Fragment Misère n° 3 / 24 – Papier original :  RO 65-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 76 p. 15 / C2 : p. 33

Éditions savantes : Faugère I, 191, XXXIX / Havet XXV.118 / Michaut 185 / Brunschvicg 111 / Tourneur p. 180-4 / Le Guern 51 / Maeda II p. 219 / Lafuma 55 / Sellier 88

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Bibliographie

 

BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 222.

MESNARD Jean, “Pascal et la musique”, Pascal, Textes du tricentenaire, Fayard, 1963, p. 195-205.

MERSENNE Marin, Harmonie Universelle, Livre sixième, Des orgues, tome II, éd. CNRS, t. 3.

 

 

Éclaircissements

Inconstance.

 

Par son titre, ce fragment semble plutôt se rattacher à la liasse Vanité qu’à Misère. Voir Vanité 5 (Laf. 17, Sel. 51), où les termes d’inconstance et de bizarrerie apparaissent dans Vanité. Mais déjà, Vanité 12 (Laf. 24, Sel. 58), rattache l’idée d’inconstance à celles d’ennui et d’inquiétude, qui appartiennent bien au champ de la misère. L’inconstance peut aisément être tirée dans le sens du tragique : chacun à sa manière, Corneille et Racine, par exemple, montrent que le malheur des hommes tient au fait qu’ils sont incapables de constance. Voir là-dessus le vers de Hermione : Ne puis-je savoir si j’aime ou si je hais ?

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 197 sq. Définition : l’inconstance n’est que la diversité saisie dans le temps : p. 197. Si l’homme pouvait trouver satisfaction dans quelque objet, il s’y tiendrait sans plus en chercher d’autres ; mais comme tout le déçoit, il passe sans cesse d’objet en objet, dans l’illusion de pouvoir en trouver un qui le satisfasse.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 33 sq. Sur l’inconstance.

Voir a contrario, la définition de la constance, chez les stoïciens, et chez Descartes, dans sa définition de la générosité.

La Rochefoucauld, Maximes, 175, éd. Truchet, p. 175. Constance et inconstance.

La Rochefoucauld, Réflexions diverses, XVIII, De l’inconstance, éd. Truchet, p. 222-223.

Érasme, De la double abondance des mots et des idées, in Œuvres choisies, éd. J. Chomarat, Livre de Poche, 1991, p. 250 sq. Variation sur l’idée d’inconstance humaine.

Sur l’inconstance des phénomènes, voir Vanité 15 (Laf. 27, Sel. 61). Le froid et le chaud. Inconstance des qualités dans le cas de la fièvre.

 

On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme.

 

Sellier Philippe, éd. des Pensées, Sel. 89, renvoie à Montaigne, II, 1, pour la métaphore de l’épinette.

Œuvres complètes, éd. Le Guern, II, p. 1330, renvoie aussi à Charron, De la sagesse, II, III. Mais le second rapprochement est sans réalité.

On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme : la comparaison de l’homme avec un orgue est d’ordinaire prise d’un autre biais. Lorsque Descartes, dans L’homme, AT XI, p. 169, Alquié I, p. 436, invoque les orgues des églises, c’est pour faire allusion à la manière dont l’air entre dans différents tuyaux selon les diverses façons dont l’organiste touche le clavier de ses doigts. C’est donc d’abord pour considérer l’organisme humain comme une machine, en l’occurrence un système hydraulique, composé de tuyaux dans lesquels circulent des liqueurs (le sang, par exemple) ou des esprits animaux. Les touches servent à ouvrir et à fermer certains tuyaux à la circulation des liquides. Voir Pichot, Histoire de la notion de vie, p. 366 sq.

Pascal envisage ici non pas le système de circulation de l’air dans les orgues, mais la construction du clavier et la correspondance des touches avec les tuyaux. Il oriente l’image dans un sens nouveau, en portant l’attention sur les effets produits par la manière dont les mains de l’organiste frappent les touches.

 

Pascal et la musique

 

Mesnard Jean, “Pascal et la musique”, Pascal, Textes du tricentenaire, Fayard, 1963, p. 195-205. Voir surtout p. 203 sur le présent fragment. La musique, à l’époque, est la science mathématique des intervalles, des divisions de la gamme ; elle utilise les notions de rapport et de proportion : p. 196. Les savants s’y intéressent : Galilée et son père Vincent Galilée, le P. Mersenne, Descartes avec son Compendium musicae : p. 197. Des livres de musique sont conservés dans la bibliothèque de Le Pailleur : p. 197-198.

Le père de Pascal était connu dans le monde savant pour être un connaisseur en matière d’orgues. Le P. Mersenne lui a dédié le Traité des orgues qui se trouve dans L’harmonie universelle. Voir dans Mersenne Marin, Harmonie Universelle, Livre sixième, Des orgues, tome II, éd. CNRS, t. 3, la dédicace du traité Des orgues à Étienne Pascal. Le texte de cette dédicace est reproduit dans OC II, p. 119 sq. Mersenne insiste sur le fait qu’Étienne Pascal connaît la pratique des mécaniques, ou leurs raisons, et particulièrement celles de l’harmonie.

Mesnard Jean, “Pascal et la musique”, Pascal compose, alors qu’il a onze ans, un traité sur les sons. Il part d’une réflexion sur les sons provoqués par le choc d’un couteau sur un verre. L’âge de onze ans renvoie précisément à l’époque des recherches de Mersenne sur la musique. Étienne Pascal est un théoricien de la musique, mais aussi un compositeur, selon le témoignage de Pierre Durand : « il prit aussi pour divertissement la musique, où il avait de si belles notions pour la composition qu’il était estimé un des plus habiles en cet art par ceux mêmes qui le professent » : p. 196 et 199. Etienne Pascal s’est trouvé en rapport avec Benserade, qui renouvela le ballet de cour. Les contacts avec Michel Lambert placent aussi les Pascal au centre du mouvement musical du temps : p. 200. Étienne Pascal a pu connaître Titelouze lors de son séjour à Rouen. Lorsqu’il a été en contact avec Port-Royal, Blaise Pascal connut Goibaud du Bois, qui était d’abord un musicien : p. 201. Sur le fragment Misère 3, voir p. 203 sq.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 116-117.

 

Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feraient pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les

 

Orgues

 

Bluche François, Dictionnaire du grand siècle, p. 1131 sq. L’usage de l’orgue est presque exclusivement réservé à l’époque aux lieux de culte ; en lieu laïc, on ne trouve que des cabinets d’orgue, instruments d’étude des organistes, ou des curiosités pour riches. Au culte, l’orgue a pour mission de soulager le chœur par l’alternance. L’orgue en France n’a pas mission d’accompagnement du chœur ni de l’assemblée : il meuble les temps morts de l’office. Le métier d’organiste est très prenant, avec 400 offices par an en moyenne.

 

L’interprétation par savoir où sont les touches a quelque chose d’un peu insatisfaisant : on voit tout de suite où sont les touches. Il ne s’agit pas de trouver les touches, mais de trouver les touches qui sont en accord, c’est-à-dire de discerner les bonnes touches parmi toutes celles qu’offre le clavier.

Dans le cas de touches bizarres et inconstantes que Pascal imagine, on a affaire à une machine dont les touches ne sont pas régulières (par degrés conjoints), dont la succession est irrégulière, et non conforme aux règles ordinaires de l’harmonie. En touchant une marche, on ne produit pas nécessairement le son que l’on attend.

Mais dans ce cas, il s’agit seulement d’une irrégularité qui ne concerne que l’ordre des touches sur le clavier : c’est le clavier qui est mal fait, mais la correspondance entre une touche et un tuyau donné demeure constante.

Lorsqu’il emploie le mot inconstant, Pascal veut-il dire que la correspondance entre une touche et un tuyau elle-même est sujette à variation ? Dans ce cas, ce n’est pas seulement le clavier qui est irrégulier, mais tout l’orgue, qui se présente comme une machine qui change d’un moment à l’autre, et dont il est à peu près impossible de se servir correctement.

Cette interprétation n’est pas impossible. Pascal a beaucoup réfléchi sur le problème du brouillage des codes, qui est en question ici. Jouer de l’orgue consiste en une opération dans laquelle une touche est mise en correspondance régulière avec un son, de telle manière que la touche est mutatis mutandis l’équivalent d’une lettre qui représente un son, de telle manière qu’une lettre ne correspond qu’à un son.

Pascal a réfléchi sur les moyens de rendre un alphabet inutilisable, lorsqu’il s’est intéressé aux codes secrets. Quel que soit le niveau où l’on se situe (transcodage des lettres, traduction des mots, etc.), la règle de base, dans la construction d’un chiffre, c’est la régularité de la correspondance, que ce soit entre les mots ou entre les lettres. Voir Laf. 557, Sel. 465 : Les langues sont des chiffres où, non les lettres sont changées en lettres, mais les mots en mots. De sorte qu’une langue inconnue est déchiffrable.

À partir du moment où la correspondance est déréglée, c’est-à-dire variable, il devient impossible de déchiffrer, c’est-à-dire de remonter d’un mot français à un mot anglais, d’une lettre à une autre. Or c’est précisément le principe de l’alphabet artificiel, dont le principe est décrit dans OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1612 sq. Dans ce code secret, une phrase-clé arbitraire et conventionnelle permet de composer un système de transposition dans lequel une lettre chiffrante ne correspond jamais à la même lettre chiffrée, ce qui rend le code strictement incassable.

Cette interprétation peut être confirmée par ce qu’écrit Pascal dans L’art de persuader, sur le fait que les hommes varient d’un moment à l’autre.

 

Par degrés conjoints (texte barré)

 

Y. Maeda remarque dans son commentaire des Pensées que degrés conjoints se dit par rapport d’opposition à disjoints. Est dit conjoint l’intervalle d’un seul degré entre deux notes, et disjoint l’intervalle de plusieurs degrés entre les notes.

On parle aussi de mouvements conjoint et disjoint. Voir Mersenne, Harmonie universelle, Traité des consonances, Livre IV, De la composition de Musique, Proposition V, Toutes les manières dont on use pour passer d’une consonance à l’autre se peuvent rapporter aux quatre principaux mouvements qui servent à la composition, à savoir, aux mouvements qui se font par degrés conjoints, disjoints, semblables et contraires, éd. CNRS, t. 2, p. 216. Le mouvement conjoint est celui qui se fait entre deux parties, dont l’une tient ferme, pendant que l’autre se meut en haut ou en bas, soit par degrés conjoints, ou par intervalles. Mais quand les deux parties se meuvent, ce mouvement se peut appeler disjoint, d’autant que les parties se séparent l’une de l’autre. Mais les chanteurs ordinaires disent qu’un mouvement est conjoint quand les parties montent ou descendent par les intervalles qui se suivent immédiatement, et qu’il est disjoint quand on chante par intervalles séparés.

 

Bizarre, bizarrerie

 

Voir Alceste ou Arnolphe chez Molière. Dérèglement d’humeur d’une personne dont les sautes d’humeur confinent à la folie.

Voir Vanité 5 (Laf. 17, Sel. 51). Inconstance et Bizarrerie.

Laf. 519, Sel. 453. Cela me fait croire qu’il a des ressorts dans notre tête qui sont tellement disposés que qui touche l’un touche aussi le contraire. 

 

Hors de gamme

 

Hors de gamme s’entend, selon Furetière, au sens de qui est pris au dépourvu et ne sait plus où il en est, comme un musicien qui a perdu le ton. C’est l’exécutant qui est « hors de gamme ». Mais dans les relations civiles, mettre hors de gamme implique que ce sont les autres qui sont pris au dépourvu : on est mis hors de gamme quand on ne sait plus faire un accord sur un homme.

 

Signification du fragment

 

Dans L’art de persuader, Pascal explique que ce qui rend l’art d’agréer difficile, c’est d’une part la différence des individus, mais aussi qu’un même homme change d’un moment à l’autre ; c’est l’idée ici. Voir De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 7-11, p. 415-417.

« Mais pour les qualités des choses que nous devons persuader, elles sont bien diverses.

Les unes se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs et des vérités avouées. Celles là peuvent être infailliblement persuadées ; car, en montrant le rapport qu’elles ont avec les principes accordez, il y a une nécessité inévitable de convaincre.

Et il est impossible qu’elles ne soient pas reçues dans l’âme des qu’on a pu les enrôler à ces vérités qu’elle a déjà admises.

Il y en a qui ont une union étroite avec les objets de notre satisfaction ; et celles là sont encore reçues avec certitude, car aussi tôt qu’on fait apercevoir à l’âme qu’une chose peut la conduire à ce qu’elle aime souverainement, il est inévitable qu’elle ne s’y porte avec joie.

Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vérités avouées, et avec les désirs du cœur, sont si sures de leur effet, qu’il n’y a rien qui le soit davantage dans la nature.

Comme au contraire ce qui n’a de rapport ni à nos créances ni à nos plaisirs nous est importun, faux et absolument étranger.

8. En toutes ces rencontres il n’y a point à douter. Mais il y en a où les choses qu’on veut faire croire sont bien établies sur des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles là sont en grand péril de faire voir, par une expérience qui n’est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement : que cette âme impérieuse, qui se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et téméraire ce qu’une volonté corrompue désire, quelque résistance que l’esprit trop éclairé puisse y opposer.

C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté, et que la connaissance de l’une et le sentiment de l’autre font un combat dont le succès est bien incertain, puisqu’il faudrait pour en juger connaître tout ce qui se passe dans le plus intérieur de l’homme, que l’homme même ne connaît presque jamais.

9. Il paraît de là que, quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quel rapport elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne.

De sorte que l’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison !

10. Or, de ces deux méthodes, l’une de convaincre, l’autre d’agréer, je ne donnerai ici les règles que de la première ; et encore au cas qu’on ait accordé les principes et qu’on demeure ferme à les avouer : autrement je ne sais s’il y aurait un art pour accommoder les preuves à l’inconstance de nos caprices.

11. Mais la manière d’agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable ; et je m’y sens tellement disproportionné, que je crois la chose absolument impossible.

Ce n’est pas que je ne croie qu’il y ait des règles aussi sures pour plaire que pour démontrer, et que qui les saurait parfaitement connaître et pratiquer ne réussît aussi sûrement à se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes, qu’à démontrer les éléments de la géométrie à ceux qui ont assez d’imagination pour en comprendre les hypothèses.

Mais j’estime, et c’est peut être ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver. Au moins je sais que si quelqu’un en est capable, ce sont des personnes que je connais, et qu’aucun autre n’a sur cela de si claires et de si abondantes lumières.

La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent. »