Fragment Morale chrétienne n° 9 / 25 – Papier original : RO 161-5
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 361 p. 177 v° / C2 : p. 210-211
Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1678 n° 31 p. 242-243
Éditions savantes : Faugère I, 227, CLXIII / Havet XXIV.22 / Brunschvicg 481 / Tourneur p. 291-4 / Le Guern 340 / Lafuma 359 / Sellier 391
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Bibliographie ✍
BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, Mulhouse, Salvator, 1941. BOUYER Louis, Dictionnaire théologique, art. Communion, Tournai, Desclée, 1963. Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 940 sq. LE GUERN Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983. PONTAS Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 121 sq. SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd. Paris, Champion, 2012. |
✧ Éclaircissements
Les exemples des morts généreuses des Lacédémoniens et autres ne nous touchent guère, car qu’est‑ce que cela nous apporte ?
Lacédémoniens : allusion peut-être à Léonidas et aux 300 Spartiates mort aux Thermopyles vers 480. Pascal ne dit pas que l’exemple du sacrifice des soldats lacédémoniens n’a rien apporté à leurs compatriotes, au contraire : le Passant, va dire à Sparte... montre que, dans ce cas précis, la parenté civique fait qu’effectivement l’exemple peut former la volonté des concitoyens. Mais il soutient que leur exemple ne peut guère inspirer réellement des hommes qui sont éloignés d’eux dans le temps, la nation et l’esprit. L’admiration que suscite leur sacrifice n’empêche pas qu’il ne nous touche pas, c’est-à-dire qu’il ne nous intéresse pas, au sens classique du verbe intéresser (faire sentir un intérêt pour quelque chose qui apporte un avantage).
Et autres : Pascal en dit quasi autant du thessalien Alexandre, dont l’exemple n’est pas plus efficace, et susciterait plutôt des réactions indésirables. Voir Laf. 770, Sel. 635 : L’exemple de la chasteté d’Alexandre n’a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d’intempérants. Il n’est pas honteux de n’être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n’être pas plus vicieux que lui. On croit n’être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes quand on se voit dans les vices de ces grands hommes. Et cependant on ne prend pas garde qu’ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Car quelque élevés qu’ils soient si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l’air tout abstraits de notre société. Non, non s’ils sont plus grands que nous c’est qu’ils ont la tête plus élevée, mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau et s’appuient sur la même terre, et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous que les plus petits, que les enfants, que les bêtes.
Les Romains servent aussi d’exemple d’un caractère qui, tout héroïque qu’il soit, exclut l’humanité et ne peut donc toucher : voir Miracles III (Laf. 897, Laf. 448). Comminuentes cor. Saint Paul. Voilà le caractère chrétien. Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. Corneille. Voilà le caractère inhumain. Le caractère humain est le contraire.
Mais l’exemple de la mort des martyrs nous touche
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Encyclopédie saint Augustin, p. 940 sq.
Pontas Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, Article Martyre, t. 1, p. 121 sq.
Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., p. 30. Travail sur les vies de saints à Port-Royal.
Le mot martyr signifie étymologiquement témoin. Il s’applique donc à l’origine aux Apôtres et aux premiers disciples qui, ayant vu les miracles et la résurrection du Christ, ont rendu témoignage de ce dont ils avaient la connaissance directe. Accessoirement, ils étaient amenés à soutenir ce témoignage jusqu’à la mort, lorsqu’ils étaient soumis à persécution. Le sens du mot martyre s’est ensuite élargi. Il est venu à désigner, dans la religion chrétienne, le témoignage particulier rendu au Christ par les chrétiens qui acceptent la mort par fidélité à leur Sauveur. Le martyr, c’est donc le fidèle qui souffre la mort plutôt que de renier sa foi. Cela remonte au judaïsme qui, dans le livre des Maccabées, a relevé la valeur du témoignage rendu à la foi par la fidélité jusqu’au supplice et à la mort.
Le martyre constitue une sorte d’imitation de Jésus-Christ et du sacrifice de la croix. Saint Augustin insiste sur le fait que le Christ est caput et princeps des martyrs : le Christ a souffert pour nous, nous laissant un modèle qu’il faut suivre.
Le courage des martyrs a fait l’objet, de la part de l’Église, d’une interprétation surnaturelle, qui découle de ses circonstances, de la grandeur des supplices et de la bravoure dont ont témoigné ceux qui l’ont subi : il apparaissait comme l’effet d’une grâce qui seule semblait pouvoir expliquer l’héroïsme d’hommes et de femmes qui n’avaient rien de particulièrement coriace, mais aussi d’enfants. Saint Augustin insiste sur le fait que c’est la grâce de Dieu qui fait le martyr : Dieu, qui « donne la volonté, donne la capacité » : en effet, comme c’est déjà la grâce qui donne le moindre effet qui conduit au salut, c’est-à-dire la foi, il est logique que ce soit elle aussi qui donne le plus grand de ces effets, qui est une forme héroïque de la persévérance finale, savoir le martyre.
La véritable cause du martyre, c’est donc la charité, et par là le problème du martyre s’intègre dans la question générale de la grâce. Dieu choisit et élit ses martyrs, tout de même qu’il accorde le secours aux autres chrétiens pour faire le bien et gagner leur salut grâce à la persévérance finale. En couronnant les martyrs, Dieu ne procède pas autrement qu’avec les autres chrétiens auxquels il accorde la grâce : il couronne ses propres dons. Saint Augustin remarque que le châtiment subi n’est pas suffisant pour conférer le titre de martyr : si c’était le cas, toute personne qui meurt par l’épée pourrait revendiquer cette qualité. Ce qui fait le martyre véritable, c’est le motif pour lequel on meurt, non poena, sed causa. Augustin cite donc la lettre de saint Paul aux Corinthiens, « si tradidero corpus meum ut ardeam caritatem autem non habuero nihil mihi prodest », « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien » (I Cor., 13, 3). La souffrance ou la mort ne doit pas être recherchée pour elle-même.
C’est dans ce sens qu’il y a une fécondité du martyre. Dans l’Antiquité, Tertullien rapporte que l’admiration suscitée par le courage des martyres parmi les païens a entraîné des conversions. Mais il faut surtout relier la question du martyre avec celle des membres dans le corps, c’est-à-dire avec l’idée du corps mystique de l’Église et de la communion des saints.
Saint Augustin est un très ferme adversaire du martyre provoqué. C’est à propos des donatistes qu’il développe l’idée que les faux martyrs meurent pour l’honneur, dans la vaine gloire, c’est-à-dire par amour de soi. Un tel martyre est évidemment sans valeur morale ni religieuse, puisque le vrai martyre s’effectue par amour de Dieu et non par amour propre. Il est donc conduit à distinguer nettement le martyre de l’héroïsme païen, par exemple celui de Lucrèce se suicidant après avoir été violée, ou celui de Caton. Derrière le suicide de Caton, il discerne non pas du courage réel, mais de la crainte : Caton avait en réalité peur que César ne l’humilie (Cité de Dieu, I, 22-23 et XIX, 4). Le vrai courage ne consiste pas à se tuer avant l’épreuve, mais à supporter avec constance celle que Dieu impose à l’homme (Cité de Dieu, I, 24).
car ce sont nos membres.
Le Guern Michel, L’image dans l’œuvre de Pascal, p. 148. Sur l’image des membres dans ce fragment. ✍
Les fragments qui suivent développent l’idée des membres du corps mystique.
Nous avons un lien commun avec eux. Leur résolution peut former la nôtre, non seulement par l’exemple, mais parce qu’elle a peut-être mérité la nôtre.
Elle a peut-être mérité la nôtre : allusion à la doctrine du trésor de grâces de l’Église (thesaurus ecclesiae). Dans la communion entre les fidèles, il existe un échange de mérites qui fait que la sainteté des uns profite aussi aux autres. Le trésor de l’Église ne doit pas être conçu une « somme de biens » à redistribuer : le modèle en est le sacrifice du Christ pour sauver les hommes de la corruption consécutive au péché originel. Ce qui vaut dans le cas du Christ vaut aussi pour les saints : les mérites et les expiations des saints ou des martyrs, les prières et les bonnes œuvres des fidèles, en servant ceux qui les produisent, coopèrent aussi au salut de leurs frères dans l’unité du Corps mystique. En vertu de la communion des saints, les mérites des uns peuvent contribuer au salut des autres et leur être appliqués.
Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, Livre V, ch. III, Deuxième section, p. 216 sq. L’Église en tant que communion des saints. C’est un article du Credo (Credo in communionem sanctorum, Je crois à la communion des saints) que tous les chrétiens ont, avec le Christ, une communauté de vie surnaturelle qui les rachète et les sanctifie. Cette doctrine fait du Christ le chef mystique de l’Église et les fidèles sont les membres du corps. Voir sur ce point saint Paul, Rom. XII, 4-5, et I Cor. XII, 25-27. La communion des saints (c’est-à-dire des membres de l’Église) se traduit pratiquement par le fait que les fidèles doivent prier les uns pour le salut des autres. L’essence de la communion des saints consiste dans le fait que l’Église entière a le même chef, qui envoie à tous ses membres son Esprit vivifiant pour créer et fortifier en eux la vie de sainteté et de charité.
Cette idée sera évoquée dès le fragment suivant, Morale chrétienne 10 (Laf. 360, Sel. 392). Morale. Dieu ayant fait le ciel et la terre qui ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le connussent et qui composassent un corps de membres pensants. Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d’y influer les esprits et de les faire croître et durer. Qu’ils seraient heureux s’ils le sentaient, s’ils le voyaient, mais il faudrait pour cela qu’ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l’âme universelle. Que si ayant reçu l’intelligence ils s’en servaient à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s’aimer, leur béatitude aussi bien que leur devoir consistant à consentir à la conduite de l’âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu’ils ne s’aiment eux-mêmes.
Corneille a proposé dans Polyeucte un exemple particulièrement saisissant de cette fécondité dans les conversions de Pauline et surtout de Félix après le supplice de Polyeucte. C’est à cela aussi que Pascal fait allusion lorsqu’il écrit que les martyrs peuvent former notre volonté. Dans le théâtre moderne, Bernanos a représenté un certain aspect de la réversibilité dans la pièce Dialogues des carmélites.
Il n’est rien de cela aux exemples des païens. Nous n’avons point de liaison à eux. Comme on ne devient pas riche pour voir un étranger qui l’est, mais bien pour voir son père ou son mari qui le soient.
Havet, éd. des Pensées, t. II, 1866, p. 132, voit dans ce fragment « l’inhumanité de la foi, qui pour relever la communion des saints, oublie la communion des hommes. Il rattache le texte à une des controverses sur la vertu des païens, et renvoie au De la vertu des païens de La Mothe le Vayer.