Fragment Preuves de Moïse n° 3 / 7 – Papier original : RO 491-1 et 491-1 v°
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Preuves de Moïse n° 330 p. 153-153 v° / C2 : p. 184
Éditions de Port-Royal : Chap. XI - Moïse : 1669 et janvier 1670 p. 90-91 / 1678 n° 2 p. 90-91
Éditions savantes : Faugère II, 192, XII et I, 230, CLXXII / Havet XV.16 / Brunschvicg 624 et 204 bis / Tourneur p. 275-1 / Le Guern 275 / Lafuma 292 et 293 / Sellier 324
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Bibliographie ✍
BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002. BERNIER Jean, La critique du Pentateuque de Hobbes à Calmet, Paris, Champion, 2010. JOUSSE, Le style oral, p. 265 sq. Fidélité de la transmission orale. DAVIDSON Hugh, The origins of certainty, University of Chicago Press, 1979, p. 16 sq. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970. JOUSSE Marcel, Le style oral, Fondation M. Jousse, Paris, 1981. LHERMET Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931. PASCAL, Pensées, éd. Havet, I, Paris, Delagrave, 1866. PERATONER Alberto, Blaise Pascal. Ragione, rivelazione e fondazione dell’etica. Il percorso dell’Apologie, I, Venise, Cafoscarina, 2002. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012. |
✧ Éclaircissements
Preu[ves] de Moïse.
Pourquoi Moïse va-t-il faire la vie des hommes si longue et si peu de générations ?
L’édition de Port-Royal indique à juste titre qu’il s’agit des premiers hommes, et non de tous les hommes.
Sur la longueur de la vie des patriarches, voir Preuves de Moïse 1 (Laf. 290, Sel. 322).
Bernier Jean, La critique du Pentateuque de Hobbes à Calmet, p. 229.
L’essentiel de la formule n’est pas où on le croit : c’est la longueur de la vie des patriarches qui frappe le lecteur. Mais ce qui est important aux yeux de Pascal, c’est qu’il y ait peu de générations, car c’est l’essentiel pour assurer la certitude de la transmission.
Cette expression semble indiquer que Pascal admet que Moïse accorde de nombreuses années aux patriarches par un artifice littéraire ; cela signifierait que le récit de la Genèse n’est pas strictement conforme à la réalité, qu’il comporte une part d’accommodation ; de là à conclure que Pascal admet qu’une partie de la Genèse est mythologique, il n’y a qu’un pas.
La question est importante, car le nombre n’est pas des choses que l’on peut prendre figurativement, sauf révélation particulière, évidemment.
Pensées, éd. Havet, I, 1866, p. 217. Pascal, qui admet que Moïse est bien l’auteur du Pentateuque, argumente comme suit : dans la généalogie des patriarches, depuis Adam jusqu’à Jacob, on trouve vingt-deux générations en 2 315 ans ; si on prend la vie entière de chaque patriarche, cinq vies au bout l’une de l’autre remplissent toute cette durée. La pensée de Pascal est que les hommes à qui Moïse disait qu’il n’y avait que cinq vies d’hommes entre la création et eux, étaient parfaitement à même de vérifier, chacun par les traditions de sa famille, s’il disait vrai ou non. S’il avait voulu mentir, il aurait dit : voici ce qui s’est passé il y a 2 400 ans, et non pas : voici ce qui s’est passé il y a cinq vies d’hommes. NB : ce commentaire paraît marqué par l’édition de Port-Royal.
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 201. Moïse apparaît quasi contemporain des événements qu’il relate, en raison de la longévité des premiers hommes. Cette thèse est aujourd’hui périmée.
Car ce n’est pas la longueur des années mais la multitude des générations qui rendent les choses obscures.
Car la vérité ne s’altère que par le changement des hommes.
Sur la tradition héréditaire, voir Preuves de Moïse 1 (Laf. 290, Sel. 322) et Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327).
Le fragment Preuves de Moïse 3 ajoute une idée qui n’est pas expressément formulée dans le fragment Preuves de Moïse 1 : La perte d’information ne dépend pas du temps, mais de la transmission des connaissances d’une personne à d’autres. La proposition de Pascal est paradoxale en apparence. On pense ordinairement que les souvenirs se détériorent avec l’âge. Pascal pense au contraire que la longueur de la vie des patriarches en facilitait la transmission d’un membre à l’autre de la tradition héréditaire.
La fidélité de la tradition orale est une réalité qui a été confirmée au XXe siècle par Jousse Marcel, Le style oral, p. 265 sq. « Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que la transmission orale dût altérer l’enseignement à la longue ; étant donné l’intérêt que présentait se conservation intégrale, il y a au contraire toute raison de penser que les précautions nécessaires étaient prises pour qu’il se maintînt toujours identique, non seulement dans le fond, mais même dans la forme ; et on peut constater que ce maintien est parfaitement réalisable par ce qui a lieu aujourd’hui encore chez tous les peuples orientaux, pour lesquels la fixation par l’écriture n’a jamais entraîné la suppression de la tradition orale ni été considérée comme capable d’y suppléer entièrement. ». Sur le fait que, « pour Israël, connaître, c’est savoir par cœur », voir p. 268 sq. La récitation freine les modifications linguistiques, plutôt qu’elle ne les engendre : p. 271.
La Préface de la Genèse dans la Bible de Port-Royal met pour ainsi dire en scène la manière dont la transmission héréditaire s’est effectuée, en insistant sur le fait que la transmission des récits ancestraux repose sur une information de première main, complète et assurée :
« On a vu jusqu’à cette heure par des preuves divines et incontestables, l’autorité que doit avoir ce livre de la Genèse : Et on n’aura pas de peine à croire que l’Esprit de Dieu ait révélé à Moïse tout ce qui s’était passé avant lui, puisqu’il lui a même découvert les choses futures.
Mais il est remarquable que la vérité de cette histoire peut être encore très bien établie, sans avoir recours à la révélation. Car il est certain que Moïse a pu dire à ceux de son temps, en parlant de ses livres : J’ai résolu d’écrire ce qui s’est passé depuis la création du monde jusqu’à ce temps ; et on ne peut pas en être mieux informé que je le suis. Car Amram mon père m’a dit souvent : Mon fils, je vous dirai toute l’histoire du monde jusqu’à nous, qui est celle de notre famille, selon que je l’ai apprise de Levi mon aïeul, qui savait tout ce qu’il m’en disait d’Isaac son aïeul, avec lequel il avait vécu trente-trois ans. Et pour ce qui est d’Isaac, il avait appris tout ce qu’il en disait à Levi, de Sem, avec lequel il avait vécu cinquante ans.
Or rien ne pouvait être plus assuré que ce que Sem avait appris à Isaac, auquel il a pu dire : Vous pouvez bien me croire quand je vous parle du déluge, puisque je vous dis alors ce que j’ai vu de mes propres yeux. Et vous devez me croire aussi quand je vous parle de la création du monde, et de tout ce qui est arrivé à Adam, puisque j’ai vécu près de cent ans avec Mathusalem mon bisaïeul, qui avait appris toutes ces choses d’Adam même, avec lequel il a vécu plus de deux cens soixante ans.
Ainsi dans cet ordre, non de la génération, mais d’une tradition héréditaire et domestique des Patriarches, entre Isaac et Adam, il n’y a que deux personnes, Mathusalem et Sem. Et entre Isaac et le père de Moïse, il n’y en a qu’une seule qui est Levi. De sorte qu’à parler même humainement, et sans avoir recours aux preuves surnaturelles, jamais histoire n’a mérité de trouver une si grande créance dans l’esprit des hommes, que celle de la Genèse. »
L’abbé Fleury insistera dans son livre Les mœurs des Israélites, éd. de 1777, Bruxelles, p. 6, sur le fait que la continuité de la familiarité des hommes : « La longue vie des Pères leur donnait moyen de bien élever leurs enfants, et de les rendre de bonheur solides et sérieux. Abraham avait vécu plus d’un siècle avec Sem, et pouvait avoir appris de lui l’état du monde avant le déluge. Il ne quitta point son père Thété, et avais au moins soixante-dix ans quand il le perdit. Isaac en avait soixante et quinze quand Abraham mourut, et ne le quitta point non plus que nous sachions. Il en est de même à proportion des autres patriarches. Vivant si longtemps avec leurs pères, ils profitaient de leurs expériences et de leurs inventions, ils suivaient leurs desseins, et s’affermissaient dans leurs maximes : ils devenaient constants et égaux dans leur conduite. Car il n’était pas facile de changer ce qui avait été bien établi par des hommes qui vivaient encore ; et les vieillards conservaient l’autorité, non seulement sur les jeunes gens, mais encore sur les vieillards moins âgés.
La mémoire des choses passées se pouvait aisément conserver par le seule tradition des vieillards, qui aiment naturellement à raconter, et qui en avaient tant de loisir. Ainsi, ils n’avaient pas grand besoin d’écrire ; et il est vrai que nous ne voyons aucune mention d’écriture avant Moïse ». Fleury remarque cependant que des monuments, et les noms mêmes des patriarches, étaient « comme une histoire abrégée » (p. 8).
La longueur de la vie des patriarches sert à garantir l’excellence de la tradition orale, qui fait de Moïse un historien unique et contemporain ; voir Bernier Jean, La critique du Pentateuque de Hobbes à Calmet, p. 228.
La vérité ne s’altère que par le changement des hommes : entendre que c’est le fait que, dans la tradition, la vérité est transmise d’un homme à un autre qui en altère la connaissance. Faut-il chercher une expérience personnelle à la racine de cette maxime ? Les exemples ne manquent pas dans l’histoire des sciences, ne serait-ce que les malentendus causés par le P. Mersenne entre Torricelli et Roberval sur la cycloïde, que Pascal a bien connus. Mais il est sans doute plus pertinent de remarquer la liaison de cette remarque avec l’art de persuader : c’est le contact direct entre les esprits, sans le recours à des intermédiaires, qui engendre la bonne transmission de la vérité.
Et cependant il met deux choses les plus mémorables qui se soient jamais imaginées, savoir la création et le déluge si proches qu’on y touche.
La doctrine de la tradition héréditaire permet à Pascal de réduire à quelques générations l’écart entre l’époque de la création et du déluge et le temps où Moïse a composé le Pentateuque.
Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 418 sq. Première « proximité » de la tradition héréditaire : les témoins ont vu et transmis directement.
Sur la date de la Création et sur le Déluge, voir Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327).
Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 420 sq., oppose une critique sévère aux « considérations métaphysiques et morales que Pascal dégage de la longévité des patriarches ». Comme la longévité des patriarches est un fait des plus discutables, comme les données relatives aux patriarches antédiluviens sont invérifiables et que celles qui touchent les postdiluviens « les données de l’histoire profane sont en contradiction formelle avec les renseignements bibliques », Lhermet conclut que l’édifice de Preuves de Moïse s’effondre en totalité.
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Si on doit donner huit jours on doit donner toute la vie.
Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 423 et p. 424, une réflexion sur le retour de la même idée dans les liasses Commencement, Prophéties et Preuves de Moïse.
Cette réflexion fait écho à la liasse Commencement. Voir Peratoner Alberto, Blaise Pascal. Ragione, rivelazione e fondazione dell’etica. Il percorso dell’Apologie, I, p. 699. Rapprochement de cette maxime avec la liasse Commencement.
Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 353 sq. Le raccourcissement et l’anéantissement du temps à l’égard de l’éternité chez Pascal. La supposition dans laquelle vit le chrétien, selon le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187), est que l’on ne sera pas longtemps au monde, et qu’il est incertain si on y sera une heure : p. 355. Huit jours et cent ans sont une même chose : p. 354. Le cachot : p. 354-355. Pascal ajoute une dimension tragique à ce thème, par rapport à ce qu’en fait saint Augustin : p. 355.
Cette maxime explique pourquoi, dans le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187), Pascal a supprimé les « suppositions » selon lesquelles le fait que l’on puisse vivre longtemps devait inspirer un certain mode de vie : à partir du moment où huit jours et cent ans sont équivalents, ces suppositions n’avaient plus lieu d’être.
Commencement 9 (Laf. 159, Sel. 191). Si on doit donner huit jours de la vie, on doit donner cent ans.
Prophéties 5 (Laf. 326, Sel. 358). Quiconque n’ayant plus que huit jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire que tout cela n’est pas un coup du hasard. Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont une même chose.
Dossier de travail (Laf. 386, Sel. 5). Afin que la passion ne nuise point faisons comme s’il n’y avait que huit jours de vie.