Textes barrés situés sur les mêmes papiers que Misère n° 9 – Papiers originaux : RO 70-1 et 365 v°     

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère (non numéroté) p. 22 et 23 / C2 : p. 41 et 42

Éditions savantes : Faugère II, 125, III et II, 123, II / Michaut 194 / Brunschvicg 73 / Tourneur p. 182-1 / Le Guern 56 / Maeda III p. 186 / Lafuma 76 / Sellier 111

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Bibliographie

 

 

CROQUETTE, Pascal et Montaigne, p. 20 sq.

JUNGO Michel, Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie, Paris, D’Artrey, sd.

RODIS-LEWIS Geneviève, Épicure et son école, Paris, NRF, Gallimard, 1975.

 

 

Éclaircissements

 

Le manuscrit est caractéristique de la technique de travail de Pascal, qui consiste, au moment où il fixe les points successifs de son discours, à retenir des références de textes qui lui permettent d’illustrer son propos, tout en laissant un espace blanc pour transcrire éventuellement la citation, ou des compléments qu’il compte chercher. Le travail du plan de l’argumentation est distinct de celui qui consiste à étoffer le texte. Il est également possible que Pascal veuille éviter de transcrire immédiatement les citations qu’il compte emprunter à Montaigne, pour les travailler préalablement et en adapter les termes à sa propre argumentation. Le même procédé apparaît dans Ordre 2 (Laf. 2-3-4, Sel. 38), ainsi que dans les Écrits sur la grâce, Lettre sur la possibilité des commandements, L2, §17-20, OC III, éd. J. Mesnard, p. 652, ou L7, §3-8, OC III, éd. J. Mesnard, p. 708-710.

 

Mais peut-être que ce sujet passe la portée de la raison.

 

C’est sans doute ce qu’E. Martineau appelle une ligature, c’est-à-dire une phrase formant une transition. Mais en l’occurrence, rien n’indique de quel sujet il s’agit.

 

Examinons donc ses inventions sur les choses de sa force.

 

Les choses de sa force : le premier jet, de sa portée, indique clairement le sens. Strowski lit de son parti, ce qui n’est guère conciliable avec le contexte.

 

S’il y a quelque chose où son intérêt propre ait dû la faire appliquer de son plus sérieux, c’est à la recherche de son souverain bien. Voyons donc où ces âmes fortes et clairvoyantes l’ont placé et si elles en sont d’accord.

 

Le problème de la recherche du souverain bien est repris sous une autre forme dans la liasse qui porte ce titre. Dans le présent fragment, Pascal insiste sur le fait que les philosophes n’ont jamais su déterminer le véritable principe du bonheur de l’homme ; dans Souverain bien, il insistera non plus sur la diversité des souverains biens proposés par les diverses écoles philosophiques, mais sur le fait que, sous cette variété se cache une seule et unique recherche, qui ne peut être satisfaite que par la connaissance de Dieu.

 

L’un dit que le souverain bien est en la vertu, l’autre le met en la volupté,

 

En la volupté : ce sont les épicuriens. Sur la morale des épicuriens, voir Rodis-Lewis Geneviève, Épicure et son école, Paris, NRF, Gallimard, 1975.

 

l’autre à suivre la nature.

 

Sequi naturam. Voir Du Vair Guillaume, Philosophie morale des stoïques, éd. Michaux, p. 64 : « Pour définir proprement le bien, on peut dire que ce n’est autre chose sinon l’être et l’agir selon la nature ». Pascal penserait aux stoïciens.

 

l’autre en la vérité, Felix qui potuit rerum cognoscere causas,

 

Virgile, Géorgiques, II, 489-491. « Felix qui potuit rerum cognoscere causas ». Tr. : Heureux celui qui peut connaître les causes de la nature.

 

l’autre à l’ignorance tranquille,

 

Ignorance tranquille : Incuriosité, comme dit Montaigne. Lafuma, qui suit Tourneur, lit ignorance totale, mais cette lecture n’est pas recevable.

 

l’autre en l’indolence, d’autres à résister aux apparences,

 

Indolence : au sens de l’absence de souffrance, et non au sens moderne. C’est un idéal stoïcien. On emploie aussi, chez les stoïciens comme chez les mégariques et les sceptiques, le terme d’apathie, pour désigner le mépris du sage à l’égard de la douleur chez le sage, qui finit par ne pas même la percevoir (Lalande, Vocabulaire…, p. 66). Voir Montaigne, Essais, II, 12.

 

l’autre à n’admirer rien, Nihil mirari prope res una quae possit facere et servare beatum,

 

Horace, Épitres, I, 6, 1. « Ne s’émouvoir de rien, c’est […] le meilleur moyen, et même presque le seul de trouver et de conserver le bonheur » (tr. F. Richard).

Aristote dit que la magnanimité consiste à ne rien admirer.

 

et les braves pyrrhoniens en leur ataraxie, doute et suspension perpétuelle,

 

Quel est le sens de brave ? On connaît le sens d’élégant, mais il ne convient pas ici. Faut-il entendre fier-à-bras ? S’agit-il des « académistes écoliers » ?

Ataraxie : Pascal écrit atiraxie. La Copie C1 lit atyranie, C2 tyrannie, qui n’ont pas de sens. L’ataraxie désigne la tranquillité de l’âme qui résulte de la mesure dans le plaisir, de l’harmonie de la vie. Voir Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie, Paris, D’Artrey, sd., p. 50-51. Le mot échappe à tous les lexicographes du XVIIe siècle, à l’exception de Cotgrave, qui a dépouillé les Essais. Lalande André, Vocabulaire..., p. 88, indique que le mot vient de Démocrite. Il est employé dans le même sens par les Épicuriens, et par les Stoïciens au sens d’apathie. Pascal l’attribue aux pyrrhoniens, sans doute à partir de Montaigne ; voir Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 20 ; Montaigne, Essais, II, XII, éd. Rat, p. 558 sq., éd. Pléiade, p. 483 : « De façon que la profession des pyrrhoniens est de branler, douter, et enquérir, ne s’assurer de rien, de rien ne se répondre. […] Or cette assiette de leur jugement droite, et inflexible, recevant tous objets sans application et consentement, les achemine à leur ataraxie, qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion et science que nous pensons avoir des choses ». Voir p. 650, Pléiade, p. 562 sq., sur l’immobilité du jugement, mais non d’une façon affirmative. Charron l’emploie dans la Sagesse, II, 2.

 

et d’autres plus sages, qu’on ne le peut trouver, non pas même par souhait.

 

Comprendre : d’autres, qui sont plus sages, soutiennent qu’on ne peut pas le trouver, et qu’on ne peut même pas le souhaiter.

Par souhait : expression que l’on trouve chez Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo, Pléiade, p. 611.

 

Nous voilà bien payés !

 

D’après Furetière, on dit vous voilà payé à ceux qui ont fait banqueroute.

 

Si faut‑il voir si cette belle philosophie n’a rien acquis de certain par un travail si long et si tendu. Peut‑être qu’au moins l’âme se connaîtra soi‑même. Écoutons les régents du monde sur ce sujet.

 

Régent : qui régit, qui gouverne. Mais le mot se prend aussi au sens de professeur public des arts ou des sciences, qui tient une classe dans un collège. L’Université est composée des docteurs, professeurs et régents. On dit un régent de rhétorique, et des basses classes ; ceux de philosophie s’appellent plutôt professeurs (Furetière). Régenter signifie être régent, professeur dans un collège, y tenir une classe. Mais le mot signifie aussi faire le maître, vouloir tout commander partout où on est (Furetière). Pascal prend ici le mot en un sens ironique.

 

Qu’ont‑ils pensé de sa substance ?

395

Ont‑ils été plus heureux à la loger ?

395

 

Double question : où est l’âme dans le temps de la vie ? Mais aussi où se logent les âmes séparées des corps. On les retrouve à la référence aux Essais de Montaigne : voir Montaigne, Essais, II, XII, Apologie de Raymond Sebond, éd. 1652, p. 395, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 573. « Or voyons ce que l’humaine raison nous a appris de soi et de l’âme : non de l’âme en général, de laquelle quasi toute la philosophie rend les corps célestes et les premiers corps participants : ni de celle que Thalès attribuait aux choses mêmes, qu’on tient inanimées, convié par la considération de l’aimant : mais de celle qui nous appartient, que nous devons mieux connaître. » Suit une citation de Lucrèce, De natura rerum, I, v. 112-116 :

« Ignoratur enim quae sit natura animae

Nata sit, an contra nascentibus ininuetur,

Et simul intereat nobiscum morte dirempta,

An tenebras orci visat, vastaque lacunas,

An pecudes alias divinitus insinuet se ».

Tr. : On ignore en effet quelle est la nature de l’âme, si elle est innée, ou au contraire si elle s’introduit en nous à la naissance, si elle meut en même temps que nous, arrachée par la mort, ou si elle contemple les ténèbres d’Orcus et les vastes abîmes, ou encore si, par l’effet d’une volonté divine, elle s’introduit en d’autres animaux.

 

Qu’ont‑ils trouvé de son origine, de sa durée et de son départ ?

399

 

Ces questions sont contenues dans le passage de Montaigne cité plus haut. Mais à la p. 399 de l’édition de 1652, éd. Balsamo, p. 578 sq., Montaigne précise le problème : Montaigne, « pour revenir à notre âme » à partir des doctrines de Platon, évoque différentes doctrines sur la nature, l’origine et le siège de l’âme (y compris de l’âme universelle) ; il aborde la question de savoir où vont les âmes. Platon traite de l’origine de l’âme dans le Phédon.

 

Est‑ce donc que l’âme est encore un sujet trop noble pour ses faibles lumières ? Abaissons‑la donc à la matière. Voyons si elle sait de quoi est fait le propre corps qu’elle anime, et les autres qu’elle contemple et qu’elle remue à son gré.

Qu’en ont‑ils connu, ces grands dogmatistes qui n’ignorent rien ?

393

 

La référence renvoie à une citation de saint Augustin : voir La cité de Dieu, XXI, X : « Modus quo corporibus adhaerens spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest : et hoc ipse homo est ». Tr. : la manière par laquelle l’esprit tient aux corps est tout à fait admirable, et ne peut être comprise par l’homme ; et pourtant c’est l’homme même.

Noble : trop élevé. Idée de hiérarchie des sujets dans l’ordre de la nature, et par suite dans l’ordre de la science : l’âme est supposée plus digne et élevée que le corps, donc plus difficile à connaître. Le mot s’oppose implicitement à abaisser.

La est une addition. Le mot pose un problème de référent. Le qu’elle anime de la phrase suivante indique que c’est l’âme.

 

Harum sententiarum.

 

Cicéron, Tusculanes, I, 11, « Harum sententiarum quae vera sit, deus aliquis viderit » ; « de toutes ces opinions laquelle est la vraie, il faudrait un dieu pour le voir ».

Essais, II, 12, mais Pascal aurait dû faire le rapprochement avec la p. 396, où se trouve la citation, et non avec 393 (éd. Balsamo, Pléiade, p. 574).

 

Cela suffirait sans doute si la raison était raisonnable. Elle l’est bien assez pour avouer qu’elle n’a pu encore trouver rien de ferme, mais elle ne désespère pas encore d’y arriver. Au contraire elle est aussi ardente que jamais dans cette recherche et s’assure d’avoir en soi les forces nécessaires pour cette conquête.

 

Cela suffirait : j’en aurais assez dit si...

S’assure d’avoir en soi les forces nécessaires pour cette conquête : termes qu’on retrouve dans les écrits sur la grâce à propos du pouvoir de l’homme. L’homme n’a pas toujours le pouvoir d’accomplir les commandements, mais il peut se rendre compte de son incapacité ; la prière est le vrai moyen d’y parvenir. Les molinistes entretiennent l’illusion que, par l’effort de la seule volonté, on peut parvenir à accomplir ces commandements. Les deux problématiques sont proches l’une de l’autre dans leur aspect formel.

 

Il faut donc l’achever, et après avoir examiné ses puissances dans leurs effets, reconnaissons‑les en elles‑mêmes. Voyons si elle a quelques forces et quelques prises capables de saisir la vérité.

 

Le raisonnement est le suivant : on a vu ce que les facultés ont fait, il faut à présent les regarder en elles-mêmes. Cette indication constitue une autre ligature, au sens de E. Martineau : Pascal note brièvement ce qui doit suivre, et qui figure ailleurs dans ses papiers, ou doit faire l’objet d’une rédaction ultérieure.