Fragment Morale chrétienne n° 23 / 25 – Papier original : RO 265-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 367 p. 181 v° / C2 : p. 215
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 276 / 1678 n° 6 p. 270
Éditions savantes : Faugère II, 377, XLV / Havet XXIV.60 / Brunschvicg 475 / Tourneur p. 295-1 / Le Guern 354 / Lafuma 374 / Sellier 406
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Bibliographie ✍
BISCHOFF Jean-Louis, Dialectique de la misère et de la grandeur chez Blaise Pascal, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 173 sq. ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970. FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995, p. 187 sq. HELLER Lane-M., “La perfection chrétienne dans la spiritualité de Pascal”, in HELLER L. M., et RICHMOND I. M., Pascal. Thématique des Pensées, Paris, Vrin, 1988, p. 93-104. LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983. MAGNARD Pierre, “Un corps plein de membres pesants”, Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, n° 2, avril-juin 2000, 1137, p. 193-200. McKENNA Antony, “Pascal et le corps humain”, XVIIe siècle, n° 177, octobre-décembre 1992, p. 481-494. MESNARD Jean, “Universalité de Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 335-356. MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 355-362. MESNARD Jean, “Pascal et le moi haïssable”, in La culture du XVIIe siècle, p. 405-413. MEURILLON Christian, “Clefs pour le lexique des Pensées. L’exemple de corps”, in GOYET Thérèse (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 125-143. PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009. SELLIER Philippe, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, in Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2003, p. 165-173. THIROUIN Laurent, “La santé du malheur. Santé et maladie dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies”, in DESCOTES Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 275-298. |
✧ Éclaircissements
Pascal ne fait ici que prolonger l’esquisse de récit de saint Paul : celui-ci imagine la révolte des membres ; Pascal imagine le retour du membre prodigue, ce qui complète la parabole. La comparaison des membres et du corps est empruntée à saint Paul, I Corinthiens, XII, 12 sq.
« Et comme notre corps, n’étant qu’un, est composé de plusieurs membres, et qu’encore qu’il y ait plusieurs membres, ils ne font tous néanmoins qu’un même corps, il en est de même du Christ. 13. Car nous avons tous été baptisés dans le même Esprit, pour n’être tous ensemble qu’un même corps, soit Juifs ou gentils, soit esclaves ou libres. Et nous avons tous reçu un divin breuvage, pour n’être tous aussi qu’un même esprit. 14. Aussi le corps n’est pas un seul membre, mais plusieurs. 15. Si le pied disait : Puisque je ne suis pas la main, je ne suis pas du corps, ne serait-il point pour cela du corps ? 16. Et si l’oreille disait : Puisque je ne suis pas l’œil, je ne suis pas du corps, ne serait-elle point pour cela du corps ? 17. Si tout le corps était œil, où serait l’ouïe ? Et s’il était tout ouïe, où serait l’odorat ? 18. Mais Dieu a mis dans le corps plusieursmembres, et il les y a placés comme il lui a plu. 19. Si tous les membres n’étaient qu’un seul membre, où serait le corps ? 20. Mais il y a plusieurs membres, et tous ne font qu’un seul corps. 21. Or l’œil ne peut pas dire à la main : Je n’ai pas besoin de votre secours ; non plus que la tête ne peut dire aux pieds : Vous ne m’êtes point nécessaires. 22. Mais au contraire les membres du corps qui paraissent les plus faibles sont les plus nécessaires. 23. Nous honorons même davantage par nos vêtements les parties du corps qui paraissent les moins honorables ; et nous couvrons avec plus de soin et d’honnêteté celles qui sont moins honnêtes. 24. Car pour celles qui sont honnêtes, elles n’en ont pas besoin : mais Dieu a mis un tel ordre dans tout le corps, qu’on honore davantage ce qui est moins honorable de soi-même ; 25. Afin qu’il n’y ait point de schisme, ni de division dans le corps, mais que tous les membres conspirent mutuellement à s’entraider les uns les autres. 26. Et si l’un des membres souffre, tous les autres souffrent avec lui : ou si l’un des membres reçoit de l’honneur, tous les autres s’en réjouissent avec lui. 27. Or vous êtes le corps de Jésus-Christ, et membres les uns des autres » (traduction de la Bible de Port-Royal).
Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière,
Reprise de la réflexion rhétorique esquissée dans le fragment Morale chrétienne 19 (Laf. 370, Sel. 402). Pour faire que les membres soient heureux il faut qu’ils aient une volonté et qu’ils la conforment au corps.
Pascal a critiqué dans le fragment Disproportion de l’homme (Transition 4 - Laf. 199, Sel. 230) la manière de parler des philosophes qui parlent des choses matérielles comme si elles avaient des sentiments. C’est pourtant un procédé qu’il va reprendre dans les derniers fragments de Morale chrétienne. Mais il prend ici les précautions nécessaires, en précisant les conditions sous lesquelles une telle figure peut être recevable.
Elles sont au nombre de deux. La première concerne le sujet qui ressent le désir d’être heureux, qui doit être doué de volonté. La seconde découle de la notion du bonheur : cette volonté ne peut trouver le bonheur qu’elle cherche que dans sa conformité à l’ensemble du corps.
jamais ils ne seraient dans leur ordre qu’en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier.
Voir le fragment Morale chrétienne 19 (Laf. 370, Sel. 402). Pour faire que les membres soient heureux il faut qu’ils aient une volonté et qu’ils la conforment au corps.
La condition pour que le membre soit heureux est la conformité de sa volonté à celle de l’ensemble du corps.
Hors de là, ils sont dans le désordre et dans le malheur ;
Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi. Si le pied avait toujours ignoré qu’il appartînt au corps et qu’il y eût un corps dont il dépendît, s’il n’avait eu que la connaissance et l’amour de soi et qu’il vînt à connaître qu’il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui.
Le bonheur étant défini par l’harmonie avec le tout, cela revient à poser l’équivalence du désordre et du malheur.
mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien.
Le paradoxe est que, en poursuivant un objectif, on en atteint un autre, qui est celui que l’on cherchait par une mauvaise voie : en abandonnant la recherche du bonheur inspirée par l’égoïsme et en se soumettant au corps, le membre trouve le bien propre qu’il cherchait.
Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps qui est le seul pour qui tout est.
Idée supplémentaire : en s’ordonnant à la volonté du tout, le membre fait aussi le bien des autres. L’action de la partie, lorsqu’elle effectue sa fonction correctement, permet au corps lui-même de bien fonctionner et d’être en bonne santé. Mais de ce fait, le corps rend au membre le même service.
Dans le doctrine de Galien, d’origine stoïcienne, il existe une sympathie entre les parties de l’organisme : voir Pichot André, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, p. 138.
Taton René, Histoire générale des sciences, I, La science antique et médiévale (des origines à 1450), Paris, P. U. F., 1966, p. 412 sq. Sur la pathologie de Galien : La vie, pour Galien, est la résultante harmonieuse et la santé comme un équilibre réalisé grâce au bon fonctionnement des organes ; lorsque l’équilibre est rompu, la maladie apparaît. Il part du principe que tout désordre fonctionnel provient d’une lésion organique qui entraîne un désordre de la fonction. Voir Galien, Œuvres médicales choisies, I, Paris, Gallimard, 1994, p. LII sq. Il y a chez Galien une double explication des maladies : la maladie est un déséquilibre des humeurs. Mais la distinction dans le corps d’organes dotés chacun d’une fonction propre oriente l’explication vers l’idée d’un dysfonctionnement de tel ou tel organe.
Cette formule permet l’application et l’extension à la réalité totale du corps mystique.
Laf. 564, Sel. 471. La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.
Voir aussi l’article « Santé, maladie », de l’Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1284 sq. Augustin assimile la santé (sanitas, salus) à l’unité ; l’essence de la maladie (aegritudo), corporelle ou spirituelle, consiste dans le manque de cette unité. « La santé du corps résulte d’un ordre harmonieux entre ses diverses parties, et celle de l’âme entre ses décisions et ses constituants naturels. Un être humain en bonne santé se doit de mener une vie bien ordonnée avec un équilibre mesuré de l’âme et du corps » Le corps tombe malade car « c’est un tout matériel sujet au changement et composé de plusieurs constituants dont la tendance naturelle est de cheminer à part » : p. 1285. Il en résulte que « chez les êtres conscients, humains et animaux supérieurs, la perception de ces désordres se traduit par une souffrance ».
L’idée que « en ne voulant que le bien du corps, [les membres] font leur propre bien » semble toutefois plus nettement formulée chez Pascal que chez ces prédécesseurs.
On peut rapporter l’inspiration de ce fragment à la personne de Pascal lui-même. La séparation est une cause de malheur, parce qu’elle plonge le membre dans le désordre ; mais elle est aussi un remède, parce qu’elle pousse le membre à chercher à retrouver le corps pour retrouver la vie.
Plusieurs textes de Pascal traduisent ce souci du retour à la communication avec Dieu, et la crainte intense de la séparation. Voir sur ce point la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, § 9, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1006 :
« Oui, Seigneur, je confesse que j’ai estimé la santé un bien, non pas parce qu’elle est un moyen facile pour vous servir avec utilité, et pour consommer plus de soins et de veilles à votre service, et pour l’assistance du prochain ; mais parce qu’à sa faveur je pouvais m’abandonner avec moins de retenue dans l’abondance des délices de la vie, et en mieux goûter les funestes plaisirs. Faites-moi la grâce, Seigneur, de réformer ma raison corrompue, et de conformer mes sentiments aux vôtres. Que je m’estime heureux dans l’affliction, et que, dans l’impuissance d’agir au-dehors, vous purifiiez tellement mes sentiments qu’ils ne répugnent plus aux vôtres ; et qu’ainsi je vous trouve au-dedans de moi-même, puisque je ne puis vous chercher au-dehors à cause de ma faiblesse. Car, Seigneur, votre Royaume est dans vos fidèles, et je le trouverai dans moi-même, si j’y trouve votre Esprit et vos sentiments ».
Voir aussi la formule du Mémorial (Laf. 913, Sel. 742) : Que je n’en sois pas séparé éternellement.
[...] Je m’en suis séparé, je l’ai fui, renoncé, crucifié
Que je n’en sois jamais séparé.
Pour approfondir ce sujet, voir les deux études suivantes : ✍
Thirouin Laurent, “La santé du malheur. Santé et maladie dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies”, p. 275-298.
Sellier Philippe, “Abandonné… dans une île déserte : fantasmatique et théologie dans les Pensées”, p. 165-173.