Fragment Morale chrétienne n° 15 / 25 – Papier original : RO 412-4
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 364 p. 179 / C2 : p. 212
Éditions savantes : Faugère I, 207, LXXXIX / Havet XXV.67 / Brunschvicg 496 / Tourneur p. 292-4 / Le Guern 346 / Lafuma 365 / Sellier 397
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Bibliographie ✍
ARNAULD Antoine, Réponse à la lettre d’une personne de condition, § XX, Paris, 20 mars 1654, p. 61 sq. ARNAULD Antoine, Seconde lettre à un duc et pair, Paris, 1655, p. 2-3. BLUCHE François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, articles Dévots et Partis dévots, Paris, Fayard, 1990, p. 472-473. CABOURDIN Guy et VIARD Georges, Lexique historique de la France d’ancien régime, article Dévots, Paris, Colin, 1978, p. 103. CHATELLIER Louis, “Les jésuites et la naissance d’un type : le dévot”, in DEMERSON G. et G., DOMPNIER B., et CHATELLIER Louis, L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987. DESCOTES Dominique, “La conclusion du projet d’Apologie de Pascal”, Op. cit., 2, Publications de l’Université de Pau, novembre 1993, p. 47-53. FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 243. REGOND A. (dir .), Les Jésuites parmi les hommes aux XVIe et XVIIe siècles, Clermont-Ferrand, Faculté des Lettres, 1987, p. 257-264. THIROUIN Laurent, “Pascal et la superstition”, in LOPEZ Denis, MAZOUER Charles et SUIRE Éric, La religion des élites au XVIIe siècle, Biblio 17, 175, Tübingen, Gunter Narr verlag, 2008, p. 237-256. |
✧ Éclaircissements
L’expérience
Quelle expérience ? L’idée est celle de l’usage, comme dit Montaigne, c’est-à-dire ce que chacun sait par la vie de tous les jours. En fait, l’expérience est celle de la controverse des Provinciales. Pascal connaît le monde des dévots qui n’ont aucune bonté.
On trouve chez d’autres auteurs que Pascal connaît des formules analogues.
Montaigne, Essais, III, 12, De la physionomie, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 1107. « L’usage nous fait voir une distinction énorme entre la dévotion et la conscience. »
Domat Jean, Maximes, 49, in Les moralistes du XVIIe siècle, éd. J. Lafond, p. 613. « Aujourd’hui la dévotion et la vertu sont choses fort différentes ».
nous fait voir une différence énorme
Énorme : prodigieux, excessif, qui excède toute norme. Il n’y a pas là un excès de langage. Le mot marque une disproportion : il signifie que la dévotion et la bonté ne sont pas de même ordre ; entre les deux, il n’y a pas une différence de degré, mais une différence de genre.
entre la dévotion
Voir sur les dévots et le parti dévot le dossier thématique qui leur est consacré et les études suivantes :
Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, articles Dévots et Partis dévots, p. 472-473. L’article Dévots insiste sur les formes de spiritualité et d’action charitable des dévots, qui, dans la rénovation catholique, se soumettent à des exigences qui sont censées les mener à la sainteté sans les retrancher du monde. Il faut entendre par dévotions les formes individuelles de piété par lesquelles chaque fidèle exprime sa relation personnelle avec Dieu, l’ensemble des pratiques religieuses exigées par l’Église de tous les catholiques, et les formes collectives de piété qui se manifestent en dehors des célébrations liturgiques. L’article Partis dévots insiste d’autre part sur l’engagement politique qui se greffe sur ce mouvement de piété.
Cabourdin Guy et Viard Georges, Lexique historique de la France d’ancien régime, article Dévots, p. 103. En son acception politique, le terme dévot désigne, dans la première moitié du XVIIe siècle, les partisans d’une politique catholique à l’intérieur (contre le protestantisme) et à l’extérieur (alliance avec l’Espagne). Les dévots sont plus ou moins les héritiers des ligueurs de la fin du siècle précédent. La Compagnie du Saint-Sacrement, organisation pieuse, charitable et moralisatrice, est aussi un groupe de pression efficace. Elle influence les magistrats, les échevins pour « faire garder la police chrétienne contre les hérétiques, réprimer tous les vices autant qu’il se peut ».
Chatellier Louis, “Les jésuites et la naissance d’un type : le dévot”, p. 257-264. Un nouveau modèle de chrétien apparaît vers 1 600 : même laïc, même de condition modeste, il en vient à mener une vie presque consacrée.
Comme le remarque Gérard Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique, p. 29 sq., les jansénistes sont hostiles à ce qu’ils appellent la dévotion : p. 31. Le terme dévot a chez eux une acception fréquemment péjorative. La dévotion, c’est la piété dépourvue du discernement : p. 32. Les dévots tiennent de leurs aïeux ligueurs quatre caractéristiques : la soumission aux desseins de Rome, l’hispanophilie et la recherche de l’alliance impériale, un loyalisme seulement conditionnel envers la monarchie française et le désir d’absorber l’ordre politique dans la sphère religieuse : p. 32.
Ces indications permettent de rapprocher la dévotion, ainsi définie, de la superstition que Pascal dénonce comme excès de soumission, notamment à l’égard de Rome.
Descotes Dominique, “La conclusion du projet d’Apologie de Pascal”, p. 47-53. Voir p. 50. La première indication de Conclusion est une mise en garde contre la dévotion. C’est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités (Morale chrétienne 14 - Laf. 364, Sel. 396).
Thirouin Laurent, “Pascal et la superstition”, p. 237-256. ✍
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 243. La dévotion est esclave des rites. La dévotion est dans la religion chrétienne une forme de l’esprit judaïque, exclusivement attaché aux cérémonies.
Il y a diverses sortes de dévots : voir Arnauld Antoine, Réponse à la lettre d’une personne de condition, § XX, p. 61 sq. Il y a deux sortes de catholiques qui combattent la vérité : ceux qui le font par un simple défaut de lumière et de connaissance ; et ceux qui le font par intérêt et passion. Il y a différentes conduites à tenir envers eux : il faut user de douceur avec les ignorants, et traiter les catholiques violents et passionnés plus fortement que le commun des hérétiques : § XXII, p. 67 sq.
Mais le dévot manque aussi d’intelligence (au sens de compréhension). Le fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124) indique que, selon Pascal, les dévots ont plus de zèle que de science.
Les dévots sont des chrétiens qui suivent le modèle douteux du militant. Ils deviennent facilement factieux.
Arnauld Antoine, Seconde lettre à un duc et pair, p. 2-3. Conduite des dévots peu éclairés : ils en ignorent l’injustice parce que Dieu ne les éclaire pas. Ils croient faire pour l’Église ce qu’ils font par une témérité remuante ; Arbitrantur se pro Ecclesiâ facere quidquid inquietâ temeritate faciunt : p. 3. Arnauld souligne aussi la violence de leur procédé : les dévots veulent, par présomption, faire de la religion catholique un nom de faction et de parti : p. 5. Il arrive que des catholiques, embrasés d’un zèle mêlé d’ignorance, persécutent comme des hérétiques ceux qui ne sont coupables d’aucune hérésie. Exemple des moines d’Hadrumète et de saint Augustin : p. 21-22. Ils font du mot catholique, qui répond à une communion, un nom de faction et de schisme : p. 65.
Sur le fond, ce fragment n’est pas éloigné du fragment qui ouvre la liasse suivante, Conclusion 1 (Laf. 377, Sel. 409). Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer. Le dévot connaît Dieu, mais il est loin de l’aimer comme il le doit.
et la bonté.
Bonté : en morale chrétienne, se dit de la vertu et particulièrement de la charité, de la douceur, des mœurs, de l’inclination à assister son prochain, de la patience à souffrir les afflictions, les injures (Furetière).
Cette définition permet de relier ce fragment à la réalité concrète que Pascal a pu connaître durant la querelle des Provinciales : les jésuites sont incontestablement dévots, mais ce n’est pas toujours la bonté qui les caractérise. Ils sont calomniateurs (Provinciale XV), ambitieux, tyranniques. La onzième Provinciale montre que, dans leurs relations avec leurs adversaires, ils vont jusqu’à souhaiter leur damnation ; voir XI, § 30 : « Mais on dira peut-être, que vous ne péchez pas au moins contre la dernière règle qui oblige d’avoir le désir du salut de ceux qu’on décrie, et qu’on ne saurait vous en accuser sans violer le secret de votre cœur, qui n’est connu que de Dieu seul. C’est une chose étrange, mes Pères, qu’on ait néanmoins de quoi vous en convaincre : que votre haine contre vos adversaires ayant été jusqu’à souhaiter leur perte éternelle, votre aveuglement ait été jusqu’à découvrir un souhait si abominable : que bien loin de former en secret des désirs de leur salut, vous ayez fait en public des vœux pour leur damnation ; et qu’après avoir produit ce malheureux souhait dans la ville de Caen avec le scandale de toute l’Église, vous ayez osé depuis soutenir encore à Paris, dans vos livres imprimés une action si diabolique. Il ne se peut rien ajouter à ces excès contre la piété. Railler et parler indignement des choses les plus sacrées : calomnier les Vierges et les Prêtres faussement et scandaleusement ; et enfin former des désirs, et des vœux pour leur damnation. Je ne sais, mes Pères, si vous n’êtes point confus, et comment vous avez pu avoir la pensée de m’accuser d’avoir manqué de charité, moi qui n’ai parlé qu’avec tant de vérité et de retenue, sans faire de réflexion sur les horribles violements de la charité, que vous faites vous-mêmes par de si déplorables excès. » Sur le vœu de Caen (juin 1653), voir Provinciales, éd. Cognet, p. 211-212. Ce vœu a été fait par les élèves des jésuites de Caen en juin 1653, dans une pièce de vers latins adressés à la Vierge. Le texte est cité pour la première fois dans les Enluminures, 2e édition du 8 février 1654, mais il n’est pas dans la première du 15 janvier. Voir le fragment RO 385 r° / v° (Laf. 957, Sel. 792).