouvements différents. L’ennui cherche le divertissement, la tristesse le fuit. L’ennui vient de la privation du plaisir et de la langueur de l’âme qui ne pense pas assez ; la tristesse vient des pensées vives, mais affligeantes. M. Pascal confond tout cela » (Lettre LXXXVIII, in Essais de morale, VIII ; le texte donné dans Pensées, éd. Lafuma, III, Documents, éd. du Luxembourg, 1951, p. 198, est partiellement fautif). Cette critique, qui repose sur le principe que « le plaisir de l’âme consiste à penser vivement et agréablement », et que l’âme « s’ennuie sitôt qu’elle n’a plus que des pensées languissantes », peut difficilement passer pour une critique interne de la pensée de Pascal, qui n’admettrait probablement pas ces maximes. Elle est caractéristique du psychologisme du moraliste caractéristique de Nicole. Voir sur ce point Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, p. 267-269.
Insensiblement : d’une manière insensible, dont on ne s’aperçoit point. La mer ronge ses bords insensiblement, l’amour entre insensiblement dans nos cœurs (Furetière). L’adverbe insensiblement est repris un peu plus bas.
Perdre est pris au sens actif venu du latin. GEF XIII, p. 88, note curieusement que nous dirions en langue actuelle « nous fait perdre » ; cette note paraît inspirée par l’édition Havet, IV, 4, p. 54, qui suggère avec plus de pertinence « qui nous fait nous perdre », c’est-à-dire qui fait que nous nous perdons. Se perdre insensiblement définit précisément la situation des personnages auxquels, dans les tragédies, on conseille de penser à eux.
Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir,
Ennui : voir la liasse Ennui. Sur le sens du mot, voir Furetière, Dictionnaire, « Ennui ». Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident déplaisant, ou trop long. Voir la synthèse de Cayrou Gaston, Dictionnaire du français classique. La langue du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, Livre de Poche, 2000, p. 314-315. Ennui : douleur odieuse, tourment insupportable, violent désespoir. Signifie aussi généralement fâcherie, chagrin, déplaisir, souci. Ennuyeux a souvent la même force et se dit de ce qui est odieux, insupportable. Mais le mot ennui n’a pas toujours ce sens et se dit déjà d’une simple contrariété ou d’un malaise qu’éprouve une âme que rien n’intéresse ou n’occupe.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 43. Les termes connexes du terme ennui sont abandon, insuffisance, dépendance, impuissance, vide. Les modes de cette affectivité fondamentale sont : ennui, noirceur, tristesse, chagrin, dépit, désespoir.
Voir Laf. 622, Sel. 515. Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 227. Le divertissement est un leurre pour tromper des aspirations qui devraient mener l’homme à la recherche de Dieu. En tuant l’ennui, il l’empêche de trouver le vrai remède.
Solide : substantiel, consistant, en parlant de choses morales, par opposition à ce qui est vide, creux, futile, vain ; mais aussi qui est sérieux, par opposition à ce qui est agréable ou plaisant.
Le chapitre XXVI de l’édition de Port-Royal développe l’idée que Pascal évoque brièvement, sans y insister parce qu’elle est purement spéculative, que l’ennui pourrait être une voie qui conduit au salut : « Ainsi par un étrange renversement de la nature de l’homme, il se trouve que l’ennui qui est son mal le plus pénible est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu’il peut contribuer plus que toute chose à lui faire chercher la véritable guérison ; et que le divertissement qu’il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce qu’il l’éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. »
Mais ce qui semble au premier abord un moyen ingénieux d’échapper au désespoir se révèle en réalité dans le présent fragment comme le plus sûr moyen inventé par l’homme pour aboutir à un comble de misère.
mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.
Noter la reprise de l’adverbe insensiblement.
Amuser : divertir trompeusement, détourner des choses importantes par des choses légères ou feintes, abuser par de vaines promesses ou de fausses apparences. Furetière indique le sens suivant : arrêter quelqu’un, lui faire perdre le temps inutilement ; le mot signifie aussi repaître les gens de vaines espérances : ce jeune homme amuse cette fille de l’espérance de l’épouser ; on amuse les enfants avec des babioles. Le mot se prend parfois en bonne part, pour passer sa vie à quelque chose. Furetière signale aussi l’expression s’amuser à la moutarde, « pour dire s’arrêter à des choses légères, et ne pas venir aux solides », qui répondrait bien au sens dans ce fragment. Amusement : occupation qui sert à passer le temps ; mais plus précisément, occupation qui fait perdre le temps ; diversion trompeuse, moyen dilatoire, apparence trompeuse, attrape-nigaud. Le mot amusement est donc entendu dans tous les sens.
Nous fait arriver insensiblement à la mort : voir Commencement 16 (Laf. 166, Sel. 198). Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.
Pour approfondir…
Havet rapproche ce fragment d’un passage d’Atala, in Œuvres romanesques et voyages, I, éd. M. Regard, Pléiade, Paris, Gallimard, 1969, p. 91 : « Les douleurs ne sont point éternelles ; il faut tôt ou tard qu’elles finissent, parce que le cœur de l’homme est fini ; c’est une de nos grandes misères : nous ne sommes pas même capables d’être longtemps malheureux » (voir p. 29 sq., le commentaire de ce passage, dans la Préface d’Atala de 1805). Mais le rapprochement n’est possible que par les coupes qu’il impose au texte de Chateaubriand. Ce genre de rapprochement présente toutefois l’intérêt de montrer au prix de quelles torsions imposées au sens de Pascal les Romantiques ont pu trouver dans les Pensées des idées et des sentiments proches des leurs.