Fragment Misère n° 1 / 24 – Papier original : RO 23-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 74 p. 15 / C2 : p. 33
Éditions savantes : Faugère II, 89, XXIV / Havet XXV.28 / Brunschvicg 429 / Tourneur p. 180-2 / Le Guern 49 / Maeda II p.209 / Lafuma 53 / Sellier 86
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Bibliographie ✍
Exode, XXXII. FLAVIUS JOSÈPHE, Histoire de la Guerre des Juifs contre les Romains, Réponse à Appion, Martyre des Maccabées, par Flavius Josèphe et sa vie écrite par lui-même. Avec ce que Philon a écrit de son ambassade vers l’empereur Caïus Caligula. Traduit du grec par Monsieur Arnauld d’Andilly. Troisième édition, Paris, chez Pierre Le Petit, MDCLXX. GROTIUS Hugo, De veritate religionis christianae, IV, 6. STROWSKI Fortunat, Pascal et son temps, III, ch. 9, p. 250. |
✧ Éclaircissements
Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer.
Se soumettre n’est pas équivalent de adorer. C’est un terme politique surdéterminé par un autre dans le contexte, du fait que l’adoration est une forme de soumission particulière. Recherche du terme concret : Pascal a mis soumettre après avoir voulu mettre adorer, puis a choisi le mot concret, qui marque nettement une forme d’esclavage volontaire de l’homme à l’égard des bêtes.
Sur le ravalement de l’homme à l’égal des bêtes, voir les commentaires sur Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318). Mais le lieu de Montaigne de la confrontation des capacités respectives des hommes et des animaux n’épuise pas le sens de ce fragment. Il ne faut pas retenir parmi les fragments connexes ceux dans lesquels il est question de l’égalité ou de l’infériorité de l’homme par rapport à la bête, qui n’est pas en cause directement ici, mais seulement ceux qui traitent de l’adoration des bêtes. Ce fragment traite le thème de l’humiliation de l’homme à l’égard des animaux, non pas en comparant les deux espèces, mais en soulignant que, dans l’adoration que certains hommes accordent aux bêtes, on voit l’effet d’une humiliation volontaire.
Qui sont les adorateurs des bêtes ?
On peut d’abord les identifier aux Égyptiens de l’Antiquité, dont les divinités avaient souvent une forme bestiale. Voir sur ce point ce que dit Flavius Josèphe dans sa Guerre des Juifs, qui a été traduite par Arnauld d’Andilly.
Flavius Josèphe, Histoire de la Guerre des Juifs contre les Romains, Réponse à Appion, Martyre des Maccabées, par Flavius Josèphe et sa vie écrite par lui-même. Avec ce que Philon a écrit de son ambassade vers l’empereur Caïus Caligula. Traduit du grec par Monsieur Arnauld d’Andilly. Troisième édition. Paris, chez Pierre Le Petit, MDCLXX.. Voir Réponse à ce qu’Appion avait écrit contre son Histoire des Juifs touchant l’Antiquité de leur race, in Œuvres, I, p. 397 sq. Livre premier, Chapitre IX, « Causes de la haine des Égyptiens contre les Juifs. Preuves pour montrer que Manéthon, historien égyptien, a dit vrai en ce qui regarde l’antiquité de la nation des Juifs, et n’a écrit que des fables dans tout ce qu’il a dit contre eux » : p. 416 sq. La haine des Égyptiens vient de la « diversité des religions », car « il n’y a pas moins de différence entre la pureté toute céleste de l’une et la brutalité toute terrestre de l’autre, qu’entre la nature de Dieu, et celle des animaux irraisonnables. Car c’est une chose ordinaire parmi eux de prendre des bêtes pour leurs dieux, et de les adorer par une folle superstition qu’on leur inspire dès leur enfance » : p. 416.
Cette interprétation est corroborée par Fortunat Strowski, Pascal et son temps, III, ch. 9, p. 250, qui cite Grotius, De veritate religionis christianae, IV, 6, Contra cultum animantibus mutis exhibitum ; la même référence est donnée aussi dans GEF XIII, p. 327 : « Illud vere indignissimum quod et ad bestiarum cultum delapsi sunt homines, Aegyptii praesertim » : il est tout à fait indigne que des hommes, notamment les Égyptiens, se soient abaissés jusqu’à pratiquer le culte des animaux. Grotius renvoie sur ce point à Philon, Legatio ad Caium, et à Diodore de Sicile. Mais le chapitre de Grotius soutient aussi que, quels que soient les avantages que certains animaux ont à l’égard de l’homme, celui-ci les dépasse pourtant par son intelligence ; s’il considère ses propres avantages, « tantum abest ut pro diis animantia colat caetera, potius sese illorum quasi Deum quemdam sub summo Deo constitutum arbitrabitur », loin s’en faut qu’il voue un culte aux animaux, il se considère comme une sorte de Dieu établi par le Dieu suprême.
Adorateurs des bêtes est aussi peut-être une allusion à l’épisode du veau d’or dans la Bible, Exode, XXXII. Le commentaire de Sacy à ce chapitre dans sa traduction de l’Exode rapproche le veau d’or du bœuf Apis des Égyptiens, ou du dieu Sérapis. Le même commentaire, pour le verset 20, rapproche aussi ce veau d’or du culte des idoles. Mais Sacy ne dit rien qui tende à prouver que le culte du veau d’or était un avilissement de la nature humaine.
Faut-il invoquer les épicuriens, qui réduisent l’homme à ses fonctions animales ? Ce n’est sans doute pas nécessaire, car les épicuriens ne disaient pas qu’il fallait adorer les bêtes, même si leur morale purement hédoniste aboutissait, selon certains théologiens, à rabaisser l’homme au rang de l’animal, qui n’est guidé que par ses sensations et son plaisir.