Fragment Fausseté des autres religions n° 6 / 18  – Papier original : RO 373 r/v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Fausseté n° 266 p. 105 v°-107 / C2 : p. 131 à 133

Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janv. 1670

p. 41-43 et 44-45 / 1678 n° 14 p. 43-45 et n° 23 p. 47-48

Éditions savantes : Faugère II, 136, XXII / Havet XII.11 / Brunschvicg 435 / Tourneur p. 203 / Le Guern 194 / Lafuma 208 / Sellier 240

 

Avertissement : nous conservons les textes barrés verticalement par Pascal. Ces textes sont signalés ci-dessous sur un fond bleuté plus foncé.

 

Nous pouvons marcher sûrement à la clarté de ces célestes lumières. Et après avoir...

Sans ces divines connaissances qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente ?

[Dans cette impuissance] de voir la vérité entière ou s’ils connaissaient la dignité de notre condition, ils en ignoraient la corruption ; ou s’ils en connaissaient l’infirmité, ils en ignoraient l’excellence ; et suivant l’une ou l’autre de ces routes qui leur faisait voir la nature ou comme incorrompue, ou comme irréparable, ils se perdaient ou dans la superbe ou dans le désespoir.

Car ne voyant pas la vérité entière ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu, les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’il[s] ne peu[ven]t sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignorent la corruption de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s’ils reconnaissent l’infirmité de la nature ils en ignorent la dignité de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité mais c’était en se précipitant dans le désespoir.

De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens, etc.

La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l’un par l’autre par la sagesse de la terre, mais en chassant l’un et l’autre par la simplicité de l’Évangile. Car elle apprend aux justes qu’elle élève jusqu’à la participation de la divinité même qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute la vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché, et elle crie aux plus impies qu’ils sont capables de la grâce de leur rédempteur. Ainsi donnant à trembler [à] ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché. Qu’elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire mais sans désespérer et qu’elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler, et que faisant bien voir par là qu’étant seule exempte d’erreur et de vice il n’appartient qu’à elle et d’instruire et de corriger les hommes.

Qui peut donc refuser à ces célestes lumières de les croire et de les adorer ? Car n’est‑il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous‑mêmes des caractères ineffaçables d’excellence et n’est‑il pas aussi véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable condition ?

Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse sinon la vérité de ces deux états avec une voix si puissante [qu’]il est impossible de résister ?

 

 

Pascal apporte la réponse à la question qui a connu la nature de l’homme, hors la religion chrétienne ? Il répond en expliquant tout d’abord l’insuffisance des réponses données par les différentes sectes de philosophes, qui n’ont considéré qu’un seul aspect de la réalité, s’aveuglant sur l’autre, et en développant les conséquences qui en découlent, paresse et orgueil. Seule la religion chrétienne propose une explication complète, qui fait coexister la grandeur passée de l’homme avec sa faiblesse présente, en résolvant la contrariété par le dogme de la faute originelle et de la rédemption. Pascal ne dit pas encore que la religion chrétienne explique tout dans la condition de l’homme, mais qu’il existe une concordance entre les données de la Révélation et les observations qui ont été présentées dans les premières liasses des Pensées. Voir Pol Ernst, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 297 sq.

 

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Fragments connexes

 

Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera‑t‑il de tout ? Doutera‑t‑il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera‑t‑il s’il doute ? Doutera‑t‑il s’il est ? On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.

Dira‑t‑il donc au contraire qu’il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu’on le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est forcé de lâcher prise ?

Quelle chimère est‑ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers !

Qui démêlera cet embrouillement ?

La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatiques. Que deviendrez‑vous donc, ô homme qui cherchez quelle est votre véritable condition par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes ni subsister dans aucune.

[...] Car il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant, sans ce mystère le plus incompréhensible de tous nous sommes incompréhensibles à nous‑mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Les divines connaissances mentionnées au début du texte rappellent les principes révélés par la Sagesse de Dieu : Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumière et d’intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption, il a voulu se rendre centre de lui‑même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et, s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui‑même, je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.

Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.

De ce principe que je vous ouvre vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et qui les ont partagés en de si divers sentiments. Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que l’épreuve de tant de misères ne peut étouffer, et voyez s’il ne faut pas que la cause en soit en une autre nature.

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Sera‑ce les philosophes, qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Est‑ce là le vrai bien ? Ont‑ils trouvé le remède à nos maux ? Est‑ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir mis à l’égal de Dieu ? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes et les mahométans, qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien même dans l’éternité, ont‑ils apporté le remède à nos concupiscences ?

A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Ces deux états étant ouverts, il est impossible que vous ne les reconnaissiez pas. Suivez vos mouvements, observez-vous vous-mêmes, et voyez si vous n’y trouverez pas les caractères vivants de ces deux natures.

Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225). La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons et Dieu et notre misère.

Fausseté 10 (Laf. 212, Sel. 245). J.-C. est un Dieu dont on s’approche sans orgueil et sous lequel on s’abaisse sans désespoir.

Pensées diverses (Laf. 774, Sel. 638). Contre ceux qui sur la confiance de la miséricorde de Dieu demeurent dans la nonchalance sans faire de bonnes œuvres.

[La justice de Dieu et sa miséricorde sont deux choses qualités que Dieu nous fait voir en lui pour opposer aux deux sources de tous les péchés des hommes qui sont l’orgueil et la paresse.] Comme les deux sources des de nos péchés sont l’orgueil et la paresse Dieu nous a découvert deux qualités en lui pour les guérir, sa miséricorde et sa justice. Le propre de la justice combat est d’abattre l’orgueil, quelque saintes que soient les œuvres, et non intres in judicium, etc., et le propre de la miséricorde combat est de combattre la paresse en invitant aux bonnes œuvres selon ce passage : La miséricorde de dieu invite à pénitence et cet autre des Ninivites : faisons pénitence pour voir si par aventure il aura pitié de nous. Et ainsi tant s’en faut que la miséricorde autorise le relâchement que c’est au contraire la qualité qui le combat formellement. De sorte qu’au lieu de dire : s’il n’y avait point en Dieu de miséricorde il faudrait faire toutes sortes d’efforts pour la vertu ; il faut dire au contraire, que c’est parce qu’il y a en Dieu de la miséricorde qu’il faut faire toutes sortes d’efforts.

 

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