Fragment Misère n° 16 / 24 – Papier original : RO 73-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 96 p. 19 v° / C2 : p. 39
Éditions savantes : Faugère II, 132, XII / Havet XXV.85 / Brunschvicg 879 / Tourneur p. 186-1 / Le Guern 63 / Maeda III p. 112 / Lafuma 67 / Sellier 101
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Bibliographie ✍
MONTAIGNE, Essais, III, Des coches, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 946. PASCAL, Œuvres complètes, GEF XII, p. LXXI, et GEF XIV, p. 317-318. PLATON, République, I, 342, éd. Pléiade, t. I, p. 879. Saint AUGUSTIN, Epist. ad catholicos, XVI, n. 20. 16. 40. |
✧ Éclaircissements
Injustice.
Il est paradoxal qu’un fragment consacré à une maxime de justice soit intitulé Injustice. C’est que le texte montre qu’il est injuste de ne pas publier cette maxime.
La juridiction ne se donne pas pour [le] juridiciant mais pour le juridicié.
Pour signifie en faveur de, dans l’intérêt de...
Juridiction : puissance de juger, potestas du juge. On ne confère pas le droit de juger pour...
Juridiciant : le mot n’est pas dans Furetière. Peut-être le corps judiciaire, le pouvoir judiciaire.
Platon, République, I, 342, éd. Pléiade, t. I, p. 879. « Le capitaine de navire ainsi compris, un commandant, n’envisagera pas, ne prescrira pas ce qui est profitable au capitaine, mais ce qui l’est au matelot, à celui qu’il commande ».
Montaigne, Essais, III, Des coches, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 946. « La juridiction ne se donne point en faveur du juridiciant : c’est en faveur du juridicié. On fait un supérieur, non jamais pour son profit, ains pour le profit de l'inférieur : Et un médecin pour le malade, non pour soi. Toute magistrature, comme tout art, jette sa fin hors d'elle. » Il continue : « toute magistrature comme tout art jette sa fin hors d’elle. »
Rom. XIII, 4. « Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains ; car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. »
Provinciale XIV, 4. « Il est donc certain, mes Pères, que Dieu seul a le droit d’ôter la vie, et que néanmoins, ayant établi des lois pour faire mourir les criminels, il a rendu les Rois ou les Républiques dépositaires de ce pouvoir ; et c’est ce que saint Paul nous apprend, lorsque, parlant du droit que les souverains ont de faire mourir les hommes, il le fait descendre du ciel en disant que ce n’est pas en vain qu’ils portent l’épée, parce qu’ils sont ministres de Dieu pour exécuter ses vengeances contre les coupables. »
Le rapprochement est possible avec les Trois discours sur la condition des Grands. Voir le Troisième discours sur la condition des Grands :
« Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.
Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence. »
Un cas où Pascal a exercé cette règle se trouve dans la justification qu’il a donnée du règlement qu’il a institué pour le concours sur la roulette : voir la troisième circulaire sur le concours, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 199-200. Wallis s’est plaint que l’enregistrement des réponses envoyées par les savants étrangers soit effectué à l’arrivée à Paris, et non pas à la date de leur envoi, « n’étant pas impossible, […] que leurs lettres, quoique écrites avant le 1er octobre, soient très longtemps en chemin, soit par les incommodités de la saison, soit par celles de la guerre, soit enfin par les tempêtes de la mer qui peuvent arrêter, et même faire périr le vaisseaux qui les portent, auquel cas ils seraient recevables d’envoyer de secondes lettres, pourvu qu’ils eussent de bonnes attestations de leurs officiers publics qu’elles fussent conformes aux premières, écrites avant le 1er octobre ». La défense de Pascal contre les réclamations de Wallis consiste à dire que s’il en avait choisi d’autres, il aurait rendu le verdict du concours impossible, et lésé par là les participants qui auraient apporté une contribution de valeur :
« Certainement, si mon intention avait été telle, et si les paroles de mon écrit le marquaient, je serais bien suspect d’avoir proposé une chimère en proposant les prix, puisque j’aurais pu ne les donner jamais, et que, quiconque se fût présenté au 1er octobre avec ses solutions, j’aurais toujours pu le remettre, dans l’attente de quelque vaisseau qui, ayant eu le vent favorable en portant mes écrits, pouvait l’avoir contraire, ou même être péri, en rapportant le réponse. Et même ceux qui auraient gagné les prix en se trouvant les premiers entre ceux dont on a reçu les solutions au 1er octobre ne seraient jamais en assurance d’en pouvoir jouir puisqu’ils leur pourraient toujours être contestés par d’autres solutions qui pourraient arriver tous les jours, premières en date, et qui les exclurait sur la foi des signatures des bourgmestres et officiers de quelque ville à peine connue du fond de la Moscovie, de la Tatarie, de la Cochinchine ou du Japon. Et même il y eût trop de tromperie à craindre sur cela ; et il n’y eût eu aucune sûreté à produire ses solutions à l’examen, puisque des plagiaires auraient pu les déguiser et les dater d’auparavant, en les faisant ainsi venir de quelque île bien éloignée.
J’ai voulu agir avec bien plus de clarté, de sûreté et de promptitude. […] Je sais bien qu’en cela il y a quelque avantage pour les Français et surtout pour ceux de Paris ; mais, en faisant faveur aux uns, je n’ai pas fait d’injustice aux autres […] ; et si les conditions sont plus favorables aux Français qu’aux autres, ce n’a été que pour éviter de plus grandes difficultés et des injustices tout évidentes ».
Il est dangereux de le dire au peuple. Mais le peuple a trop de croyance en vous, cela ne lui nuira pas et peut vous servir. Il faut donc le publier.
L’expression il est dangereux... n’est pas rare dans les Pensées.
Il arrive que Pascal remarque qu’il est dangereux d’ignorer certaines vérités, particulièrement en matière religieuse.
Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Ils blasphèment ce qu’ils ignorent. La religion chrétienne consiste en deux points ; il importe également aux hommes de les connaître et il est également dangereux de les ignorer ; et il est également de la miséricorde de Dieu d’avoir donné des marques des deux. […] Il importe également aux hommes de connaître l’un et l’autre de ces points ; et il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir. Une seule de ces connaissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connaissent leur misère sans Rédempteur.
Dans certains cas, c’est le mélange d’ignorance et de connaissance qui est dangereux.
Preuves par discours III (Laf. 446, Sel. 690). S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait point sa corruption ; s’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.
Dans Contrariétés 3 (Laf. 121, Sel. 153), le mot dangereux revient trois fois dans un petit fragment : Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.
Mais Pascal pense que souvent, c’est la vérité même qui est dangereuse. L’idée ordinaire, c’est que la vérité libère. Pascal dit qu’elle est par elle-même dangereuse, et il est impossible de la révéler sans faire courir de gros risques.
Le fragment Misère 15 (Laf. 66, Sel. 100), qui précède immédiatement, donne déjà cette idée du danger qu’il y a à révéler la vérité, dans un style très proche : Injustice. Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement (c’est) la définition de la justice.
En quoi consiste ce danger de le dire au peuple que la juridiction ne se donne pas pour le juridiciant mais pour le juridicié ? Visiblement, il s’agit d’une objection opposée à la première proposition. Elle exprime sans doute la crainte que si le peuple est trop persuadé que la juridiction doit se faire en sa faveur et non en celle du juridiciant, il n’impose à ce dernier ses exigences les plus excessives.
La réponse à cette instance est : Mais le peuple a trop de croyance en vous, cela ne lui nuira pas et peut vous servir. Dans une note de GEF XII, p. LXXI, Brunschvicg estime que cette proposition touche l’autorité pontificale et le gouvernement de l’Église ; une note de GEF XIV, p. 317-318, précise l’idée : « Objection que Pascal prête à ses adversaires, aux défenseurs de l’autorité papale, et qui est un principe de sa propre philosophie pratique : « Injustice. Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes » […]. Les deux fragments, qui portent le même titre et qui sont tous deux dictés, paraissent bien contemporains. Mais en matière religieuse, il ne faut pas conserver de pensée de derrière, il faut dire la vérité dans l’intérêt spirituel du souverain spirituel ». Le manuscrit P’ (copie de la copie Périer) donne trop de confiance. La substitution est sans doute mal venue. Si dans l’esprit de Pascal, vous s’adresse au pape, le terme de croyance n’est pas déplacé. Pascal dirait à un pape : vous devez publier que la juridiction se donne pour le juridicié. Cela peut vous servir.
En fait, c’est un plaidoyer pour la bonne foi en politique, comme à la fois utile et bienfaisante. La question est de savoir si la publication de la règle que la juridiction se donne pour le juridicié est propre à l’Église, ou si elle vaut pour n’importe quel pouvoir. Le fragment Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119), souligne bien qu’il n’en est pas de même dans l’Église.
Si l’on en croit la logique du fragment, cette vérité évangélique ne reçoit pas, dans l’Église, toute la publicité qu’elle devrait. Elle est suspecte de faire courir un double danger :
1) aux brebis elles-mêmes (le peuple, les juridiciés), qui perdraient leur soumission,
2) au pasteur (le pape, le juridiciant), dont l’autorité se trouverait de la sorte soumise à l’appréciation des fidèles.
Le fragment Misère 16 écarte ces deux motifs d’inquiétude.
1) la croyance du peuple – sa confiance, à la limite de l’excès – le protège de l’insubordination : cela ne lui nuira pas.
2) cette mise en conformité du pape avec sa vocation authentique ne doit pas nécessairement être comprise comme un affaiblissement de sa personne : [cela] peut vous servir.
Pasce oves meas non tuas. Vous me devez pâture.
Parole du Christ à saint Pierre pour instituer l’Église. Tr. : Pais mes brebis, non les tiennes. Allusion à Jean, XXI, 15-17 : 21 : 15 « Cum ergo prandissent dicit Simoni Petro Iesus Simon Iohannis diligis me plus his dicit ei etiam Domine tu scis quia amo te dicit ei pasce agnos meos 21 :16 dicit ei iterum Simon Iohannis diligis me ait illi etiam Domine tu scis quia amo te dicit ei pasce agnos meos 21 :17 dicit ei tertio Simon Iohannis amas me contristatus est Petrus quia dixit ei tertio amas me et dicit ei Domine tu omnia scis tu scis quia amo te dicit ei pasce oves meas ».
Voir le commentaire de Saint Augustin, Epist. ad catholicos, XVI, n. 20. 16. 40.
« Scriptum est - inquiunt - in Canticis canticorum sponsa, id est Ecclesia, dicente ad sponsum : Annuntia mihi, quem dilexit anima mea, ubi pascis, ubi cubas in meridie. Hoc est unicum testimonium quod pro se isti resonare arbitrantur, eo quod Africa in meridiana orbis parte sit constituta. Unde primum quaero quomodo Christum interroget Ecclesia, ut annuntiet ei ubi sit Ecclesia ; neque enim duae, sed una est. Aut ipsi ostendant, quoniam non negant haec verba Ecclesiam dicere Christo, quae sit Ecclesia quae interrogat et quae sit Ecclesia de qua interrogat. Quaerit enim quo veniat ad sponsum suum et dicit ei : Annuntia mihi, quem dilexit anima mea, ubi pascis, ubi cubas in meridie. Jam ista Ecclesia est quae loquitur et quaerit, ubi sit Ecclesia in meridie. Neque enim interrogat : Ubi pascis, ubi cubas, et ei respondetur : In meridie, tamquam sponsus respondeat : In meridie pasco, in meridie cubo, sed omnia ista verba ad interrogationem pertinent : Ubi pascis, ubi cubas in meridie ? Adhuc enim ipsa dicit : Ne forte fiam sicut operta super greges sodalium tuorum. Iam vero ille respondet : Nisi cognoveris temet ipsam, o decora inter mulieres et cetera. Non ergo his verbis ostenditur in sola parte meridiana esse Ecclesia, sed et in aliis mundi partibus constituta. Interrogat fortasse quid ad eius communionem pertineat in meridie, id est ubi sponsus eius pascat et cubet in meridie, quia suos pascit et in suis cubat. Veniunt enim quaedam membra eius, id est boni fideles, ex partibus transmarinis in Africam et, cum audierint esse hic partem Donati, timentes ne incidant in manus alicuius rebaptizatoris, invocant Christum orantes et dicentes : Annuntia mihi, quem dilexit anima mea, ubi pascis, ubi cubas in meridie, id est qui sint meridies ubi tu pascis et cubas, id est qui habent caritatem et non dividunt unitatem. Et vide quid adiungat : Ne forte fiam velut operta super greges sodalium tuorum, id est ne forte velut latens et incognita et non revelata - hoc est enim operta - fiam non super gregem tuum, sed super greges sodalium tuorum, qui cum primo tecum essent extra colligere voluerunt non tuum gregem, sed suos greges, nec audierunt te dicentem : Qui mecum non colligit spargit ; nec quod Petro dixisti : Pasce oves meas, non : « Oves tuas ». »
Vous me devez pâture : Qui parle ici, et s’adresse à qui ? Si la formule doit être entendue comme un corollaire de ce qui précède, ce doit être la brebis qui parle à son berger, pour le rappeler à son devoir envers elle.
Ce serait cette formule qui permettrait de relier au problème du pape. Ce serait donc une parole du peuple, à qui on aurait révélé les mots de l’Évangile, qui rappelle à son pasteur, le pape donc, qu’il est à son service.