Fragment Morale chrétienne n° 19 / 25 – Papier original : RO 199-3
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 367 p. 181 / C2 : p. 213
Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXIX - Pensées morales : 1678 n° 3 p. 268
Éditions savantes : Faugère II, 380, XLV / Havet XXIV.60 ter / Brunschvicg 480 / Tourneur p. 293-2 / Le Guern 350 / Lafuma 370 / Sellier 402
Pour faire que les membres soient heureux, il faut qu’ils aient une volonté et qu’ils la conforment au corps.
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Ce fragment ouvre une série de textes qui développent la figure du membre et des corps empruntée à saint Paul.
Sous une apparence théologique, ce fragment est en réalité d’ordre rhétorique. Pascal a critiqué dans le fragment Disproportion de l’homme (Transition 4 - Laf. 199, Sel. 230) la manière de parler des philosophes qui parlent des choses matérielles comme si elles avaient des sentiments. C’est pourtant un procédé qu’il va reprendre dans les derniers fragments de Morale chrétienne. Mais il prend ici les précautions nécessaires, en précisant les conditions sous lesquelles une telle figure peut être recevable.
Elles sont au nombre de deux. La première concerne le sujet qui ressent le désir d’être heureux, qui doit être doué de volonté. La seconde découle de la notion du bonheur : cette volonté ne peut trouver le bonheur qu’elle cherche que dans sa conformité à l’ensemble du corps.
Fragments connexes
Morale chrétienne 10 (Laf. 360, Sel. 392). Dieu ayant fait le ciel et la terre qui ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le connussent et qui composassent un corps de membres pensants. Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d’y influer les esprits et de les faire croître et durer. Qu’ils seraient heureux s’ils le sentaient, s’ils le voyaient, mais il faudrait pour cela qu’ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l’âme universelle. Que si ayant reçu l’intelligence ils s’en servaient à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s’aimer, leur béatitude aussi bien que leur devoir consistant à consentir à la conduite de l’âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu’ils ne s’aiment eux-mêmes.
Morale chrétienne 20 (Laf. 371, Sel. 403). Qu’on s’imagine un corps plein de membres pensants.
Morale chrétienne 21 (Laf. 372, Sel. 404). Être membre est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps. Le membre séparé ne voyant plus le corps auquel il appartient n’a plus qu’un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n’ayant point en soi de principe de vie il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être, sentant bien qu’il n’est pas corps, et cependant ne voyant point qu’il soit membre d’un corps. Enfin quand il vient à se connaître il est comme revenu chez soi et ne s’aime plus que pour le corps. Il plaint ses égarements passés.
Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose sinon pour soi-même et pour se l’asservir parce que chaque chose s’aime plus que tout.
Mais en aimant le corps il s’aime soi-même parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui. Qui adhaeret Deo unus spiritus est.
Le corps aime la main, et la main si elle avait une volonté devrait s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime ; tout amour qui va au-delà est injuste.
Adhaerens Deo unus spiritus est ; on s’aime parce qu’on est membre de Jésus-Christ ; on aime Jésus-Christ parce qu’il est le corps dont on est membre. Tout est un. L’un est en l’autre comme les trois personnes.
Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi.
Si le pied avait toujours ignoré qu’il appartînt au corps et qu’il y eût un corps dont il dépendît, s’il n’avait eu que la connaissance et l’amour de soi et qu’il vînt à connaître qu’il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui. Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps qui est le seul pour qui tout est.
Morale chrétienne 23 (Laf. 374, Sel. 406). Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu’en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là ils sont dans le désordre et dans le malheur ; mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien.
Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre.
Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.
La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.
Mots-clés : Bonheur – Corps – Membre – Volonté (voir Vouloir).