Fragment Morale chrétienne n° 3 / 25  – Papier original : RO 265-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 361 p. 177 / C2 : p. 209

Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janvier 1670 p. 43  / 1678 n° 19 p. 46

Éditions savantes : Faugère II, 145, X / Havet XII.15 / Brunschvicg 529 / Tourneur p. 290-3 / Le Guern 334 / Lafuma 353 / Sellier 385

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Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

 

 

Éclaircissements

 

 

Non pas un abaissement qui nous rende incapables du bien ni une sainteté exempte de mal.

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 243 sq. Sur l’équilibre entre désespoir et présomption que l’on trouve dans le milieu : la religion chrétienne retient l’affirmation des contraires, en évitant d’en retenir les suites dangereuses.

L’abaissement qu’il faut éviter est celui que récuse le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182), et qui fait désespérer de toute union avec Dieu : Incroyable que Dieu s’unisse à nous. Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivezla aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c’est que Dieu qu’il ne sait pas ce qu’il est lui-même. Et tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu’il l’aime et le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui, puisqu’il est naturellement capable d’amour et de connaissance. Il est sans doute qu’il connaît au moins qu’il est et qu’il aime quelque chose. Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s’il trouve quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne seratil pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se communiquer à nous ? Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu’ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère ni raisonnable si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nousmêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu.

La sainteté d’autre part ne doit pas être conçue comme une qualité essentielle et inaliénable qui rende le fidèle incapable de tomber dans le péché. Les Écrits sur la grâce montrent en effet que, si saint qu’on puisse être, le manque de la grâce peut à tout moment réduire l’homme à sa condition pécheresse. La Lettre sur la possibilité des commandements, L3, § 15, OC III, éd. J. Mesnard, p. 670, invoque saint Augustin pour montrer que certains « réprouvés qui ont entré dans la justice et qui n’y persévèrent pas [...] reçoivent la grâce ; mais ils ne sont que pour un temps ; ils quittent et ils sont quittés ; car ils ont été abandonnés à leur libéral arbitre ». C’est, selon le même ouvrage, le propre de la grâce des anges de ne pouvoir retomber dans le péché : il a été dans le pouvoir des anges de demeurer fidèles à Dieu lors de la révolte de Lucifer, et ceux qui ont résisté à la tentation sont ensuite maintenus en grâce. Voir Genèse, I, tr. Lemaistre de Sacy, p. 51 sq. Les anges qui sont restés fidèles à Dieu ont acquis une béatitude qu’ils sont assurés de ne jamais perdre ; ils possèderont Dieu éternellement. En revanche, dans le cas de l’homme, « tous ceux qui persévèrent, persévèrent par une grâce qui les fait persévérer très invinciblement, et sans laquelle ils ne pourraient pas persévérer » (L3, § 19-20, OC III, p. 672-673), de sorte qu’ils ne sont jamais à l’abri d’une rechute dans le péché.

Pascal reprend ici un thème qu’il a développé antérieurement, dans le fragment Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240). Sans ces divines connaissances qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente. Car ne voyant pas la vérité entière ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu, les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’ils ne peuvent sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignorent la corruption de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s’ils reconnaissent l’infirmité de la nature ils en ignorent la dignité de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité mais c’était en se précipitant dans le désespoir.

De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens, etc.

La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l’un par l’autre par la sagesse de la terre, mais en chassant l’un et l’autre par la simplicité de l’Évangile. Car elle apprend aux justes qu’elle élève jusqu’à la participation de la divinité même qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute la vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché, et elle crie aux plus impies qu’ils sont capables de la grâce de leur rédempteur. Ainsi donnant à trembler à ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché.

Le même fragment explique comment cet équilibre entre les contraires donne à la vie chrétienne sa juste proportion : Ainsi donnant à trembler à ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché, qu’elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire mais sans désespérer, et qu’elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler, et que faisant bien voir par là qu’étant seule exempte d’erreur et de vice il n’appartient qu’à elle et d’instruire et de corriger les hommes.

Le fragment suivant, Morale chrétienne 4 (Laf. 354, Sel. 386), en tire la conclusion pour ce qui touche la proportion de la religion chrétienne avec la nature de l’homme auquel elle s’adresse : Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil. Fragment qui montre que si, selon Morale chrétienne 1 (Laf. 351, Sel. 383), le christianisme est étrange, car il ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil et même abominable, et lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu, il n’en est pas moins la doctrine qui lui convient le mieux.