Fragment Misère n° 19 / 24 – Papier original : RO 73-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 98 p. 21 / C2 : p. 40
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 284 / 1678 n° 29 p. 281
Éditions savantes : Faugère II, 42, note / Brunschvicg 165 bis / Tourneur p. 186-5 / Le Guern 66 / Maeda III p. 133 / Lafuma 70 / Sellier 104
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Bibliographie ✍
Voir la bibliographie de la liasse Divertissement. VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XXV, § XXXVII, éd. Naves, p. 166. BOULLIER David Renaud, Apologie de la métaphysique, à l’occasion du Discours préliminaire de l’Encyclopédie, avec les sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, Amsterdam, J. Catuffe, 1753, p. 80 sq. MESNARD Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, 29, automne 1993, p. 31. |
✧ Éclaircissements
Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d’y penser.
Voir la liasse Divertissement. Le divertissement apparaît ici bien avant que la liasse Divertissement n’en fasse un objet de réflexion d’ensemble. Il ne s’agit pas du divertissement au sens ordinaire d’un amusement, mais bien de l’action qui consiste à détourner (divertir) de penser à une chose : c’est donc bien le sens technique de Pascal.
Visiblement, Pascal pense à user du raisonnement apagogique en s’appuyant sur le divertissement. L’existence du divertissement est un fait ; ce fait exclut que l’homme soit véritablement heureux. Donc l’homme n’est pas véritablement heureux. Cela n’implique pas une conception complète du phénomène du divertissement, ni quoi que ce soit sur sa cause profonde, aspects qui ne seront examinés que dans la liasse Divertissement.
Mesnard Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, 29, automne 1993, p. 31. L’incipit en si est une tournure syntaxique familière à Pascal. La conjonction si introduit une constatation ou une hypothèse, dont la principale tire les conséquences. Le verbe est toujours au présent. Le conditionnel n’apparaît que lorsque la condition est niée. La tournure contribue à mettre l’esprit du lecteur en suspens, à le faire participer à l’enquête.
La question que Pascal pose implicitement est la suivante : en quoi le divertissement n’est-il pas un bonheur ?
Il ne faudrait pas nous divertir d’y penser : faut-il comprendre il ne faudrait pas que nous nous divertissions, ou il ne faudrait pas que les autres nous divertissent ? Voir Miracles III (Laf. 889, Sel. 445) : Si notre condition était véritablement heureuse, il ne nous faudrait pas divertir d’y penser pour nous rendre heureux. Ce n’est visiblement pas une structure réfléchie. Ici en revanche, l’ambiguïté est complète.
♦ Discussions
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § XXXVII, éd. Naves, p. 166 ; éd. G. Lanson, 1964, II, p. 215.
« Notre condition est précisément de penser aux objets extérieurs, avec lesquels nous avons un rapport nécessaire. Il est faux qu’on puisse divertir un homme de penser à la condition humaine ; car, à quelque chose qu’il applique son esprit, il l’applique à quelque chose de lié nécessairement à la condition humaine ; et encore une fois, penser à soi avec abstraction des choses naturelles, c’est ne penser à rien du tout, qu’on y prenne bien garde.
Loin d’empêcher un homme de penser à sa condition, on ne l’entretient jamais que des agréments de sa condition. On parle à un savant de réputation et de science ; à un prince, de ce qui a rapport à sa grandeur ; à tout homme on parle de plaisir ».
Boullier David Renaud, Apologie de la métaphysique, à l’occasion du Discours préliminaire de l’Encyclopédie, avec les sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, Amsterdam, J. Catuffe, 1753, p. 80 sq. « Si notre condition était véritablement heureuse, c’est Pascal qui parle, il ne faudrait pas nous divertir d’y penser. Il est faux, répond M. V., qu’on puisse divertir un homme de penser à la condition humaine : car à quelque chose qu’il applique son esprit, il l’applique à quelque chose de lié nécessairement à la condition humaine ». Toujours même sophisme et même équivoque. Il s’agit chez Pascal de l’homme considéré dans l’assemblage de tout ce qui le constitue essentiellement ; comme sont les facultés naturelles, ses défauts, ses passions, ses besoins, ses misères : de l’homme pris en lui-même, abstraction faite des qualités étrangères qui ne sont que son enveloppe, son habit, ou si vous voulez, son masque. Il s’agit de l’homme séparé du riche, du savant, du prince, du conquérant, du héros. Et il n’est que trop vrai que c’est ce masque, cet habit qui nous occupe, et qui détourne notre pensée de dessus le fond même de la condition humaine. Preuve que cette condition n’est pas heureuse, c’est que chacun en détourne ses regards, pour mettre son bonheur dans un être d’emprunt qu’il prend pour soi, dans lequel il se contemple avec satisfaction, et où il puise tout son orgueil. Que quelque accident vienne à nous séparer de tout qui n’est point nous, pour nous réduire précisément au moi essentiel, nous voilà malheureux. Alors, comme dit très bien un fameux poète de ce siècle,
Le masque tombe, l’homme reste,
Et le héros s’évanouit.
Non seulement il s’évanouit aux yeux du public ; mais, qui pis est, aux nôtres propres. Je dis, qui pis est, parce qu’alors nous sommes réduits à ne voir en nous que nous-mêmes ; et voilà ce qui nous désole.
M. Voltaire, qui trouve bon de critiquer la réflexion de M. Pascal, n’a pas songé qu’il la confirmait lui-même, parce qu’il ajoute du soin que l’on a d’entretenir chacun, des agréments de sa condition. On parle à un savant de réputation et de science, à un prince, de ce qui a rapport à sa grandeur. Ajoutons, si vous voulez, qu’à un poète applaudi, on lui parle de la beauté de ses vers, et du succès de ses tragédies. On s’empresse d’offrir à chacun l’image embellie de ce moi d’emprunt, de ce moi fantastique que son amour propre idolâtre, et qui lui cache le vrai moi, dont la vue ne serait propre qu’à l’humilier. Ces empressements flatteurs sont autant d’artifices, dont on se sert pour le divertir de penser à sa véritable condition. Telle est l’idée de Pascal, et celle de tous les sages. Fallait-il qu’un homme d’esprit, comme M. V., eût besoin de commentaire pour entendre une chose si facile ? »
NB : Boullier est un pasteur protestant hollandais d’origine française, qui a écrit contre les encyclopédistes. Sa Défense des Pensées de Pascal date de 1749.
Les vers sont de Jean-Baptitste Rousseau, Ode à la fortune.