Fragment Perpétuité n° 4 / 11 – Papier original : RO 237-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Perpétuité n° 323 p. 147 / C2 : p. 177
Éditions de Port-Royal : Chap. II - Marques de la véritable Religion : 1669 et janvier 1670 p. 25-26 / 1678 n° 11 p. 24-25
Éditions savantes : Faugère II, 201, XXI / Havet XI.7 / Brunschvicg 616 / Tourneur p. 272-1 / Le Guern 265 / Lafuma 282 / Sellier 314
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Bibliographie ✍
LESAULNIER Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, Paris, Klincsieck, 1992. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977. |
✧ Éclaircissements
Perpétuité.
Le Messie a toujours été cru.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 271 sq. Voir saint Augustin, Épist. 102-49 à Deogratias, q. 2, n. 15. « Depuis le commencement du genre humain … (le Messie) n'a pas cessé d'être annoncé et il y eut toujours des hommes pour croire en lui, d'Adam à Moïse », en Israël et parmi les autres nations. La religion a toujours été prêchée. Mais Pascal supprime le développement optimiste de saint Augustin, qui suppose que d'autres nations que les Juifs ont pu connaître la vraie religion. La possibilité pour la vérité d'exister ailleurs que chez les Juifs brouillait la question. Voir aussi p. 600-601.
Dossier de travail (Laf. 390, Sel. 9). Perpétuité. Qu’on considère que depuis le commencement du monde, l’attente ou l’adoration du Messie subsiste sans interruption, qu’il s’est trouvé des hommes qui ont dit que Dieu leur avait révélé, qu’il devait naître un Rédempteur qui sauverait son peuple. Qu’Abraham est venu ensuite dire qu’il avait eu révélation qu’il naîtrait de lui par un fils qu’il aurait, que Jacob a déclaré que de ses douze enfants il naîtrait de Juda, que Moïse et les prophètes sont venus ensuite déclarer le temps et la manière de sa venue. Qu’ils ont dit que la loi qu’ils avaient n’était qu’en attendant celle du Messie, que jusques là elle serait perpétuelle, mais que l’autre durerait éternellement, qu’ainsi leur loi ou celle du Messie dont elle était la promesse serait toujours sur la terre, qu’en effet elle a toujours duré, qu’enfin est venu J.-C. dans toutes les circonstances prédites. Cela est admirable.
Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313). Perpétuité. Cette religion qui consiste à croire que l'homme est déchu d'un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et d'éloignement de Dieu, mais qu'après cette vie nous serons rétablis par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre. Toutes choses ont passé et celle-là a subsisté par laquelle sont toutes choses.
La tradition d’Adam était encore nouvelle en Noé et en Moïse.
Pascal montre dans plusieurs fragments de la liasse Preuves de Moïse, que cette tradition nouvelle puisqu’elle commence avec Adam et les premiers patriarches, est aussi très courte.
Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327). Sem qui a vu Lamech qui a vu Adam a vu aussi Jacob qui a vu ceux qui ont vu Moïse : donc le déluge et la création sont vrais.
Pascal précise l’idée dans le fragment Preuves de Moïse 3 (Laf. 292, Sel. 324). Preuves de Moïse. Pourquoi Moïse va-t-il faire la vie des hommes si longue et si peu de générations. Car ce n’est pas la longueur des années mais la multitude des générations qui rendent les choses obscures. Car la vérité ne s’altère que par le changement des hommes. Et cependant il met deux choses les plus mémorables qui se soient jamais imaginées, savoir la création et le déluge si proches qu’on y touche.
La manière dont cette tradition s’entretenue est expliquée dans le fragment Preuves de Moïse 1 (Laf. 290, Sel. 322). La longueur de la vie des patriarches, au lieu de faire que les histoires des choses passées se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce qui fait que l’on n’est pas quelquefois assez instruit dans l’histoire de ses ancêtres est que l’on n’a jamais guère vécu avec eux, et qu’ils sont morts souvent devant que l’on eût atteint l’âge de raison. Or, lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pères. Ils les entretenaient longtemps. Or de quoi les eussent-ils entretenus, sinon de l’histoire de leurs ancêtres, puisque toute l’histoire était réduite à celle-là, qu’ils n’avaient point d’études, ni de sciences, ni d’arts, qui occupent une grande partie des discours de la vie ?
Les prophètes n’ont fait que prolonger cette tradition orale.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 600-601. Dès les origines du monde, Dieu s’est fait connaître à certains hommes, qui croyaient déjà en la Trinité et en la rédemption du péché par le Christ. La Bible mentionne Enoch, Lamech, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David, Isaïe. La perpétuité est la trace de la stabilité divine dans le monde changeant. Il suffit donc, pour se garder de l’erreur, de se tenir à ce qui a toujours été cru.
Voir une présentation ancienne de cet argument dans Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, I, III, éd. Gustave Bardy, Sources chrétiennes, Paris, Cerf, 2001, p. 13 sq. Le nom de Jésus et celui de Christ ont été autrefois connus et honorés par les prophètes divins. « Le même Moïse vit aussi d’avance, par l’Esprit de Dieu, le nom de Jésus et le jugea également digne d’un privilège choisi ». « C’est d’une manière claire que les prophètes suivants ont annoncé le Christ par son nom, prédisant en même temps le complot que devaient ourdir contre lui le peuple des Juifs et l’appel des nations » ; certains prophètes sont devenus des Christs en figure. La religion annoncée par le Christ n’est ni nouvelle ni étrangère : voir I, IV, p. 19 sq. : « Le peuple des Hébreux n’est pas nouveau, mais il est honoré chez tous les hommes par son antiquité et tous le connaissent. Chez lui des traditions et des livres rapportent que, autrefois, des hommes, rares sans doute et peu nombreux, mais cependant éminents par la piété, la justice et toutes les autres vertus, ont vécu les uns avant le déluge, d’autres après, par exemple les enfants et les descendants de Noé, et Abraham, que les enfants des Hébreux se vantent d’avoir pour chef et pour ancêtre... » « Pourquoi donc serait-on empêché de reconnaître une seule et même manière de vivre, une seule et même religion à nous qui vivons après le Christ et aux anciens amis de Dieu ? Ainsi, nous avons démontré qu’elle ne paraît pas nouvelle et étrangère, mais, s’il faut dire la vérité, qu’elle est la première, la véritable règle de la piété, cette religion transmise par l’enseignement du Christ ».
Les prophètes l’ont prédit depuis en prédisant toujours d’autres choses dont les événements qui arrivaient de temps en temps à la vue des hommes marquaient la vérité de leur mission, et par conséquent celle de leurs promesses touchant le Messie.
Ce point sera développé dans la liasse Figures particulières. Il existe, selon Pascal, deux sortes de prophéties figuratives. Les plus importantes sont celles qui touchent les grandes vérités de la religion chrétienne, dont Pascal a traité dans la liasse Loi figurative. Mais ce ne sont pas les seules. Les figures que Pascal appelle particulières sont des prophéties qui ne touchent pas les thèmes fondamentaux de la Révélation, mais qui, portant sur des événements particuliers, sont destinées à donner du crédit aux prophètes.
Le Recueil de choses diverses semble indiquer que cette idée est propre à Pascal. Voir OC I, p. 895, § 28, extrait du Recueil de choses diverses, f° 344 v°. « M. Pascal remarque une chose : que les prophètes ont prédit de certaines choses qui sont arrivées afin d’autoriser celles qu’ils diraient du Messie. Ainsi il ne faut pas peut-être rapporter tout à Jésus-Christ, comme font quelques-uns » ; Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, p. 594.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 276 sq. Voir le fragment Laf. 819, Sel. 660, qui développe et explique l'idée de prophéties particulières : elles sont internes à l'Ancien Testament, sans cesser pour autant de se trouver en correspondance avec le Nouveau : Les prophéties mêlées des choses particulières et de celles du Messie afin que les prophéties du Messie ne fussent pas sans preuve et que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit.
Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. Ph. Sellier, Garnier, 2011, p. 65 sq. Il existe une sorte de relais dans le miracle subsistant des prophéties : inconnus, sans crédit, les prophètes ont imposé leur autorité divine grâce aux prophéties ou aux figures particulières : ils ont annoncé tel événement de détail qui s’est réalisé ; ainsi était accréditée leur révélation essentielle, l’annonce des temps messianiques. Les Juifs du temps du Christ auraient donc pu reconnaître en lui le Messie attendu, si leur cœur avait été pur et attentif.
C’est donc le caractère systématique des confirmations des prophéties les unes par les autres qui semble à Pascal significatif.
Jésus-Christ a fait des miracles
Preuves par les Juifs IV (Laf. 454, Sel. 694). Je vois la religion chrétienne fondée sur une religion précédente, où voici ce que je trouve d'effectif. Je ne parle point ici des miracles de Moïse, de J.-C. et des apôtres, parce qu'ils ne paraissent pas d'abord convaincants et que je ne veux que mettre ici en évidence tous les fondements de cette religion chrétienne qui sont indubitables, et qui ne peuvent être mis en doute par quelque personne que ce soit.
Les miracles du Christ sont témoins de sa doctrine et de sa personne : voir Miracles II (Laf. 846, Sel. 429). J.-C. a vérifié qu’il était le Messie, jamais en vérifiant sa doctrine sur l’Écriture ou les prophéties, et toujours par ses miracles. Il prouve qu’il remet les péchés par un miracle. Ne vous éjouissez point de vos miracles, dit J.-C., mais de ce que vos noms sont écrits aux cieux. [...] Nicodème reconnaît par ses miracles que sa doctrine est de Dieu. Scimus quia venisti a Deo magister, nemo enim potest facere quae tu facis nisi deus fuerit cum illo. Il ne juge pas des miracles par la doctrine, mais la doctrine par les miracles.
et les apôtres aussi, qui ont converti tous les païens,
Voir la Préface de la Bible de Port-Royal sur les Actes des apôtres : Jésus-Christ « leur avait dit qu’ils feraient de plus grands miracles que n’étaient ceux qu’il faisait lui-même : ne voyons-nous pas entre autres choses que quand saint Pierre passait dans les rues il guérissait les malades par la rencontre de son ombre ? Saint Augustin et saint Cyrille d’Alexandrie croient que cet avantage était commun à tous les apôtres ; saint Chrysostome l’attribue aussi à saint Paul. » Cette Préface contient aussi une section intitulée Des fidèles convertis, ou de l’établissement des Églises chrétiennes par le succès de la prédication des apôtres. Elle insiste comme Pascal sur le grand nombre de conversions suscitées par les apôtres : les Juifs « de toutes les nations du monde » venus à Jérusalem « pour célébrer la fête de la Pentecôte [...] furent si étonnés de voir les prodiges que le Saint-Esprit opérait par les apôtres qu’ils en étaient tout hors d’eux-mêmes ; ils écoutaient S. Pierre avec admiration, et après son premier discours trois mille personnes se convertirent et se joignirent dès ce jour-là aux disciples de Jésus-Christ. La seconde fois qu’il leur parla après le célèbre miracle du boiteux qui était à la porte du temple, il s’en convertit encore cinq mille ; et le nombre des fidèles s’augmenta de jour en jour de telle sorte qu’il se forma une Église qui a été comme le levain de l’Évangile, dont la force et la vertu s’est répandue partout pour former les autres Églises. En effet, c’est cette Église primitive qui a fourni des exemples excellents qui ont servi de modèle dans toute la suite des siècles, soit pour le règlement des mœurs, soit pour l’établissement de la discipline ». Voir Actes V, 14-16 : « le nombre de ceux qui croyaient au Seigneur, tant hommes que femmes, se multipliait de plus en plus : les apôtres, dis-je, faisaient beaucoup de miracles ; de sorte qu’on apportait les malades dans les rues, et qu’on les mettait sur des lits et sur des paillasses, afin que lorsque Pierre passerait, son ombre au moins couvrît quelqu’un d’eux, et qu’ils fussent délivrés de leurs maladies. Un grand nombre de personnes accouraient aussi des villes voisines à Jérusalem, où ils amenaient les malades, et ceux qui étaient tourmentés par les esprits impurs ; et ils étaient tous guéris. » Les Actes content aussi comment, après la mort et la résurrection du Christ, les apôtres se trouvèrent envoyés prêcher l’Évangile aux Gentils.
et par là toutes les prophéties étant accomplies le Messie est prouvé pour jamais.
Jamais : se dit de toute la succession des siècles et des temps passés et futures (Furetière). Entendre : pour toujours.
La réalisation des prophéties constitue pour Pascal un miracle qui peut réellement servir de preuve de la religion chrétienne. Les miracles particuliers sont insuffisants à cet effet, car, comme l’a montré Tetsuya Shiokawa, ils peuvent toujours être mis en doute : comme l’homme ne peut pas connaître toutes les forces physiques qui s’exercent dans la nature, il lui est en général impossible de discerner avec certitude quels sont les phénomènes qui sont réellement miraculeux et ceux qui ne le sont qu’en apparence. En revanche, le fait prophétique est incontestablement miraculeux, parce qu’il n’est pas possible aux hommes de prévoir l’avenir à l’échelle des siècles qui séparent les temps des prophètes et la venue du Messie, mais surtout parce que ce fait massif engage toute l’histoire, des origines à l’époque moderne. La prophétie est un miracle subsistant durant tous les siècles (Soumission 14 - Laf. 180, Sel. 211), et la certitude qu’il apporte est, comme dirait Thucydide, une acquisition pour toujours.