La liasse DIVERTISSEMENT (suite)
Divertissement et l’édition de Port-Royal
Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 190 sq. Le chapitre XXVI, Misère de l’homme, est entièrement consacré à l’étude du divertissement, entendu comme marque de la misère de l’homme. Le début et la fin du chapitre soulignent la portée d’approfondissement synthétique de ces pages : le couple constitué par le divertissement et l’ennui prouve la contradiction de la nature humaine, qui prouve elle-même la déchéance de l’homme.
Voir aussi Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 55. ✍
Le chapitre XXVI, Misère de l’homme, est composé essentiellement de textes qui proviennent de la liasse Divertissement, auxquels a été adjoint un fragment conservé dans le Dossier de travail :
Ce chapitre est composé de textes issus successivement de Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171), Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169), Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33) et Divertissement 2 (Laf. 134, Sel. 166).
Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33) : Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.
Divertissement 1 a été publié dans le chapitre Pensées morales (n° XXIX) et Divertissement 6 dans le chapitre Pensées diverses (n° XXXI).
Seul Divertissement 3 n’a pas été retenu par le Comité. Ce fragment a ensuite été recopié par Louis Périer dont une copie a été conservée. Il faut attendre l’édition Bossut (1779) pour qu’il soit publié.
Un texte de Divertissement 2 a été reproduit dans le Portefeuille Vallant p. 56 v°. Cette copie est un état intermédiaire entre le texte du manuscrit original et le texte publié dans l’édition de 1670.
Aspects stratigraphiques des fragments de Divertissement
Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 298-299, huit papiers portent des traces de filigranes dont sept seraient issus de feuilles (47 cm x 37,5 cm) au type Cadran & France et Navarre / P ♥ H : Cadran (Divertissement 3, deux papiers - RO 139 et 217-2 - de Divertissement 4, Divertissement 5) ; France et Navarre / P ♥ H (trois papiers - RO 210, 209 et 133 de Divertissement 4). Le huitième (Divertissement 6) porte un filigrane Écu 3 annelets doubles / P.F : le papier provient d’une feuille (43 cm x 31,5 cm) de type Écu 3 annelets doubles / P.F & pot / B. RODIER.
Le papier de Divertissement 2 n’a pas été identifié. Quant à celui de Divertissement 7, Ernst suppose - après avoir mesuré l’écartement des pontuseaux (20 mm) - qu’il est aussi issu d’une feuille de type Cadran & France et Navarre / P ♥ H.
Tous les papiers ont-ils été enfilés dans la liasse ?
Si les papiers de Divertissement 2, 6 et 7 ont conservé leur trou d’enfilage en liasse, ce n’est pas le cas des papiers de Divertissement 3 et 5 dont il n'est pas certain qu'ils aient été enfilés eux aussi. De plus, l’étude des papiers de Divertissement 4, dont 3 papiers sur 5 sont percés d’un trou d’enfilage et un des feuillets complets n’est pas troué, remet en question l’idée que tous les papiers étaient enfilés dans des liasses à la mort de Pascal : certains ont été enfilés, d’autres l’étaient probablement encore, d’autres étaient simplement entassés les uns sur les autres. On peut rapprocher ce cas des papiers du fragment sur l’ “Économie du monde” (Misère 9 - Laf. 60, Sel. 94).
Interventions d’un secrétaire :
Deux papiers (Divertissement 3 et 5) portent l’écriture du secrétaire assidu de Pascal et un autre (RO 209, Divertissement 4) a été en partie écrit par ce même secrétaire. Ces trois papiers sont de type Cadran & France et Navarre / P ♥ H (voir ci-dessus).
Bibliographie ✍
Cette bibliographie ne concerne que la liasse Divertissement. La bibliographie relative à la définition et à la théorie du divertissement est fournie avec le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).
ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Paris, Universitas, Voltaire Foundation, Oxford, 1996, p. 212 sq.
ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 159-160.
LE GUERN Michel, “Pascal au travail, la composition du fragment sur le divertissement”, Revue de l’Université d’Ottawa, 1966, p. 209-231.
MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 221. Rapport de Divertissement avec la liasse Ennui.
PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 190 sq.
THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, Studi francesi, n° 143, 2004, p. 262-272.
✧ Éclaircissements
♦ Signification et situation de la liasse Divertissement
Nota bene : Le mot divertissement ne doit pas être entendu, chez Pascal, au seul sens moderne. Il prend dans les Pensées un sens pour ainsi dire technique : le divertissement consiste à détourner son esprit des vues pénibles qu’impose le spectacle de la condition humaine. Sur le sens du mot et sur son origine, voir notre commentaire de Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).
Divertissement est le premier temps d’un mouvement argumentatif qui fait suite à Contrariétés, et qui amorce la résolution de l’impasse dans laquelle les premières liasses des Pensées ont conduit le lecteur.
Cet ensemble couvre les liasses Divertissement, Philosophes, et Souverain bien. Après quoi A P. R. reviendra sur le dernier fragment de Contrariétés, et effectuera le passage des doctrines philosophiques, parmi lesquelles s’est jusqu’à ce point déroulée la recherche, à la présentation de la Révélation par le biais de la doctrine du péché originel. Divertissement ouvre donc le dernier temps de la première partie du projet de Pascal.
La liasse Philosophes, située après Divertissement et avant Souverain bien, forme avec elles un triplet. Ce sont trois liasses qui traitent de la morale fondamentale, c’est-à-dire du bien que les hommes recherchent et poursuivent. Leur articulation est conçue comme l’opposition du dehors, du dedans et de la combinaison du dehors et du dedans.
Divertissement établit que l’homme a l’instinct de chercher le bonheur en dehors de lui-même : l’idée sera reprise dans certains fragments ultérieurs, comme Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176). Philosophes. Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au-dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous appellent quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Mais Pascal montre dans Divertissement qu’en réalité, le bonheur que l’on trouve hors de soi, dans les choses extérieures, n’est en réalité qu’une réaction de fuite devant la conscience de la misère essentielle de l’homme.
La liasse Philosophes concerne les stoïciens, qui posent que le bien doit être recherché en l’homme (en demandant à l’intérieur ce que l’on ne trouve pas à l’extérieur) ; elle montre que cette recherche est aussi illusoire que la précédente.
La liasse Souverain bien montre que ces deux recherches sont des recherches par défaut, c’est-à-dire qu’elles n’existent que parce qu’on ignore le vrai souverain bien, qui est à la fois en nous et hors de nous.
Pascal résume l’ensemble en ces termes Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26) :
Les stoïques disent : rentrez au dedans de vous même, c’est là où vous trouverez votre repos. Et cela n’est pas vrai.
Les autres disent : sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent.
Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.
Ce mouvement d’ensemble trouve aussi un écho et une conclusion (au moins provisoire) dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182), où, lorsque Pascal fait le bilan des données du problème en vue de le reprendre sur de nouvelles bases, une paragraphe relatif au souverain bien suit le paragraphe relatif à la connaissance des contrariétés qui entrent dans la nature de l’homme :
A P. R. Commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité.
Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère.
Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.
Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.
Ce système est analysé dans Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.
♦ Rapport de la liasse Divertissement avec Ennui
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 221. Rapport de Divertissement avec la liasse Ennui. Le divertissement se greffe sur une expérience révélatrice du fond de l’être humain, celle de l’ennui, qui peut s’interpréter comme une misère sans cause, plus profonde par là que celles dont l’origine est décelable. Ce rapprochement permet de comprendre le début du grand fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).
♦ Structure argumentative de la liasse Divertissement
Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 159-160, propose un ordre des fragments selon leur suite logique dans la liasse, qui vise selon lui à « montrer l’impuissance de la raison humaine en face du problème du bonheur », et qu’elle « a inventé un remède plus misérable encore que le mal ».