Fragment Morale chrétienne n° 2 / 25 – Papier original : RO 393-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 361 p. 177 / C2 : p. 209
Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janvier 1670 p. 43 / 1678 n° 17 et 18 p. 46
Éditions savantes : Faugère II, 145, XI / Havet XII.14 / Brunschvicg 526 / Tourneur p. 290-2 / Le Guern 333 / Lafuma 352 / Sellier 384
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Bibliographie ✍
DE NADAÏ Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008. Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005. ICARD Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, Champion, 2010. MOREL Jacques, “Le péché de désespérance...”, in Aimables mensonges, Essais sur le théâtre français du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1991, p. 145-153. SAINT-CYRAN, Lettres, éd. Donetzkoff, I, lettre à un gentilhomme du 8 septembre 1638. SELLIER Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 485-510. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007. |
✧ Éclaircissements
Icard Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, p. 420. Les deux premières phrases du fragment sont la reprise d’un passage du sermon 37 de saint Bernard, sur le Cantique des cantiques : « Comme la connaissance de nous-mêmes produit en nous [la crainte] de Dieu, et la connaissance de Dieu l’amour de lui-même ; au contraire l’ignorance de nous-mêmes produit l’orgueil, et l’ignorance de Dieu le désespoir ».
La misère persuade le désespoir.
Voir le dossier thématique sur le désespoir.
Boulenger A., La doctrine catholique, § 290. Le désespoir est la perte totale de l’espérance. Il y a désespoir lorsque l’on regarde le salut comme impossible, soit parce qu’on se défie trop de ses forces, soit parce qu’on se juge trop coupable et qu’on ne compte plus sur la miséricorde divine pour obtenir le pardon de ses péchés ; c’est la faute de Caïn et de Judas. Il ne faut pas confondre le désespoir avec l’abattement passager et avec la crainte excessive des peines de l’enfer. Le désespoir s’oppose à la présomption. Voir la note de Corneille, Œuvres complètes, II, éd. Couton, Pléiade, p. 1490. Désespoir en langue classique implique toujours l’idée de suicide. Le mot suicide, le verbe se suicider n’existent pas encore dans la langue ; ils sont proscrits du fait que le suicide est l’un des péchés les plus graves, étant un péché contre la vertu cardinale de l’espérance. Se désespérer, c’est se tuer.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 67 sq. Sur ce fragment.
La définition du désespoir est donnée dans Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225) : La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons, et Dieu et notre misère. Voir Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240) : S’ils reconnaissent l’infirmité de la nature, ils en ignorent la dignité, de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité, mais c’était en se précipitant dans le désespoir.
Le désespoir apparaît dans le discours de l’incrédule de Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et, de tout cela, je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin [...] je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future.
Le christianisme est la seule doctrine qui ait compris la signification et l’origine de ce désespoir.
Morale chrétienne 4 (Laf. 354, Sel. 386). Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil.
Voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). La religion chrétienne, qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine. Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux vérités : et qu’il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connaître l’un et l’autre de ces points ; et il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir. Une seule de ces connaissances fait, ou la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées, qui connaissent leur misère sans Rédempteur.
La religion chrétienne est aussi le remède au désespoir et à son contraire l’orgueil tout à la fois.
Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240). La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l’un par l’autre par la sagesse de la terre, mais en chassant l’un et l’autre par la simplicité de l’Évangile.
Pascal tire l’idée de saint Augustin. Voir le Sermon 142 : « Erigunt nos divinae Lectiones, ne desperatione frangamur ; et rursus terrent, ne superbia ventilemur. Tenere autem viam mediam, veram, rectam, tamquam inter sinistram desperationis et dexteram praesumptionis, difficillimum esset nobis, nisi Christus diceret : Ego sum via. Ego sum, inquit, via veritas et vita. » Voir la note de l’éd. Sellier, Garnier, p. 244 : « La lecture des Écritures divines nous élève et nous évite d’être brisés par le désespoir ; à l’inverse elle nous remplit de crainte, pour que nous ne nous dissipions pas dans les nuées de l’orgueil. Mais nous établit sur la route du milieu qui est vraie et droite, pour ainsi dire entre le désespoir à gauche et la présomption à droite, cela nous serait extrêmement difficile, si le Christ ne nous disait : C’est moi qui suis la Voie, la Vérité et le Vie ».
L’orgueil persuade la présomption.
La présomption est une surestimation de la puissance de l’homme qui présume trop de ses forces. C’est le vice symétrique du désespoir. Voir le dossier thématique sur l’Orgueil.
Présomption : orgueil, trop bonne opinion qu’on a de soi-même, qui fait traiter les autres avec mépris (Furetière). Pascal distingue cependant l’orgueil, concupiscence foncière de l’homme (libido dominandi), de la présomption qui est une excessive confiance en soi, mais qui n’est qu’un effet de l’orgueil.
Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 159 sq. La présomption est un concept anti-stoïcien, tiré de Montaigne, à qui Pascal l’emprunte pour ruiner la prétention de la seconde nature à revendiquer sa grandeur et sa perfection. Cette notion sert à disqualifier Epictète dans L’entretien avec M. de Sacy : p. 160-161. Dans les Pensées, la critique de la présomption est reprise dans la liasse Philosophes : p. 161. Les stoïciens sont des philosophes de l’amour propre : p. 163. Cette liasse affirme l’échec d’une philosophie de la grandeur, confiante dans les capacités de la volonté humaine, qui ne peut que se pervertir en philosophie de l’orgueil. L’échec du stoïcisme est triple : il méconnaît la faiblesse de l’homme, il manque son objet qui est l’amour de Dieu, et il se révèle incapable de servir de remède au divertissement.
La source de la présomption en l’homme remonte au péché originel :
A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Mais [l’homme, en Adam] n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.
L’Incarnation montre à l’homme la grandeur de sa misère par la grandeur du remède qu’il a fallu.
À la réflexion de moraliste s’ajoute une pensée plus proprement chrétienne, qui révèle une profondeur de la misère en l’homme que l’anthropologie seule ne pouvait révéler. La grandeur du remède que le péché a rendu nécessaire se mesure au caractère extraordinaire et quasi incompréhensible de l’Incarnation, et à l’abaissement subi par le Christ dans la crucifixion. L’Incarnation par laquelle Dieu s’est fait chair en Jésus-Christ était destinée à racheter le péché originel, source de la misère de l’homme. Or l’Incarnation a été pour le Christ un véritable anéantissement par rapport à se grandeur divine, qui porte le nom de kénose. La grandeur du remède étant proportionnée à la gravité de la maladie, l’Incarnation donne la mesure de la grandeur de cette misère, qui est infinie.
Sellier Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 493 sq. Pascal se représente l’incarnation d’une manière « catastrophique ». Il voit dans l’existence de Jésus avant Pâques un avilissement de la divinité, une humiliation, un anéantissement. Le Christ ne s’est incarné que pour souffrir, à cause du péché des hommes. Pascal évoque continuellement la « bassesse » de « Dieu humilié » : p. 278. Voir Fondement 18 (Laf. 241, Sel. 273) : Un Dieu humilié et jusqu’à la mort de la croix.
De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, p. 40 sq. L’Incarnation comme anéantissement de la condition divine dans la condition humaine en Jésus, et exinanition de la personne divine du Verbe en la nature créée : p. 41.
Orcibal Jean, La Spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de piété inédits, Paris, Vrin, 1962, p. 313. La grandeur du péché vient de la grandeur de Dieu. Sa gravité est due à la facilité avec laquelle l’homme aurait pu éviter le péché : p. 326.
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. LXXIII, art. 2, t. III, p. 508, Utrum omnia peccata sint paria. Gravitas peccandi principaliter est ex objecto, sed magis ex fine : Ia IIae, Q. LXXIII, art. 3, t. III, p. 510. Utrum gravitas peccatorum differat secundum dignitatem virtutum quibus opponuntur : Ia IIae, Q. LXXIII, art. 4, t. III, p. 512. Utrum gravitas peccatorum attendatur secundum causam peccati : Ia IIae, Q. LXXIII, art. 6, t. III, p. 516. Utrum peccatum aggravetur secundum conditionem personae in quam peccatur : Ia IIae, Q. LXXIII, art. 9, t. III, p. 524.