Fragment Perpétuité n° 5 / 11 – Papier original : RO 442-9
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Perpétuité n° 324 p. 147 / C2 : p. 177
Éditions savantes : Faugère II, 327, XXXI / Havet XXV.99 bis / Brunschvicg 655 / Tourneur p. 273-1 / Le Guern 266 / Lafuma 283 / Sellier 315
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Bibliographie ✍
Saint AUGUSTIN, De Genesi contra Manichaeos, I, XXIII. Saint AUGUSTIN, De catechizandis rudibus, XXII, 39. Saint AUGUSTIN, Dialogues philosophiques, III, t. 6, Bibliothèque augustinienne, p. 306 sq. Saint AUGUSTIN, La cité de Dieu, XXII, Bibliothèque augustinienne, p. 842, n. 2. Saint AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, Œuvres, t. 48, Bibliothèque augustinienne, p. 633 sq. Saint AUGUSTIN, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, I-XVI, t. 71, Bibliothèque européenne, p. 901 sq. BONGO Pietro, Numerorum mysteria ex abditis plurimarum disciplinarum fontibus hausta, Opus maximarum rerum doctrina et copia refertum. In quo mirus imprimis, idemque perpetuus arithmeticae Pythagoricae cum divinae paginae numeris consensus multiplici ratione probatur, 2e éd., Bergame, 1591. COUTON Georges, “Libertinage et apologétique : les Pensées de Pascal contre la thèse des Trois Imposteurs”, XVIIe Siècle, n° 127, avril-juin 1980, p. 182. Liste des âges. DE LUBAC Henri, Catholicisme, Paris, Cerf, 1983, p. 117-124. FERREYROLLES Gérard, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire”, XVIIe siècle, n° 135, p. 220. GOYET Thérèse, L’humanisme de Bossuet, Klincksieck, Paris, 1965. HAVET Ernest, éd. des Pensées, 1866, t. 2, p. 170. KLINE Morris, Mathematical thought from ancient to modern times, Oxford University Press, 1972. LESAULNIER Jean, Port-Royal insolite. Édition critique du Recueil de choses diverses, Paris, Klincksieck, 1992, p. 288. MERSENNE Marin, La vérité des sciences, éd. Descotes, Paris, Champion, 2003. MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 162 sq. NICOMAQUE DE GÉRASE, Introduction arithmétique, Chapitre XVI, éd. J. Bertier, Paris, Vrin, 1978. ORE Oystein, Number theory and its history, New York, Dover, 1988. SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970. STIFEL, Arithmetica integra,... auctore Michaele Stifelio, com praefatione Philippi Melanchthonis, Norimbergae, 1544, p. 9 sq. |
✧ Éclaircissements
Les six âges, les six pères des six âges, les six merveilles à l’entrée des six âges, les six orients à l’entrée des six âges.
De Lubac Henri, Catholicisme, p. 120. La doctrine des six âges était déjà classique dans le judaïsme, dans la tradition qui veut que le monde doit durer 6 000 ans.
Encyclopédie saint Augustin, p. 62 sq. Le début du IIe siècle vit naître un doute à l’égard des prédictions apocalyptiques. Pierre rappelle un verset des Psaumes, II P 3, Psaumes XC, 4 : « Devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour ». Le concept eschatologique clé est la semaine cosmique, ou les âges du monde. De même que Dieu a créé le monde en 6 jours, et s’est reposé le 7e, de même le monde subsistera durant 6 jours ou périodes de 1 000 ans chacune ; à la fin de la 6e période, dans la 6 000e année de la fondation du monde, le Christ reviendra dans la gloire pour établir le repos sabbatique millénaire des saints (Ap. XX, 4-5). Pour connaître le terme de la fin, il suffisait donc de connaître le terme du début en calculant l’âge du monde. Les calculs pour l’année 6 000 tombent entre 400 et 500 de notre ère, la seconde date prévalant en occident : p. 63. La stratégie exégétique du calcul de la fin affirmait et retardait le terme. Certains intellectuels, embarrassés par la littéralité de l’attente millénariste, préfèrent interpréter les passages prophétiques dans un sens allégorique. Origène (première moitié du IIIe siècle) répudie le millénarisme qu’il considère comme charnel et non apostolique : le vin que boiront les saints dans le royaume de Dieu, dit-il, sera le vin de la divine sagesse ; le pain sera celui de la vie éternelle, qui nourrit l’âme et non la chair. L’attente de la résurrection de la chair et de la restauration de Jérusalem doit donc être prise au sens spirituel. La prise de Rome par les Goths en 410 a libéré un torrent de spéculations apocalyptiques : p. 64. Augustin écrit La cité de Dieu dans ce contexte. Il s’en prend aux conceptions matérialistes et millénaristes de ceux qui interprètent au sens littéral des versets de l’Apocalypse, XX, 1-6 et du Psaume XC, 4, et rejette l’interprétation littérale du nombre 1 000 : ce nombre indique une qualité spirituelle, et non une quantité empirique. Cela permet une nouvelle explication des mille ans, de nature spirituelle : p. 65. Saint Augustin soutient de manière originale que, même si le Royaume inclut les saints ressuscités dans la chair, il ne surviendra pas dans une terre transformée, mais dans les cieux. D’où il tire une réinterprétation des âges du monde : les six premiers âges du monde sont historiques, mais le grand sabbat, le 7e jour eschatologique, n’est autre que les saints eux-mêmes, vivant dans la Jérusalem céleste : p. 66.
Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 432 sq. Sur les origines de la division en six âges, voir saint Augustin, De catechizandis rudibus, Bibliothèque augustinienne, XI, p. 554, n. 13, et le De Genesi contra Manichaeos, I, XXIII. Augustin a repris la division en six âges, et l’a enrichie pour en tirer une vision synthétique de l’histoire.
GEF XIV, p. 94, renvoie à Havet Ernest, éd. des Pensées, t. II, 1866, p. 218-219, qui donne un résumé du De Genesi contra Manichaeos, I, XIII. Voir Saint Augustin, Commentaire de la Genèse contre les Manichéens, I, XXIII ; texte partiel in Pensées, éd. Le Guern, I, p. 316. Voir Pléiade, II, p. 1424. In Joh. Tr. 15, 4, n. 8-9 (notes 47 et 48).
Voir Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, I-XVI, Bibliothèque européenne, t. 71, p. 901 sq. Les Pères trouvent souvent dans les six jours de la création dans la Genèse une préfiguration de l’histoire du salut. Le récit de Genèse 2, 1-2, est à la fois narration des choses passées et prophétie des choses futures. On cherche parfois à rabattre les six âges sur 6 millénaires. Mais si Augustin renonce à ce système des millénaires, il conserve l’idée qu’il existe une correspondance symbolique et une analogie entre les six jours de la création et les six âges de l’histoire de l’humanité.
Comme l’écrit Ferreyrolles Gérard, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire…”, p. 220, la doctrine des six âges de l’humanité est connue, mais les chronologistes la dédaignent.
Goyet Thérèse, L’humanisme de Bossuet, p. 280. La division des temps chez les théologiens mystiques n’est pas la même que celle des chronologistes (Petau, malgré des dates différentes). Saint Augustin compte 6 âges, le 7e est à venir, ce sera le repos des élus (Cité de Dieu, XXII, XXX). Bossuet a peu de goût pour les divisions privées de leur sens mystique. Les « époques » définies par Bossuet dans le Discours sur l’histoire universelle sont un système différent, non une division de la durée, mais une articulation du mouvement.
La répartition des six âges n’est pas la même chez tous les auteurs.
Par exemple, la division proposée par Nicolas Fontaine (avec la collaboration probable de Le Maistre de Sacy), Histoire du vieux et du nouveau testament, Paris, 1670, dans l’Abrégé de la chronologie sainte, Chapitre premier, De la division des âges du monde, ne correspond pas à celle qu’indique l’éd. Sellier-Ferreyrolles, Livre de poche, p. 218, qui renvoie à saint Augustin, De Genesi contra Manichaeos, I, 23. Elle marque un plus grand souci historique et chronologique que celle de saint Augustin.
« Le premier âge a commencé avec le monde, et s’est terminé au déluge ; et il comprend 1 656 ans, un mois et 26 jours. » Cet âge compte 10 générations.
« Le second âge a commencé à la fin du déluge ; c’est-à-dire à l’an 1 657, et s’est terminé à la vocation d’Abraham, qui est arrivée en 2 083 ; et il comprend 426 ans, 4 mois et 17 jours. » Cet âge compte 10 générations.
« Le troisième âge a commencé à la vocation d’Abraham, et s’est terminé à la délivrance du peuple juif d’Égypte, arrivée en l’an 2 517 ; et il comprend 430 ans tout juste. » Cet âge compte 14 générations.
« Le quatrième âge a commence à la sortie du peuple juif d’Égypte, et s’est terminé à la fondation du temple de Salomon, arrivée l’an 2 992 ; et il comprend 479 ans et 15 jours. »
« Le cinquième âge a commencé à la fondation du temple, et s’est terminé à la fin de la captivité des Juifs, arrivée en l’an 3 468, lorsque Cyrus leur permit de s’en retourner ; et il comprend 476 ans. » C’est le temps de l’exil purificateur à la naissance du Sauveur.
« Le sixième âge a commencé à la liberté que Cyrus accorda aux Juifs, et s’est terminé à la naissance de Jésus-Christ arrivée l’an 4 000. Ainsi il comprend 532 ans. »
« Le septième âge enfin a commencé à la naissance de Jésus-Christ et se terminera à la fin du monde ». C’est le temps du repos sans fin dans la béatitude divine pour les élus. »
À l’analogie qui existe entre les six âges, Saint Augustin ajoute une deuxième analogie, entre les jours de la création et les âges de l’histoire universelle d’une part, et les âges de la vie humaine. Voir Ferreyrolles Gérard, ”L’influence de la conception augustinienne de l’histoire…”, p. 220 : Les six âges distingués par saint Augustin ont une correspondance avec les âges de la vie de l’homme. La cité de Dieu décrit l’évolution de l’homme : le peuple de Dieu peut être considéré comme un seul homme dont la vie se déroule depuis Adam jusqu’à la fin de ce siècle, en six âges qui correspondent aux six âges de la vie des individus. Voir De Genesi contra Manichaeos, I, XXIII, 35-41, sur la comparaison des six âges avec la vie de l’homme.
Les jours de la création |
Les âges de la vie humaine |
Les âges de l’histoire universelle |
1. Création de la lumière |
Infantia |
1er âge : Adam |
2. Création du firmament |
Pueritia |
2e âge : Noé |
3. Séparation terre-eaux |
Adolescentia |
3e âge : Abraham |
4. Création des étoiles |
Juventus |
4e âge : David |
5. Création des animaux |
Aetas media |
5e âge : Peuple juif |
6. Création d’Adam |
Senectus |
6e âge : Jésus-Christ |
Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de saint Jean, I-XVI, Bibliothèque européenne, t. 71, p. 901 sq., sur le problème de la temporalité du salut. Les Pères trouvent souvent dans les six jours une préfiguration de l’histoire du salut. Le récit de Genèse 2, 1-2, est à la fois narration des choses passées et prophétie des choses futures. On parle parfois de 6 millénaires. Augustin renonce à ce système des millénaires. La cité de Dieu décrit l’évolution de l’homme ; le peuple de Dieu peut être considéré comme un seul homme dont la vie se déroule depuis Adam jusqu’à la fin de ce siècle, en six âges qui correspondent aux six âges de la vie des individus. Voir De Genesi contra Manichaeos, I, XXIII, 35-41, sur la comparaison des six âges avec la vie de l’homme. Les cinq premiers âges sont une préparation progressive comme les cinq premiers jours ; chacun s’ouvre par un matin avec une nouvelle initiative de Dieu et s’achève sur un soir sur une recrudescence des péchés de l’homme. Comme au sixième jour Dieu fait l’homme à son image, au sixième âge le Seigneur est venu pour que l’homme soit reformé à l’image de Dieu.
C’est ce que confirme le fragment Laf. 590, Sel. 489 : Adam forma futuri. Les six jours pour former l’un, les six âges pour former l’autre. Les six jours que Moïse représente pour la formation d’Adam ne sont que la peinture des six âges pour former Jésus-Christ et l’église. Si Adam n’eût point péché et que Jésus-Christ ne fût point venu il n’y eût eu qu’une seule alliance, qu’un seul âge des hommes et la création eût été représentée comme faite en un seul temps. Voir ce fragment pour le commentaire de la dernière phrase.
Exposant |
Âges |
Pères |
Merveille |
Orient |
Occident |
1 |
D’Adam à Noé (Infantia) |
Adam |
La création de la lumière
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La naissance des hommes à la lumière |
Le déluge |
2
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De Noé à Abraham (Pueritia) |
Noé |
La création du firmament |
La sainteté de Noé |
La confusion des langues à la tour de Babel. |
3
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D’Abraham à David (Adolescentia) |
Abraham |
La séparation par Dieu de la terre et des eaux |
La foi d’Abraham |
La perversité du peuple et de Saül.
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4 |
De David à la déportation de Babylone (Juventus) |
David |
La création des étoiles |
La grandeur de David |
Les péchés des successeurs de David, dont la conséquence est l’exil à Babylone. |
5 |
De l’exil purificateur à la naissance du Sauveur (Aetas media) |
Le peuple juif déporté |
La création des animaux |
La purification des cœurs qui s’opéra au cours de la déportation |
L’endurcissement des Juifs, qui n’ont pas reconnu le Messie. |
6 |
Du premier avènement, humble, de Jésus-Christ au second, l’Épiphanie triomphale (Senectus) |
Jésus-Christ |
L’insufflation par Dieu d’une âme vivante dans le corps d’Adam |
La prédication évangélique |
La fin du monde. |
7
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Temps du repos sans fin dans la béatitude divine |
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Mais Saint Augustin n’a pas donné à la succession des âges de la vie d’homme une portée dynamique : il ne voit pas dans l’histoire un progrès organique de l’humanité, mais une décrépitude du monde. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 434 : « l’évêque africain est si éloigné de concevoir un progrès humain qu’il voit dans le sixième âge, en dépit de la venue du Christ qui rend la jeunesse aux élus, le temps de la vieillesse et de la décrépitude du monde ».
Pour approfondir…
Premier âge
Saint Augustin, De Genesi contra manichaeos, XXIII sq., 35. « 1a aetas. Sed quare septimo die requies ista tribuatur, diligentius considerandum arbitror. Video enim per totum textum divinarum Scripturarum sex quasdam aetates operosas, certis quasi limitibus suis esse distinctas, ut in septima speretur requies ; et easdem sex aetates habere similitudinem istorum sex dierum, in quibus ea facta sunt quae Deum fecisse Scriptura commemorat. Primordia enim generis humani, in quibus ista luce frui cœpit, bene comparantur primo diei quo fecit Deus lucem. Haec aetas tamquam infantia deputanda est ipsius universi saeculi, quod tamquam unum hominem proportione magnitudinis suae cogitare debemus ; quia unusquisque homo cum primo nascitur, et exit ad lucem, primam aetatem agit infantiam. Haec tenditur ab Adam usque ad Noe generationibus decem. Quasi vespera huius diei fit diluvium ; quia et infantia nostra tamquam oblivionis diluvio deletur. »
Traduction (tr. Tassin corrigée). « Premier âge. Mais je crois devoir examiner avec plus de soin pourquoi ce repos est affecté au septième jour. Dans toute la suite du texte des divines Écritures je vois comme six âges de travail séparés les uns des autres par des espèces de limites bien marquées, et la promesse du repos dans un septième ; et ces six époques laborieuses ressemblent aux six jours pendant lesquelles ont été faites les œuvres, que l’Écriture attribue au Créateur. En effet les premiers temps où le genre humain commence à jouir de cette lumière, sont comparés justement au premier jour où Dieu l’a faite. Regardons cet âge comme la première enfance de tout ce monde que, dans la proportion de sa grandeur, nous devons envisager à l’instar d’un seul homme ; car tout homme en naissant et en paraissant à la lumière entre par la première enfance dans la carrière de la vie. Cet âge va depuis Adam jusqu’à Noé par dix générations, et le déluge en est comme le soir ; et aussi bien notre première enfance disparaît comme dans le déluge de l’oubli. »
Deuxième âge
XXIII. 36. « 2a aetas. Et incipit mane a temporibus Noe secunda aetas tamquam pueritia, et tenditur haec aetas usque ad Abraham aliis generationibus decem. Et bene comparatur secundo diei quo factum est firmamentum inter aquam et aquam ; quia et arca in qua erat Noe cum suis, firmamentum erat inter aquas inferiores in quibus natabat, et superiores quibus compluebatur. Haec aetas non diluvio deletur, quia et pueritia nostra non oblivione tergitur de memoria. Meminimus enim nos fuisse pueros, infantes autem non meminimus. Hujus vespera est confusio linguarum in eis qui turrem faciebant, et fit mane ab Abraham. Sed nec ista aetas secunda generavit populum Dei, quia nec pueritia apta est ad generandum. »
Traduction : « Second âge. Le second âge du monde, qui est semblable à la seconde enfance de l’homme, a son matin dans les temps de Noé et s’étend jusqu’à Abraham par dix autres générations. Il est comparé avec raison au second jour, où le firmament a été fait pour séparer les eaux, parce que l’arche où était Noé avec sa famille était aussi comme un firmament entre les eaux inférieures qui la soutenaient et les eaux supérieures qui tombaient sur elle. Cet âge ne finit point par un déluge, parce que notre seconde enfance n’est point effacée non plus de notre mémoire par l’oubli. Nous nous souvenons en effet de cette enfance ; mais non de la précédente. Le soir de cet âge est la confusion des langues parmi ceux qui élevaient la tour de Babel ; et le matin de l’âge suivant se lève avec Abraham. Mais, pas plus que le premier, le second âge ne donna connaissance au peuple de Dieu, parce que la seconde enfance n’est pas plus apte que la première à la génération. »
Troisième âge
XXIII. 37. « 3a aetas. Mane ergo fit ab Abraham et succedit aetas tertia similis adolescentiae. Et bene comparatur diei tertio, quo ab aquis terra separata est. Ab omnibus enim gentibus, quarum error instabilis et vanis simulacrorum doctrinis tamquam ventis omnibus mobilis, maris nomine bene significatur ; ab hac ergo gentium vanitate et hujus saeculi fluctibus separatus est populus Dei per Abraham, tamquam terra cum apparuit arida, id est, sitiens imbrem cœlestem divinorum mandatorum : qui populus unum Deum colendo, tamquam irrigata terra, ut fructus utiles posset afferre, sanctas Scripturas et Prophetias accepit. Haec enim aetas potuit jam generare populum Deo, quia et tertia aetas, id est adolescentia filios habere jam potest. Et ideo ad Abraham dictum est : Patrem multarum gentium posui te, et augeam te nimis valde, et ponam te in gentes, et reges de te exient. Et ponam testamentum meum inter me et te, et inter semen tuum post te, in generationes eorum in testamentum aeternum ; ut sim tibi Deus, et semini tuo post te : et dabo tibi et semini tuo post te terram in qua habitas, omnem terram Chanaan in possessionem aeternam, et ero illis Deus. Haec aetas porrigitur ab Abraham usque ad David quatuordecim generationibus. Hujus vespera est in populi peccatis, quibus divina mandata praeteribant, usque ad malitiam pessimi regis Saül. »
Traduction : « Troisième âge. Le matin donc se fait avec Abraham et alors commence pour le monde un troisième âge semblable à l’adolescence de l’homme. On a raison de le comparer au troisième jour où la terre fut séparée des eaux. En effet la mer représente avec beaucoup de justesse ces nations dont l’erreur inconstante flotte au gré des vaines doctrines de l’idolâtrie comme au souffle de tous les vents, et le peuple de Dieu fut séparé par Abraham des superstitions et des agitations de ces gentils, comme la terre, quand dégagée des eaux, elle apparut aride : il avait soif de la rosée céleste des divins commandements. En adorant le seul vrai Dieu, ce peuple reçut les Écritures et les prophéties, afin de rapporter des fruits utiles comme une terre bien arrosée ; et ce troisième âge put donner un peuple à Dieu, comme le troisième âge de l’homme, c’est-à-dire l’adolescence, peut donner le jour à des enfants. C’est pourquoi Dieu dit à Abraham : « Je t’ai établi le père d’une multitude de nations, je ferai croître ta race à l’infini ; je te rendrai chef de nations, et des rois sortiront de toi. J’établirai mon alliance entre moi et toi, et après toi avec ta race dans la suite de leurs générations ; ce sera une alliance éternelle, et je serai ton Dieu et le Dieu de ta postérité et je te donnerai pour toujours à toi et à ta postérité la terre où tu habites, toute la terre de Chanaan, et je serai leur Dieu. » Ce troisième âge s’étend depuis Abraham jusqu’à David par quatorze générations. Le soir de cet âge est dans les péchés du peuple contre la loi de Dieu, avant le règne de Saül, et il se termine par le désordre et l’impiété de ce méchant roi. »
Quatrième âge
XXIII. 38. « 4a aetas. Et inde fit mane regnum David. Haec aetas similis iuventutis est. Et revera inter omnes aetates regnat juventus, et ipsa est firmum ornamentum omnium aetatum : et ideo bene comparatur quarto diei, quo facta sunt sidera in firmamento cœli. Quid enim evidentius significat splendorem regni, quam solis excellentia ? Et plebem obtemperantem regno splendor lunae ostendit, tamquam synagogam ipsam, et stellae principes ejus, et omnia tamquam in firmamento in regni stabilitate fundata. Huius quasi vespera est in peccatis regum, quibus illa gens meruit captivari atque servire. »
Traduction : « Quatrième âge. Avec le règne de David apparaît le matin d’un autre âge. Cet âge est semblable à la jeunesse. C’est en effet la jeunesse qui prime entre tous les âges dont elle est l’ornement et le solide appui. C’est pourquoi on peut le comparer au quatrième jour, où ont été faits les astres au firmament du ciel. Est-il rien qui représente mieux la splendeur de la royauté que le brillant éclat du soleil ? Pour la clarté de la lune elle désigne le peuple obéissant à l’empire du souverain, et la synagogue elle-même : les étoiles représentent les princes de ce peuple et tout ce qui est fondé sur la stabilité du trône comme les astres fixés au firmament. Les péchés des Rois qui ont mérité à la nation juive d’être menée en captivité et réduite à l’esclavage, sont comme le soir de cette époque. »
Cinquième âge
XXIII. 39. « 5a aetas. Et fit mane transmigratio in Babyloniam, cum in ea captivitate populus leniter in peregrino otio collocatus est. Et porrigitur haec aetas usque ad adventum Domini nostri Jesu Christi, id est quinta aetas, scilicet declinatio a juventute ad senectutem, nondum senectus, sed jam non iuventus : quae senioris aetas est, quem Graeci vocant presbutes. Nam senex apud eos non presbutes, sed dicitur yeros. Et revera sic ista aetas a regni robore inclinata et fracta est in populo Judaeorum, quemadmodum homo a juventute fit senior. Et bene comparatur illi diei quinto, quo facta sunt in aquis animalia, et volatilia cœli, posteaquam illi homines inter gentes, tamquam in mari, vivere cœperunt, et habere incertam sedem et instabilem, sicut volantes aves. Sed plane erant ibi etiam ceti magni, id est illi magni homines qui magis dominari fluctibus saeculi, quam servire in illa captivitate potuerunt. Non enim ad cultum idolorum aliquo terrore depravati sunt. Ubi sane animadvertendum est quod benedixit Deus illa animalia, dicens : Crescite et multiplicamini, et implete aquas maris, et volatilia multiplicentur super terram : quia revera gens Iudaeorum, ex quo dispersa est per gentes, valde multiplicata est. Hujus diei, hoc est hujus aetatis, quasi vespera est multiplicatio peccatorum in populo Judaeorum, quia sic excaecati sunt, ut etiam Dominum Jesum Christum non possent agnoscere. »
Traduction : « Cinquième âge. Les Juifs passent à Babylone ; ils sont traités avec douceur dans leur captivité et trouvent le repos sur la terre étrangère c’est le matin de l’âge suivant qui s’étend jusqu’à l’arrivée de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Cet âge est le cinquième, c’est-à-dire le déclin de la jeunesse à la vieillesse, déclin qui n’est pas encore la vieillesse, mais n’est déjà plus la jeunesse. C’est l’âge de l’homme mûr que les Grecs appellent presbutes, car le vieillard chez eux n’est pas appelé presbutes, mais yeros. Et de fait cet âge du monde a été celui où le peuple Juif a vu fléchir et tomber la force de son royaume, de la même manière que pour l’homme la vigueur de la jeunesse disparaît quand il passe à l’âge mûr. C’est avec raison qu’on le compare au cinquième jour, où ont été créés dans les eaux les poissons, et les oiseaux du ciel ; les Juifs ayant dû vivre alors parmi les nations comme au milieu de l’Océan, sans avoir de lieu fixe et assuré non plus que les oiseaux qui volent. Mais il y avait là aussi de grands poissons : à savoir ces hommes illustres qui eurent le pouvoir de rester maîtres des flots de ce monde plutôt que de subir un joug honteux dans cette captivité, la crainte en effet ne put jamais les faire succomber au culte des idoles. Remarquons encore que Dieu bénit en ces termes les êtres vivants tirés des eaux : « Croissez, multipliez-vous, et remplissez les eaux de la mer ; et que les oiseaux se multiplient sur la terre. » C’est ainsi que la nation juive depuis qu’elle fut dispersée au milieu des gentils s’accrut considérablement. Ce qui fait comme le soir de cet âge, c’est la multiplication des péchés parmi les Juifs ; car ils devinrent si aveugles qu’ils ne purent reconnaître le Seigneur Jésus-Christ. »
Sixième âge
XXIII. 40. « 6a aetas. Mane autem fit ex praedicatione Evangelii per Dominum nostrum Jesum Christum, et finitur dies quintus : incipit sextus, in quo senectus veteris hominis apparet. Hac enim aetate illud carnale regnum vehementer attritum est, quando et templum dejectum est, et sacrificia ipsa cessaverunt ; et nunc ea gens quantum ad regni sui vires attinet, quasi extremam vitam trahit. In ista tamen aetate tamquam in senectute veteris hominis, homo novus nascitur, qui jam spiritaliter vivit. Sexta enim die dictum erat : Producat terra animam vivam. Nam quinto die dictum erat : Producant aquae, non animam vivam, sed reptilia animarum vivarum ; quoniam corpora sunt reptilia, et adhuc corporali circumcisione et sacrificiis tamquam in mari Gentium populus ille serviebat Legi. Istam vero animam vivam dicit, qua vita jam incipiunt aeterna desiderari. Serpentes ergo et pecora quae terra producit, gentes significant jam stabiliter Evangelio credituras. De quibus dicitur in illo vase quod Petro demonstratum est in Actibus Apostolorum : Macta, et manduca. Et cum ille immunda diceret, responsum est ei : Quae Deus mundavit, tu ne immunda dixeris. Tunc fit homo ad imaginem et similitudinem Dei, sicut in ista sexta aetate nascitur in carne Dominus noster, de quo dictum est per prophetam : Et homo est, et quis agnoscet eum ? Et quemadmodum in illo die masculus et femina, sic et in ista aetate Christus et Ecclesia. Et praeponitur homo in illo die pecoribus et serpentibus et volatilibus cœli, sicut in ista aetate Christus regit animas obtemperantes sibi, quae ad Ecclesiam ejus, partim de Gentibus, partim de populo Judaeorum venerunt ; ut ab eo domarentur atque mansuescerent homines, vel carnali concupiscentiae dediti sicut pecora, vel tenebrosa curiositate obscurati quasi serpentes, vel elati superbia quasi aves. Et sicut in illo die pascitur homo et animalia, quae cum ipso sunt, herbis seminalibus et lignis fructiferis et herbis viridibus ; sic ista aetate spiritalis homo quicumque bonus minister est Christi, et eum bene quantum potest imitatur, cum ipso populo spiritaliter pascitur sanctarum Scripturarum alimentis et lege divina : partim ad concipiendam fecunditatem rationum atque sermonum, tamquam herbis seminalibus ; partim ad utilitatem morum conversationis humanae, tamquam lignis fructiferis ; partim ad vigorem fidei, spei et caritatis in vitam aeternam, tamquam herbis viridibus, id est vigentibus, quae nullo aestu tribulationum possint arescere. Sed spiritalis sic istis alimentis pascitur, ut multa intellegat ; carnalis autem, id est parvulus in Christo, tamquam pecus Dei, ut multa credat quae intellegere nondum potest : tamen eosdem cibos omnes habent. »
Traduction : « Sixième âge. Le matin se fait à la prédication de l’Évangile par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et le cinquième jour ou âge du monde est fini. Alors commence le sixième, où apparaît la vieillesse de l’homme ancien. Car dans cet âge, le royaume temporel des Juifs reçoit un coup si funeste, quand le temple lui-même est ruiné et les sacrifices abolis, que ce malheureux peuple, pour ce qui est de son existence en corps de nation, exhale en quelque sorte le dernier soupir. Alors cependant, comme dans la vieillesse de l’homme ancien, vient l’homme nouveau qui commence à vivre d’une manière spirituelle ; aussi bien, le sixième jour de la Création, il avait été dit : « Que la terre produise les âmes vivantes », etc., tandis que le cinquième jour il avait été dit, non pas que la terre produise les âmes vivantes, etc., mais : « Qu’elle produise des reptiles d’âmes vivantes », parce que les reptiles sont des corps et ils figurent bien le peuple juif qui parmi les nations, comme au milieu d’une vaste mer, était encore esclave de la loi par la circoncision corporelle et les sacrifices : tandis que le nom d’âme vivante désigne l’âme qui aspire déjà aux choses de l’éternité.
Les serpents et les animaux domestiques que produit la terre signifient donc les nations qui vont bientôt croire d’une manière solide à l’évangile, et dont il est dit au moment de la vision montrée à Saint Pierre dans les Actes des Apôtres : « Tue et mange. » Comme l’Apôtre objectait que ces animaux n’étaient point purs, il reçut cette réponse : « N’appelle pas impur ce que Dieu a purifié ». L’homme alors est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, de même qu’au sixième âge dont nous parlons naît dans la chair Notre-Seigneur, de qui un prophète avait dit : « Il est un homme, et qui le reconnaîtra ? » Et comme au sixième jour naît la nature humaine avec les deux sexes, ainsi dans ce sixième âgé Jésus-Christ et l’Église. L’homme en ce jour reçoit la domination sur les bêtes de la terre, les serpents et les oiseaux du ciel ; ainsi Jésus-Christ dans cet âge gouverne les âmes qui lui sont soumises, et qui sont venues à l’Église de cet Homme-Dieu, partie des nations, partie du peuple juif, afin que par lui fussent domptés et adoucis ces hommes livrés à la concupiscence charnelle comme un troupeau, ou enveloppés des ténèbres de la curiosité comme des serpents, ou emportés par l’orgueil comme des oiseaux. Et de même que l’homme avec les animaux qui sont autour de lui, se nourrit de graines, de fruits et d’herbes vivaces, ainsi dans le sixième âge tout homme spirituel, tout fidèle ministre du Christ, qui marche sur les traces du Sauveur autant qu’il lui est possible, se nourrit spirituellement avec le peuple rangé sous son autorité de la substance des Saintes Écritures et de la loi divine. Il y trouve comme des semences précieuses pour se rendre fécond en idées et en paroles, comme des arbres fruitiers pour soutenir ses mœurs au milieu des hommes, enfin comme des herbes vivaces, c’est-à-dire toujours vigoureuses et que ne peut jamais flétrir le souffle brûlant des tribulations, pour affermir la foi, l’espérance et la charité destinée à l’éternelle vie. En se nourrissant de ces aliments l’homme spirituel peut comprendre beaucoup de choses ; mais l’homme encore charnel, c’est-à-dire peu avancé en Jésus-Christ et qu’on peut appeler le troupeau de Dieu, croit beaucoup sans comprendre encore. Tous cependant ont la même nourriture.
C’est à cet âge que répond le fragment Laf. 590, Sel. 489 : Adam forma futuri. Les six jours pour former l’un, les six âges pour former l’autre. Les six jours que Moïse représente pour la formation d’Adam ne sont que la peinture des six âges pour former Jésus-Christ et l’Église. Si Adam n’eût point péché et que Jésus-Christ ne fût point venu il n’y eût eu qu’une seule alliance, qu’un seul âge des hommes et la création eût été représentée comme faite en un seul temps. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 434-435 : sur la durée de ce sixième âge, saint Augustin cite les paroles du Christ au moment de l’Ascension, « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés de sa seule autorité » (Actes des apôtres, I, 7). Pascal quant à lui ne dit rien sur la durée de l’âge présent.
Le septième âge
« Septima aetas. Huius autem aetatis quasi vespera, quae utinam nos non inveniat, si tamen nondum cœpit, illa est de qua Dominus dicit : Putas cum veniet Filius hominis, inveniet fidem super terram ? Post istam vesperam fiet mane, cum ipse Dominus in claritate venturus est : tunc requiescent cum Christo ab omnibus operibus suis ii quibus dictum est : Estote perfecti, sicut Pater vester qui in cœlis est. Tales enim faciunt opera bona valde. Post enim talia opera speranda est requies in die septimo, qui vesperam non habet. Nullo ergo modo verbis dici potest quemadmodum Deus fecerit, et condiderit cœlum et terram et omnem creaturam quam condidit : sed ista expositio per ordinem dierum sic indicat tamquam historiam rerum factarum, ut praedicationem futurorum maxime observet. »
Traduction : « Septième âge. Ce qui fait comme le soir de cet âge, et plaise à Dieu qu’il ne vienne pas de notre temps, si toutefois il n’a pas déjà commencé, le Seigneur nous le marque en disant : « Pensez-vous que quand viendra le Fils de l’homme il trouve encore de la foi sur la terre ? » Après ce soir aura lieu le matin, quand le Seigneur en personne apparaîtra dans sa gloire. Alors se reposeront avec Jésus-Christ de toutes leurs œuvres, ceux à qui il a été dit : « Soyez parfaits comme votre Père qui est dans les cieux. » Ceux-là en effet font des œuvres excellentes ; et ils doivent espérer ensuite le repos d’un septième jour qui n’a point de soir. On ne peut donc exprimer par le discours de quelle manière Dieu a fait et formé le ciel, la terre et toutes les créatures sorties de ses mains. Mais cette exposition suivant l’ordre des jours retrace de telle sorte l’histoire des choses accomplies, qu’elle présente surtout le tableau des évènements futurs. »
Ce septième âge sort évidemment de l’histoire universelle. Pascal n’en fait pas état dans le fragment.
♦ Comment Pascal traite-t-il la division des âges proposée par saint Augustin ?
Ce n’est pas plus chez lui que chez saint Augustin une division qui a un sens positivement chronologique. Autrement dit, Pascal opte pour une division qui exprime de façon prophétique le processus d’ensemble de l’œuvre de Dieu, sans chercher pour autant à établir une chronologie méticuleuse.
Pascal a bien eu l’idée de la comparaison dynamique de l’histoire de l’humanité avec la carrière de l’homme ; mais c’est dans un ouvrage d’une inspiration toute différente, la Préface au traité du vide, et uniquement en l’appliquant au progrès scientifique, dans lequel il admet un accroissement organique continuel : « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». En revanche, il évite de comparer la vie de l’homme de son contexte religieux avec l’évolution spirituelle et religieuse de l’humanité.
L’ensemble repose sur la correspondance entre l’œuvre créatrice et l’œuvre rédemptrice de Dieu. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 163. Le péché d’Adam, qui perturbe la première œuvre, introduit une cassure dans le temps à laquelle répond la cassure inverse de la venue du Christ. Le temps prend alors un caractère dramatique, il devient essentiel à l’accomplissement de la destinée humaine. Les six âges sont embrassés par trois événements majeurs, la création, la rédemption et la venue glorieuse du Christ, qui se rapportent à trois aspects de l’œuvre de Dieu : la nature, la grâce, la gloire. De la double analogie augustinienne, Pascal ne conserve qu’une partie : il abandonne la comparaison des âges de l’histoire universelle avec les âges de la vie humaine.
Il peut donc sembler que Pascal appauvrit le système des analogies figuratives de saint Augustin, en supprimant la correspondance entre les âges de la vie humaine avec les jours de la création d’une part, et avec les âges de l’histoire universelle d’autre part.
En réalité, malgré le caractère très elliptique du fragment, Pascal développe le système des analogies de manière très complexe. Il faut en effet remarquer que l’on ne saurait placer les six merveilles mentionnées dans le fragment sur le même plan que les autres termes, dans la mesure où elles ne s’inscrivent pas dans la même chronologie. Ces six merveilles correspondent en effet aux journées de la création telle que la rapporte la Genèse, alors que les autres termes s’inscrivent dans la chronologie de l’histoire du monde.
Le texte de saint Augustin l’indique expressément pour la merveille du premier âge, la création de la lumière : « Primordia enim generis humani, in quibus ista luce frui cœpit, bene comparantur primo diei quo fecit Deus lucem. » Et de même pour les autres :
La deuxième merveille correspond à la création du firmament.
La troisième merveille correspond à la séparation par Dieu de la terre et des eaux.
La quatrième merveille correspond à la création des étoiles (car la jeunesse, quatrième âge de l’homme, brille comme les étoiles).
La cinquième merveille la création des animaux.
La sixième merveille correspond à la l’insufflation par Dieu d’une âme vivante dans le corps d’Adam.
On ne peut pas en effet intégrer la série de ces six merveilles à la chronologie historique qui va de la création au retour du Christ : elles sont toutes comprises dans les six jours de la création, selon l’ordre du récit de la Genèse, et n’ont pas de place dans la succession des âges de l’humanité. Elles ont avec ces âges un rapport purement symbolique, chacune des merveilles de la semaine de la création exprimant l’essence d’un des six âges de l’histoire universelle. Par le biais de ces merveilles, Pascal récupère donc l’idée qu’il existe une analogie entre les âges de l’humanité et les jours de la création, quoiqu’il ne l’explicite pas complètement dans ce fragment.
Le sens de cette correspondance, dans l’esprit de Pascal, c’est que les cinq premiers âges sont une préparation progressive comme les cinq premiers jours. L’idée est indiquée dans le fragment Laf. 590, Sel. 489. Comme au sixième jour Dieu fait l’homme à son image, au sixième âge le Seigneur est venu pour que l’homme soit reformé à l’image de Dieu.
♦ Analogie de structure entre les âges eux-mêmes
À ces analogies s’en ajoute une autre, transversale par rapport aux premières, entre les 6 âges eux-mêmes, qui comportent les mêmes éléments et le même déroulement dramatique interne :
Dans chaque âge, il y a une figure dominante, qui en symbolise le sens. Suivant saint Augustin, on a la suite :
Père du premier âge : Adam.
Père du deuxième âge : Noé.
Père du troisième âge : Abraham.
Père du quatrième âge : David.
Père du cinquième âge : le peuple juif déporté à Babylone (Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 162).
Père du sixième âge : Jésus-Christ.
On trouve ailleurs une suite un peu différente, par exemple dans l’Histoire du vieux et du nouveau testament, avec les « pères » suivants :
Le premier âge a commencé avec le monde : Adam.
Le second âge a commencé à la fin du déluge : Noé.
Le troisième âge a commencé à la vocation d’Abraham.
Le quatrième âge a commence à la sortie du peuple juif d’Égypte : Moïse.
Le cinquième âge a commencé à la fondation du temple : Salomon.
Le sixième âge a commencé à la liberté que Cyrus accorda aux Juifs, et s’est terminé à la naissance de J.-C. arrivée l’an 4 000 : Jésus-Christ.
Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 432 sq. Saint Augustin compare les six époques aux six jours de la création et reprend les paroles de la Genèse, « il y eut un soir… et il y eut un matin » (orient). Chaque âge s’ouvre par un matin avec une nouvelle initiative de Dieu et s’achève sur un soir sur une recrudescence des péchés de l’homme. Chaque âge résume donc, sous l’égide d’une figure qui détermine son originalité, un même drame qui, du bonheur qui résulte de la bonté de Dieu, s’achève sur la déchéance qui résulte de la corruption de l’homme.
Les matins des six âges sont joyeux, parce qu’ils expriment une grâce que Dieu accorde aux hommes.
Premier orient : la naissance des hommes à la lumière.
Deuxième orient : la sainteté de Noé.
Troisième orient : la foi d’Abraham.
Quatrième orient : la grandeur de David.
Cinquième orient : purification des cœurs qui s’opéra au cours de la déportation.
Sixième orient : la prédication évangélique.
Dans chaque âge, au matin joyeux succède un soir (occident) malheureux et douloureux. Pascal ne les mentionne pas.
Premier soir : le déluge.
Deuxième soir : la confusion des langues à la tour de Babel.
Troisième soir : perversité du peuple et de Saül.
Quatrième soir : les péchés des successeurs de David, dont la conséquence est l’exil à Babylone.
Cinquième soir : l’endurcissement des Juifs, qui n’ont pas reconnu le Messie.
Sixième soir : la fin du monde.
C’est donc la structure dynamique interne à chaque âge qui se trouve en analogie avec celles des autres âges.
Comme le remarque l’édition Sellier, Garnier, 2011, p. 308, cette suite de cycles qui vont d’un orient heureux à un occident malheureux enferme une conception cyclique de l’histoire qui est inconciliable avec l’affirmation si fréquente chez saint Irénée et bien d’autres d’une pédagogie divine à l’égard du peuple juif.
Si l’on fait la synthèse de ces remarques, on observe que Pascal a tout simplement construit un tableau à double entrée, comme il le fait souvent pour établir l’état d’une question (comme à la fin de la Generatio conisectionum (OC II, p. 1118-1119) ou dans le Traité de la prédestination, dans les Écrits sur la grâce (OC III, p. 792 sq.).
Jours de la création |
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Orient |
Âges de l’histoire du monde |
Occident |
1. Création de la lumière |
⇒ |
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1er âge Adam |
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La naissance des hommes à la lumière
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⇓ |
Le déluge
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2. Création du firmament |
⇒ |
⇓ |
2e âge Noé
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⇓ |
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La sainteté de Noé
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⇓ |
La confusion des langues à la tour de Babel.
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3. Séparation de la terre et des eaux |
⇒ |
⇓
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3e âge Abraham
|
⇓
|
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La foi d’Abraham |
⇓
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La perversité du peuple et de Saül.
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4. Création des étoiles |
⇒ |
⇓
|
4e âge David |
⇓ |
|
|
La grandeur de David |
⇓
|
Les péchés des successeurs de David, dont la conséquence est l’exil à Babylone. |
5. Création des animaux |
⇒ |
⇓ |
5e âge Peuple juif déporté |
⇓ |
|
|
La purification des cœurs qui s’opéra au cours de la déportation |
⇓
|
L’endurcissement des Juifs, qui n’ont pas reconnu le Messie. |
6. Création d’Adam |
⇒ |
⇓
|
6e âge Jésus-Christ |
⇓ |
Orient La prédication évangélique |
|
Occident La fin du monde |
♦ L’usage des nombres dans le fragment
Voir l’introduction aux Confessions de saint Augustin, Bibliothèque augustinienne, t. 13, p. 90-93. Augustin connaît les principes de l’arithmétique de son époque, la théorie de la construction des nombres, les propriétés particulières à chaque catégorie. Il croit à la valeur mystique des nombres, et se plaît à découvrir dans ses sermons la signification des nombres de l’Écriture et du cycle liturgique. Il s’est initié à cette science avant sa conversion, puisque le De pulchro et apto en porte la marque. Il a sans doute puisé dans Le songe de Scipion, de Favonius Eulogius, et dans Varron, De principiis numerorum et De arithmetica. Au surplus, il semble avoir connu et exploité Nicomaque de Gérase, Introductio arithmetica.
Saint Augustin, La cité de Dieu, XI, XXX, t. 35, p. 128-129. Références sur les considérations arithmologiques de saint Augustin : p. 128, n. 1.
De Lubac Henri, Exégèse médiévale, II, 2, p. 7 sq. Saint Augustin dit que « ratio numeri contemnenda non est » : p. 10 et p. 112. Les êtres sont faits non ex numeris, mais secundum numeros.
Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, Œuvres, t. 48, p. 633 sq. Les spéculations arithmologiques sur les nombres utilisés dans l’Écriture relèvent d’une tradition qui remonte à Philon, De op. mundi, I, 47 sq., où les propriétés de la tétrade sont examinées à propos de l’œuvre du quatrième jour ; elles tiennent une grande place dans l’œuvre de saint Augustin.
Sur l’usage exégétique des nombres que fait saint Augustin : voir De Doctrina christiana, II, XXXIX, 59.
♦ Que pense Pascal de la numérologie ?
Ce fragment a parfois donné lieu à soupçonner Pascal d’une tendance à la numérologie, surtout de la part des lecteurs du XIXe siècle. Havet Ernest, éd. des Pensées, t. II, 1866, p. 218-219, résume le texte de saint Augustin qui a servi de source à ce fragment, suivi d’un commentaire affligé : « il est triste que de pareilles idées aient eu de l’autorité pendant des siècles, et qu’elles aient occupé encore les méditations d’un Pascal ».
OC I, p. 891, sur le Recueil de choses diverses, qui note que « M. Pascal n’aimait point les réflexions que saint Augustin fait sur les nombres, ni ses pointes, ni ses jeux de paroles. Il a pu avoir quelques fausses beautés qui trouvent des admirateurs, mais au reste, c’est le Père qui raisonne le plus juste et qui a plus d’élévation et d’autorité » (§ 8). Voir Lesaulnier Jean, Port-Royal insolite, p. 288.
Il considère les nombres, dans ce domaine, comme des chiffres, ou plus précisément comme des symboles. Or le signe est arbitraire, c’est ce qui fait que la plupart des spéculations numérologiques sont dépourvues de signification. Pour qu’un nombre ait une signification, il faut qu’il y ait eu de la part de l’auteur une idée de signe, faute de quoi on n’a pas le droit d’interpréter un nombre autrement que pour sa valeur littérale numérique. C’est pourquoi, on n’a pas le droit d’interpréter le mem d’Isaïe comme s’il signifiait 600 : ce n’est pas révélé, dit Pascal (Loi figurative 27 - Laf. 272, Sel. 303). Le seul cas où l’on peut prendre un nombre en un sens symbolique, c’est lorsque l’auteur l’indique expressément. Pascal se montre donc beaucoup plus cauteleux sur ce point que saint Augustin.
Pour approfondir…
♦ 6, nombre parfait
Le nombre 6 a de multiples aspects. C’est le 6e nombre naturel, le troisième nombre triangulaire, mais surtout c’est le premier nombre parfait.
Ore Oystein, Number theory and its history, New York, Dover, 1988, p. 91. Un nombre parfait est un nombre qui est la somme de ses diviseurs ou de ses parties aliquotes. Comme les Grecs excluent le nombre même comme une de ses parties aliquotes, on obtient la somme des parties aliquotes sO (N) d’un nombre N, au sens grec, en diminuant la somme s (N) des diviseurs de N du nombre N.
Mashaal Maurice, “La zoologie des nombres”, La Recherche, Hors série n° 2, p. 110. Un nombre entier positif est dit parfait s’il est égal à la somme de ses diviseurs, à l’exception de lui-même, mais en y comprenant 1.
6 est 3 ! (factorielle de 3). Aucun autre nombre n’est à la fois le produit de trois nombres et la somme de ces mêmes trois nombres :
6 = 1 + 2 + 3 = 1 x 2 x 3.
Kline Morris, Mathematical thought from ancient to modern times, I, p. 31. Les nombres parfaits chez les pythagoriciens.
Nicomaque de Gérase, Introduction arithmétique, Chapitre XVI, éd. J. Bertier, Paris, Vrin, 1978, p. 75 sq. Le nombre parfait « ne fait pas que ses parties réunies soient plus que lui-même, il ne se montre pas lui-même plus que ses parties, mais il est toujours égal à ses propres parties ».
Voir Euclide, Éléments, VII, Définition 22, p. 278, et le commentaire p. 293 sq., ainsi que IX, Proposition 36, éd. Heath, p. 421-426. Voir aussi et Euclide, Éléments, VII, Définition 23, éd. Vitrac, t. 2, p. 268 sq., qui donnent les définitions et les explications nécessaires.
Un nombre parfait N s’obtient pas la formule : N = 2 n (2 n+1 - 1), en supposant que (2 n+1 - 1) soit un nombre premier. Les nombres parfaits sont toujours pairs, puisque le terme multiplicateur appartient à la série géométrique de raison 2, et ils ont toujours pour plus grand diviseur un nombre premier, donc impair.
Saint Augustin, Les Confessions, Œuvres, Bibliothèque augustinienne, t. 13, p. 90 sq. Augustin connaît les principes de l’arithmétique de son époque, notamment les nombres parfaits. Voir La Genèse au sens littéral, Œuvres, t. 48, p. 633 sq. Voir le Livre IV, II, 5 : « ces nombres qui totalisent la somme de leurs diviseurs sont appelés nombres parfaits ». La règle de Nicomaque de Gérase pour trouver les nombres parfaits est connue de saint Augustin : p. 634. Pour obtenir un nombre parfait, il faut prendre la série géométrique des nombres de raison 2 à partir de l’unité, 1, 2, 4, 16, 32, ..., et chaque fois que la somme des termes de cette série est égale à un nombre premier, multiplier celui-ci par le dernier terme de la série totalisée ; c’est le cas du nombre 6 : 6 = (1 + 2) x 2.
Stifel Michael, Arithmetica integra, Livre I, ch. II, De natura et speciebus numerorum abstractorum, p. 10 sq. Nombres parfaits.
Mersenne Marin, La vérité des sciences, II, ch. IV, Théorème IV, p. 300 sq., éd. Descotes, Paris, Champion, 2003, p. 376 sq.
Voir les spéculations de saint Augustin sur la perfection du nombre 6 dans La Genèse au sens littéral, Œuvres, t. 48, p. 633 sq. Voir Livre IV, II, 5, sur le 6, nombre parfait et son interprétation mystique.
Saint Augustin, La cité de Dieu, XI, XXX, t. 35, p. 128-129. À propos des six jours de la création, sur la perfection du nombre 6.
On trouvera des indications intéressantes dans Vigenère Blaise de, Traité des chiffres, f. 102 r-103 r.